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Le patrimoine privé en Wallonie : chef-d’œuvre en péril

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Par Lucie Dendooven

Cet article a été publié une première fois le 25 janvier 2022. IL est republié à l'approche des journées du patrimoine, alors que des agents prennent la parole pour se plaindre de la gestion.


 

"C’est un génocide silencieux". Voici comment plusieurs responsables qualifient l’état du patrimoine en Belgique. Ces derniers mois, nous avons été nombreux à pousser les portes d’une église ou d’un château, comme le Prince charmant découvrant la Belle au bois dormant. Mais combien de temps ces lieux pourront-ils encore nous émerveiller s’ils tombent en ruine ?

"Un patrimoine attractif est pourtant très rentable", affirme Bernard de Gerlache, le président de l’ASBL des demeures historiques et des jardins de Belgique. Son association regroupe 1300 membres, tous propriétaires privés de biens d’exception. Il est formel, pour un euro dépensé dans le patrimoine privé, il en rapporte trois en tourisme, en Horeca et dans la construction.

Bernard de Gerlache va plus loin encore, il estime qu’un patrimoine détenu par des propriétaires privés coûte moins cher globalement à la collectivité et il appuie son propos : "Les propriétaires sont les premiers conservateurs de leur bien et ils ne sont pas payés pour faire ça. Ils ont simplement le privilège de vivre dans une demeure d’exception."

La température maximale d’un château : 17°C

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Une demeure d’exception, c’est ainsi qu’il faut qualifier le château d’Attre. Il y a quelques années, il a servi de décor pour le tournage du film "les Visiteurs". Propriété de la famille de Meester depuis plusieurs générations, ce château du XVIIIe siècle et son jardin sont aujourd’hui classés au patrimoine exceptionnel de Wallonie.

Ne croyez surtout pas que la vie de château soit une sinécure. La température ambiante y est pratiquement toute l’année de 17°C. Non sans une pointe d’humour, son propriétaire nous raconte : "L’hiver, pour réchauffer le château, nous devons, parfois, ouvrir toutes grandes les fenêtres."

Jusqu’il y a peu, Baudouin De Meester obtenait des subsides à hauteur de 95% de la Région wallonne pour rénover son bien. Il a pu remplacer la toiture et rénover les pavillons de sa propriété. Mais la manne s’est tarie. Avec la création de l’Awap, l’Agence wallonne du patrimoine, il y a trois ans, et surtout la réforme du code du patrimoine qui a suivi, les subsides ont diminué.

La Région wallonne n’intervient plus qu’à hauteur de 70% sur un bien exceptionnel. Un drame pour ce propriétaire, pour qui chaque pourcent représente des milliers d’euros qu’il devra sortir lui-même de sa poche. Imaginez, l’entretien d’un château : c’est celui d’une maison multipliée par dix. Comment un particulier peut-il encore gérer un patrimoine s’il n’est pas suffisamment soutenu ?

Des porcs châtelains

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A une quarantaine de kilomètres de là, la commune de Roisin comptait jusqu’il y a peu un château du XVIIe siècle. Mais il a été rayé de la carte en 1992. Et pour cause, inoccupé pendant de nombreuses années, le château était infesté de mérule. La famille Maire, propriétaire des lieux, et la Région wallonne n’ont pas eu d’autre choix que le raser. Auparavant, la propriété était devenue, au début des années 60’, une porcherie, sans que personne n’y trouve à redire.

Aujourd’hui, seule la tourelle et ses dépendances subsistent. Plus de porcherie mais un restaurant et une pêcherie car Philippe Maire, le fils de l’ancien propriétaire, l’a bien compris, les vieilles pierres attirent le public même si elles ne sont plus toutes là. Lorsqu’il contemple les photos du château de sa famille détruit, il en fait toujours des cauchemars.

Et il n’a pas fini d’en faire. Philippe Maire a tout de même restauré les dépendances du château. Elles sont classées depuis 1998. Les travaux lui ont coûté 300.000 euros. Par ailleurs, il a reçu 40.000 euros de subsides de la Région wallonne. Mais aujourd’hui, il regrette le classement de son bien. En effet, les subsides reçus en contrepartie de son classement ne lui arrivent qu’au compte-goutte et après de longues paperasses. En plus, il doit faire appel à une entreprise agréée par la Région wallonne plus chère que les autres. Résultat : les travaux de rénovation n’avancent plus. A force d’attendre, Philippe Maire a mis lui-même la main à la pâte. Mais pas toujours dans les règles de l’art.

L’Awap, l’Agence wallonne de l’archéologie et du patrimoine, gendarme du patrimoine

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Le gardien des règles, c’est l’Awap. L’agence wallonne du patrimoine est un organisme régional public wallon. Créée en janvier 2018, elle est le résultat de la fusion de l’Institut du patrimoine wallon et du département patrimoine du SPW, le service public wallon. C’est elle qui décide de classer ou pas un bien. Pour pouvoir être classé, le bien doit présenter un intérêt historique, artistique, mémoriel, architectural, esthétique… Il doit aussi répondre à des critères d’authenticité, d’intégrité, de rareté et de représentativité.

Nous vous l’évoquions plus haut, lorsqu’un bien est classé, son propriétaire reçoit des subsides qui sont, eux aussi, gérés par l’Awap. Mais en contrepartie, le propriétaire doit rendre son bien accessible au public et surtout, le préserver pour les générations futures.

Le bien classé a désormais une valeur collective. Pas question pour ses propriétaires d’en faire ce qu’ils veulent.

Les biens d’exceptions eux aussi concernés par les inondations de cet été

Détail de fresque à l’intérieur de l’église Saint-Antoin l’Ermite à Pépinster
Détail de fresque à l’intérieur de l’église Saint-Antoin l’Ermite à Pépinster © Tous droits réservés

Nous voulons en savoir plus sur le fonctionnement de l’Awap. C’est pourquoi, nous fixons rendez-vous à deux de ses agents sur le terrain. Nous les retrouvons à l’Eglise Saint-Antoine l’Ermite, un édifice néogothique du 19e siècle dont les murs intérieurs sont complètement recouverts de fresques aujourd’hui menacées par l’humidité car comme d’autres biens d’exception, cette église n’a pas échappé aux inondations de l’été dernier.

Autre dégât collatéral de l’inondation : une chaudière noyée. La fabrique d’église attend l’argent des assurances pour commencer les travaux. Mais les assurances, elles, attendent les devis d’entrepreneurs. Résultat, rien n’avance.

Raphaël Pilette, architecte à l’Awap nous explique : "La première chose à faire c’est de remettre le chauffage en route. Un bâtiment comme celui-ci est impossible à déshumidifier avec uniquement des dessiccateurs. Le volume est trop important. Le problème que nous rencontrons depuis le début de ces inondations, c’est que nous sommes tous intervenus très vite, nous avons posé, directement, les constats mais il y a tellement de dossiers ouverts aux assurances et les entrepreneurs sont tellement pris d’assaut que nous sommes en hiver et rien n’est fait !"

Une réforme du code du patrimoine qui désavantage les propriétaires de biens d’exception

Nous nous posons alors naïvement la question : pourquoi l’Awap ne peut-elle pas, de son côté, avancer une somme d’argent pour aider la fabrique d’église ?

Sophie Denoël, directrice de zone est de l’Awap, présente sur place, nous répond : "Dans l’urgence, il faut que les assurances soient passées et nous pouvons intervenir ensuite. Mais nous n’avançons pas d’argent."

Raphaël Pilette nous précise : "Dans l’ancienne législation, dès qu’un dossier était introduit, un arrêté de subsides sortait, ce qui raccourcissait fameusement les délais."

Autrement dit, l’ancienne législation permettait d’avancer une somme d’argent aux propriétaires privés, ce que le nouveau code du patrimoine ne permet plus.

Pour les propriétaires privés, la réforme du code du patrimoine de 2018 a donc eu un double effet négatif : une diminution globale des subsides et surtout une procédure de subsidiation plus lente.

Travaux à la collégiale Sainte-Waudru : l’exemple à ne pas suivre

Le bas-relief de Jacques Dubroeucq 'nettoyé' avec une brosse en fer
Le bas-relief de Jacques Dubroeucq 'nettoyé' avec une brosse en fer © Tous droits réservés

Les propriétaires de biens patrimoniaux le constatent aussi, ils ont de plus en plus de mal à dialoguer sur le terrain avec les agents de l’Awap. Ils ne se sentent plus encadrés comme avant. Cela a-t-il joué dans les travaux d’entretien calamiteux de la collégiale Sainte-Waudru à Mons ?

En janvier dernier, des riverains de la collégiale s’inquiètent de la tournure de travaux de restauration de la Collégiale. Ils prennent contact avec l’Asbl Communauté Historia qui lance l’alerte. La fabrique d’église avait commandé des travaux à leur ouvrier qui allaient bien au-delà des travaux habituels d’entretien. Très zélé, celui-ci a, notamment, utilisé une brosse en fer pour nettoyer un bas-relief en albâtre du XVIe siècle de Jacques Dubroeucq. Il a aussi peint à la peinture de supermarché des sculptures en bois du XVIIIe siècle.

Dépêché sur place, un agent de l’Awap constate les faits avec une équipe de l’Irpa, l’Institut royal du patrimoine artistique. Trop tard car le mal est fait.

Le mécénat à la rescousse du patrimoine ?

Nous avons rencontré Valérie De Bue, la ministre wallonne en charge du Patrimoine. Elle nous affirme préparer une nouvelle réforme du patrimoine.

Elle nous l’assure, cette réforme consistera, d’abord, à simplifier les procédures et à les rendre plus rapides.

Du côté des subsides attribués aux propriétaires de biens d’exception, rien a attendre : leur pourcentage ne sera pas revu à la hausse. Mais la ministre veut stimuler l’investissement privé et le rendre plus facile pour l’entretien du patrimoine. Elle compte travailler notamment sur une fiscalité plus attractive. Les biens patrimoniaux sont déjà défiscalisés au niveau des droits de succession. Elle compte aller plus loin encore. Bernard de Gerlache, le Président de l’association royale des demeures historiques et des jardins de Belgique, plaide également pour des avantages fiscaux à l’avenir.

Un à deux biens classés par an en 2022 contre cent à 200 entre 1990 et 2000

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Mais ce n’est pas tout, les propriétaires de biens remarquables et qui aspirent à les voir classés ont de plus en plus de peine à obtenir un classement. Ces dernières années, le nombre de biens qui ont fait l’objet d’un classement se comptent sur les doigts d’une main. La faute, selon Bernard de Gerlache aux budgets limités des autorités régionales qui sont devenues, de fait, très restrictives.

Ces dernières années, à peine un ou deux biens ont fait l’objet d’un classement en région wallonne. A titre de comparaison, entre les années 90 et 2000, les classements se comptaient par centaine, chaque année. Comment expliquer un tel ralentissement ? Benoît Lemaire, l’actuel coordinateur de l’Awap, depuis cinq mois, nous répond : "Il y a probablement moins de biens à classer qu’au début lorsque nous avons commencé les classements. Par ailleurs, on a défini des critères plus stricts depuis une dizaine d’années".

Une autre interprétation des chiffres nous est fournie par Stephane Jaumonet, secrétaire fédéral CGSP-AMIO qui s’est beaucoup occupé du dossier Awap : "Le budget est le nerf de la guerre. Si on réduit le nombre de biens classés, c’est parce que l’Awap ne peut plus suivre en subsidiation et elle crée des frustrations. Voilà pourquoi elle diminue le nombre de biens classés".

Nous avons également contacté Robert, un agent de l’Awap. C’est un nom d’emprunt car il a préféré garder l’anonymat. Son analyse est plus pessimiste : "Dans les prochaines années, il n’y aura plus de classement. Il n’y a plus aucune culture du patrimoine en Wallonie et le politique considère que le patrimoine est un frein à l’économie. Donc ils veulent se débarrasser du patrimoine pour pouvoir plus facilement démolir les bâtiments qui ont un intérêt patrimonial pour faire du non qualitatif mais plus rentable économiquement."

Patrimoine en friche…

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Un peu plus de 4300 biens sont actuellement classés en Wallonie. Plus de la moitié sont des biens privés. Faute d’une politique de soutien efficace pour entretenir ces biens, certains, de plus en plus nombreux tombent en ruine. Toitures effondrées, façades envahies de lierre. Des lieux pourtant classés comme le château de Méan à Blégny, le château de Belle Maison à Marchin ou encore le château de Solière partagent le même sort. Ils deviennent, dans certains cas, objet de la curiosité des urbex, des explorateurs de ruines et de bâtiments abandonnés. Pour ne pas en arriver là, notre patrimoine a furieusement besoin de soutien financier.

Le crowdfunding et le loto du patrimoine au secours du patrimoine français

Château de la Mothe Chandeniers
Château de la Mothe Chandeniers © Tous droits réservés

Mais comment fait-on quand on n’a pas d’argent ? Nous sommes allés pêcher quelques idées en France. Le patrimoine y est très riche et on n’y manque pas d’idée pour le soutenir. Nous nous rendons au sud de la Loire pour y découvrir un château digne de la Belle au bois dormant. Construit au 19e siècle, le château de la Mothe-Chandeniers est incendié en 1932. Depuis, la nature y a repris ses droits. Des arbres ont poussé à l’intérieur du château et lui donnent une allure unique. Des échafaudages sur l’une des façades du château nous démontrent qu’une rénovation y est en cours. Elle maintiendra cette symbiose nature et vieilles pierres.

Ce n’est pas la seule singularité du château la Mothe-Chandeniers. Il est aussi le premier au monde être sauvé grâce au concept crowdfunding, de l’achat collectif imaginé par la start-up Dartagnans. Elle a récolté plus d’1,6 millions d'euros pour racheter la propriété et sauver le château. Des copropriétaires du monde entier ont acheté entre 50 et 5000 euros de parts et sont, de fait, devenus les co-châtelains de cette demeure par ce crowdfunding. Avec ce crowdfunding, un élan a été créé. Il réunit toutes les tranches d’âge et toutes les nationalités autour de la préservation du patrimoine.

L’exemple de la Mothe-Chandeniers s’est multiplié un peu partout en France. Le patrimoine y est désormais, là-bas, l’affaire de tous.

Stéphane Bern : initiateur du loto du Patrimoine en France

Stéphane Bern interviewé par l’équipe RTBF
Stéphane Bern interviewé par l’équipe RTBF © Tous droits réservés

Parallèlement, l’animateur de télévision et grand amoureux du patrimoine, Stéphane Bern, s’est vu confier une mission par le président de la république en personne. Il y a quatre ans, il a créé en partenariat avec la Française des jeux un tirage spécial du loto exempté de taxes. Tous ses bénéfices sont dédiés à la préservation du patrimoine en péril. Le loto du patrimoine a pu rassembler 135 millions d’euros et sauver 300 monuments.

Et l’animateur ne compte pas en rester là. Il nous explique : "Je m’appuie sur la Française des jeux qui organise le loto et la Fondation du patrimoine qui récolte l’argent et qui redistribue, tout en veillant à ce que le ministère suive les projets subventionnés. Nous soutenons aussi le petit patrimoine, pas nécessairement classé. Je pense à des fours à pain, des fontaines, des ponts, des chapelles. Vous savez, les citoyens ont le sentiment lorsqu’ils sont dans un petit village et que le patrimoine y est à l’abandon, d’être déclassés, d’être abandonnés par l’Etat, même si ce n’est pas la faute de l’Etat. Mon but est de faire du patrimoine un enjeu national. Il s’agit de notre identité. Quand les langues se taisent, les pierres parlent encore. Elles nous racontent notre histoire."

En Belgique aussi les initiatives existent. Récemment, l’Institut royal du Patrimoine artistique a lancé le Challenge Patrimoine. Il propose de voter pour l’un des six trésors patrimoniaux belges sélectionnés par des experts. L’Irpa propose alors un plan d’intervention concret et une mise en valeur du trésor de notre patrimoine élu chaque année. Pour l’instant, les gestionnaires de biens privés n’y participent pas encore. Mais c’est en projet.

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