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Le Japon connaît une chute de natalité importante, avec quelles conséquences ?

© Getty Image

Par Théa Jacquet

Depuis quelques années, le Japon connaît un déclin démographique de plus en plus aigu. Alors que le pourcentage d’habitants âgés de 65 ans et plus est le deuxième plus élevé au monde (près de 30%), le nombre de naissances dans le pays est lui tombé sous la barre des 800.000 en 2022.

Un contexte dans lequel le Japon est "à la limite de l’incapacité de pouvoir continuer à fonctionner en tant que société", selon les mots de son Premier ministre Fumio Kishida. Ce dernier, qui assure le lancement d’une nouvelle "Agence de l’enfant et de la famille" en avril prochain, s’est montré ces derniers mois alarmant quant à l’avenir de son pays, troisième économie mondiale.

Y a-t-il de réelles raisons de l’être ? Quelles conséquences une baisse de la natalité chronique peut-elle avoir sur un tel pays, et plus globalement sur la planète ? Est-ce une tendance irréversible ? Face à l’urgence climatique, ces questions se posent, et s’imposent, de plus en plus. Et pas uniquement au pays du Soleil-Levant, les taux de natalité étant également en baisse chez ses voisins, en Chine et en Corée du Sud.

Un taux de fécondité de 1,3

En janvier dernier, le Premier ministre Fumio Kishida affirmait que son pays, de plus en plus vieillissant, était sur le point de ne plus pouvoir assurer le fonctionnement de la société. Pour cause, "le taux de fécondité y est de 1,3 enfant par femme, alors que le seuil de remplacement des générations est de 2,1 naissances par femme (d’après un modèle hétéronormé, ndlr)", relève Esther Rizzi, professeure en démographie au centre de recherche de démographie de l’UCLouvain.

Depuis le baby-boom, la plupart des pays occidentaux ne dépassent plus ce seuil. Là où cela devient plus critique, c’est lorsque "l’indice de fécondité est en dessous d’1,5 enfants par femme, comme en Italie, en Grèce, en Espagne, en Corée du Sud ou encore au Japon", indique Esther Rizzi.

Et de poursuivre : "même si cela paraît contre-intuitif, la diminution de la fécondité a un impact sur le vieillissement de la population. C’est une question de structure de la population."

Un faible taux de fécondité finit par entraîner la baisse du taux de croissance de la main-d’œuvre et le vieillissement de la population.

Comme le soulignent Ronald Lee et Andrew Mason (2016), "un faible taux de fécondité finit par entraîner la baisse du taux de croissance de la main-d’œuvre et le vieillissement de la population qui, à son tour, amène une baisse du ratio de soutien, peu favorable à la croissance économique".

C’est donc généralement l’immigration qui permet de compenser cette dénatalité. Et c’est précisément là que le bât blesse. En effet, le pays s’est toujours montré réticent à l’entrée d’étrangers sur son territoire.

Un modèle familial resté traditionnel

Alors que le niveau d’études des femmes a dépassé depuis quelques années celui des hommes et que celles-ci ont donc investi massivement le marché de l’emploi, le modèle familial est resté, lui, traditionnel. Les femmes sont donc encore fort cantonnées à leur rôle de mère avec les charges familiales et ménagères qui leur incombent, les hommes à celui de travailleur.

Difficile dans ces conditions donc de concilier boulot et gestion du foyer. Pour cette raison, la professeure en démographie parle d’une émancipation "incomplète". Certaines font donc le choix de ne pas avoir d’enfant pour pouvoir tout simplement travailler.

Par ailleurs, "il n’y a pas de politique familiale, ou en tout cas elle est restée limitée", ajoute-t-elle.

Les relations sexuelles et les mariages moins fréquents ?

Une autre manière de comprendre la dénatalité est peut-être de l’ordre de l’intime, lui-même impacté par la société. Dans ce pays où le travail occupe une place conséquente et que le surmenage est fréquent, "les rapports sexuels auraient essentiellement lieu lors des week-ends et en vacances", note Esther Rizzi.

Si "la question des comportements sexuels reste très difficile à mesurer", insiste cette dernière, il n’en reste pas moins que la fréquence des rapports joue sur le taux de natalité.

De son côté, Aurélien Allard, docteur et anthropologue du Japon contemporain, indique que la récurrence des relations sexuelles a chuté de manière générale, comme l’auraient démontré des sociologues japonais. "Il y a beaucoup de couples platoniques dans les mariages japonais. C’est lié au travail qui prend de la place, c’est une certitude", souligne-t-il.

Et de poursuivre : "Mais aussi au fait que le mariage est de plus en plus vu comme une obligation sociétale et non comme un choix personnel. À partir de là, l’homme comme la femme sont vus comme des contraintes. À mon sens, c’est ce qui explique la perte de relations aussi bien charnelles que sentimentales."

Par ailleurs, il est à rappeler que les naissances hors mariage, mal vues au sein de la société, sont très peu fréquentes. "En Corée du Sud et au Japon, on les estimait en 2016 (les chiffres les plus récents d’après elle, ndlr) à 2% de la natalité totale", relève Esther Rizzi.

Un contexte économique peu propice

Outre la configuration familiale qui se veut toujours traditionnelle, "des raisons de nature davantage économique, forcément politique, rentrent en compte", complète Aurélien Allard. Le Japon a en effet traversé de nombreuses crises, à commencer par "l’explosion d’une bulle spéculative dans les années 90 qui a été une sorte de cataclysme pour la société".

Suivie de la crise économique mondiale de 2008. "Et à peine le Japon a-t-il commencé à digérer cela, qu’est arrivé l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, qui a aussi été un véritable coup d’arrêt pour l’économie japonaise", retrace l’anthropologue. Sans oublier le Covid et les conséquences de la guerre en Ukraine, qui influent sur le niveau de vie des Japonais par la hausse des prix.

"Depuis les années 90, il y a une succession de fortes crises économiques avec de fortes conséquences sur la société qui se traduit littéralement par une forte baisse de la consommation et une perte de confiance dans les systèmes précédents", analyse le professeur invité à l’ULB.

Un contexte économique donc peu propice à l’arrivée des enfants. "Puisqu’au Japon, avoir un enfant représente un budget extrêmement conséquent. L’école publique reste gratuite. Sauf qu’en réalité, la plupart des enfants japonais suivent également des cours du soir, dans des écoles privées qui sont onéreuses. Et puis il y a tout le reste, c’est l’histoire du logement, des frais de santé, des frais de transport, etc. Tout coûte extrêmement cher", poursuit-il.

Face à ce déclin, le Premier ministre nippon a déclaré qu’il voulait doubler à terme les dépenses pour les programmes liés à l’enfance. Parmi les propositions soumises, qui doivent être présentées au gouvernement d’ici fin mars, celle d’alléger la dette étudiante pour celles et ceux qui auraient des enfants a soulevé une vague de critiques.

On en arrive donc à instrumentaliser la naissance. "Et dans un contexte économique très morose, forcément le nombre d’enfants va en diminuant. Et, à mon avis, ce n’est pas près de s’arrêter", déplore le docteur, spécialisé sur le Japon contemporain.

Le problème des retraites

S’il y a bien un enseignement à tirer de cette crise démographique, selon Esther Rizzi, c’est bien la question du système de la retraite, dans le sens de sa conception actuelle. "C’est-à-dire qu’il y a des générations âgées très nombreuses qui comptent en partie sur les cotisations des générations plus jeunes très peu nombreuses", s’explique-t-elle.

Un enjeu auquel l’Europe occidentale devra un jour ou l’autre également faire face, si ce n’est déjà le cas dans certains pays. "D’où le besoin de réformer les retraites et la prise en charge des personnes âgées", ponctue-t-elle, "surtout avec l’augmentation de certaines pathologies comme la démence".

Existe-t-il des solutions ?

Existe-t-il donc des solutions ? "Pour enrayer ce problème, non, mais pour vivre avec, oui", sourit Aurélien Allard. Ce dernier cite ainsi l’un des projets du gouvernement japonais, qui est celui "de fonder la société 5.0, la cinquième révolution de l’humanité. C’est assez modeste", ironise-t-il.

L’objectif ? Avoir recours systématiquement à l’intelligence artificielle "pour remplacer l’homme partout où il peut l’être. À partir de là, on peut imaginer que les personnes âgées seront astreintes de tout effort physique et de ce fait qu’une société très vieillissante puisse être compatible avec cet encadrement fait que d’intelligence artificielle", renseigne Aurélien Allard.

Pour cet anthropologue, le gouvernement japonais ne se voilerait pas la face et se projetterait même sur un Japon bien plus vieillissant. En même temps, "le passé nous a appris à ne pas lancer des messages alarmistes et natalistes. On ne peut plus dire aux gens de faire des enfants, comme on l’a fait auparavant", insiste Esther Rizzi.

Le risque, si l’on ne regarde que l’aspect nataliste, est qu’on perde de vue les causes de cette baisse de natalité.

Si cette dénatalité provoque à bien des égards des déséquilibres, il importe, selon elle, de réduire les obstacles rencontrés lors de la transition à l’âge adulte. "Les questions de genre et d’incertitude économique rencontrées par les jeunes doivent être prises en compte. Le risque, si l’on ne regarde que l’aspect nataliste, est qu’on perde de vue les causes de cette baisse de natalité", développe la professeure en démographie.

Cette dernière plaide donc pour un changement culturel mais aussi une prise en compte "des obstacles à la réalisation des choix de fécondité". "On est quand même dans des sociétés qui savent s’adapter." Pour cette raison, Esther Rizzi ne se veut pas alarmante.

Et puis à l’heure où les conséquences du dérèglement climatique ne font que s’accélérer, on peut se demander si la solution se situe réellement dans davantage de procréation et donc dans le surpeuplement de la planète.

"Les grandes villes du Japon, à commencer par Tokyo, sont surpeuplées. De ce point de vue, est-ce une mauvaise chose ? On peut penser aux épidémies, comme le Covid. Le fait d’avoir des populations très concentrées, ça accentue ce type de problèmes. Après c’est un vaste débat…", conclut Aurélien Allard.

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