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"Le premier visage qui a rendu l’âme est celui d'une petite fille de 6 mois", au cœur des dramatiques traversées clandestines au départ de la Tunisie

Par Ghizlane Kounda

Sur les plages de Sfax en Tunisie, Lionel n’a plus rien à perdre. Ce solide gaillard de 27 ans est arrivé du Cameroun il y a un an et demi, avec une obsession, rejoindre l’île de Lampedusa en Italie à 180 km de là. Lors de sa troisième tentative, son bateau a chaviré. "Le temps s’est gâté et nous avons fait naufrage. Le bateau a pris l’eau. C’était une embarcation en métal", raconte-t-il simplement.

Avec le retour des beaux jours, le nombre de migrants qui tentent de traverser la méditerranée, clandestinement, au péril de leur vie, explose. Malgré le danger, rien ne semble les arrêter, ils gardent l’espoir d’avoir une vie meilleure en Europe.

Lionel est resté plusieurs heures dans l’eau avant d’être sauvé par des pêcheurs. "J’avais ma bouée de sauvetage, je me suis couché sur le dos", poursuit-il. "Et ensuite je me suis laissé emporter par les vagues. J’ai juste pris une fille qui était à côté de moi dans l’embarcation. Dès que nous sommes tombés dans l’eau, j’ai demandé à la fille de rester tranquille, de ne pas paniquer. Je lui ai dit : on va s’en sortir ! J’ai enroulé mes jambes autour de son cou, elle aussi avait une bouée de sauvetage, on s’est laissés emporter jusqu’au petit matin".

Lionel, 27 ans, est Camerounais. Il est en Tunisie depuis un an et demi, avec une obsession : rejoindre l’Italie en bateau, clandestinement. Il en est à sa troisième tentative.
Lionel, 27 ans, est Camerounais. Il est en Tunisie depuis un an et demi, avec une obsession : rejoindre l’Italie en bateau, clandestinement. Il en est à sa troisième tentative. © Tous droits réservés

Avant tout une préparation spirituelle

Dans ce naufrage, Lionel a perdu des proches. "La dernière personne qui a fermé les yeux devant moi, est morte au petit matin. C’était une très bonne amie à moi. Mais le premier visage qui a rendu l’âme, est celui de sa fille, âgée seulement de 6 mois, un an".

Une fois ramenés sur les côtes, Lionel et les autres survivants ont été amenés à l’hôpital, à Sfax. Ils y sont restés le temps de recevoir quelques soins et des médicaments, puis ils ont été libérés.

Rien ne peut arrêter Lionel. Grâce à son réseau de passeurs et de "frères noirs", il prépare sa prochaine traversée – sa quatrième tentative - qu’il espère mettre en œuvre dans les deux prochaines semaines. "C’est avant tout une préparation spirituelle", explique-t-il. "Je n’ai besoin de rien d’autre. Avant d’embarquer je mets deux pantalons, trois pull, un blouson et j’emballe mon téléphone dans un sac en plastique".  

Il faut aussi trouver un bateau solide et un "capitaine" qui a de l’expérience. Les navigateurs les plus "sérieux" ont été pêcheurs dans leur ancienne vie. Ils sont triés sur le volet. Mais surtout, les candidats à la traversée doivent payer le réseau : maximum 4000 dinars, environ 1200 euros.

Les pêcheurs sont en première ligne face au drame de la migration clandestine.
Les pêcheurs sont en première ligne face au drame de la migration clandestine. © Tous droits réservés
Les pêcheurs sont en première ligne face au drame de la migration clandestine.
Les pêcheurs sont en première ligne face au drame de la migration clandestine. © Tous droits réservés

L’Italie et l’UE apportent une aide financière aux garde-côtes tunisiens

Pour limiter cette immigration clandestine, l’Italie et l’Union européenne apportent une aide financière à la Tunisie. Principal bénéficiaire : la garde maritime Tunisienne. Les gardes côtes sont formés, équipés et financés par l’Europe. Un soutien qui a permis à la Tunisie de considérablement augmenter les interceptions au large de ses côtes. Plus de 30.000 personnes l’an dernier (+38% par rapport à 2021). Au moins 18 000, depuis le début de cette année. Des ONG accusent les gardes côtes tunisiens de faire des manœuvres dangereuses, qui auraient fait chavirer des embarcations.

Les pêcheurs sont en première ligne, face à ces drames humains. "Ça nous arrive souvent, mes collègues et moi, de voir des migrants en situation de détresse en mer", explique Rabah Chelli. "On vient les secourir, on les fait monter sur le bateau. On les livre à la garde maritime ou bien on les appelle par radio pour qu'ils viennent les chercher".

Récemment, deux corps sans vie sont arrivés là

"Mais en même temps, on n’a pas le droit de les aider !" ajoute-t-il prudemment. "Lorsqu’on les fait monter sur notre bateau, ils sont nombreux et la grade maritime peut croire qu’on les aide à fuir. Elle peut nous confisquer notre bateau. On a peur de ça ! Donc on essaye de ne pas trop intervenir".

Les pêcheurs tombent parfois sur des corps sans vie, échoués sur les côtes. Rabah Chelli pointe son index vers l’oued : "Récemment, deux corps sont arrivés là. C’est le courant qui les a trainés jusque-là. Des enfants les ont retrouvés là".

Depuis le début de l’année, au moins 200 migrants ont perdu la vie ou sont portés disparus. Selon l'Organisation internationale pour les Migrations (OIM), le premier trimestre 2023 a été le plus meurtrier pour les migrants traversant la Méditerranée depuis 2017, officiellement avec 441 vies perdues, un chiffre en deçà de la réalité.

Les morgues à Sfax sont débordées. Les dépouilles y restent quelques semaines, voire quelques mois, avant d’être enterrées dans les cimetières, dans des zones réservées aux inconnus. Sur les pierres tombales, seules des dates sont indiquées. Rares sont celles qui ont retrouvé une identité.

Les morgues à Sfax sont débordées. Les dépouilles y restent quelques semaines, voire quelques mois, avant d’être enterrées dans les cimetières, dans des zones réservées aux inconnus. Sur les pierres, seules des dates sont indiquées.
Les morgues à Sfax sont débordées. Les dépouilles y restent quelques semaines, voire quelques mois, avant d’être enterrées dans les cimetières, dans des zones réservées aux inconnus. Sur les pierres, seules des dates sont indiquées. © Tous droits réservés
Les dépouilles des migrants morts en mer sont enterrées dans les cimetières, dans des zones réservées aux inconnus. Rares sont celles qui ont retrouvé leur identité.
Les dépouilles des migrants morts en mer sont enterrées dans les cimetières, dans des zones réservées aux inconnus. Rares sont celles qui ont retrouvé leur identité. © Tous droits réservés

C’est la chasse aux hommes !

Avant de se lancer en mer, les migrants sub-sahariens restent quelques mois en Tunisie, parfois des années. Pour subvenir à leurs besoins et économiser l’argent qui leur permet de traverser la méditerranée, ils enchainent les petits boulots non déclarés, dans le bâtiment, la restauration ou la vente.

Amina, ivoirienne, vend des épices dans le marché de Sfax. Elle gagne une dizaine d’euros par jour. "Je me débrouille avec ça, en attendant de partir par n’importe quel moyen, je veux partir !", lance-t-elle déterminée, avec un bébé dans les bras. Même si la traversée est dangereuse ? "Oui, bien sûr ! Ce bébé a besoin d’une vie meilleure".

Depuis le discours haineux du président Kaïs Saïed vis à vis de la migration clandestine, le 21 février, les migrants en situation irrégulière ne sont plus les bienvenus. Les contrôles se sont multipliés. Des milliers de ressortissants subsahariens ont perdu leur travail. Les agressions à leur encontre se sont multipliées. Les propriétaires de logement ont commencé à les expulser.

"Les bailleurs nous mettent dehors ! J’ai changé de logement deux fois", raconte Amina désabusée. "C’est devenu une habitude ! C’est la chasse aux hommes, la chasse aux animaux ! Eux sont devenus nos chefs"

Mariam est ivoirienne. Pour subvenir à ses besoins, elle vend des épices au marché de Sfax, en Tunisie.
Mariam est ivoirienne. Pour subvenir à ses besoins, elle vend des épices au marché de Sfax, en Tunisie. © Tous droits réservés

La Tunisie n’est pas un pays sûr

Lorsqu’ils sont contrôlés, les migrants en séjour irrégulier doivent payer une pénalité de 80 dinars par mois (25 euros). Alors, certains ont accepté la proposition des autorités tunisiennes : le retour volontaire dans leur pays, en échange d’une exonération des pénalités. Leur ambassade ou l’Office international pour les Migrations (OIM) organisent le rapatriement en avion.

La tension est telle que pendant un mois, une centaine de demandeurs d'asile - Soudanais, Erythréens, Yéménites - ont campé devant l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, à Tunis, dans des conditions insalubres. Ils réclament que la Tunisie soit considérée comme un pays "non sûr", afin d’être réinstallés dans un autre pays.

Mohammad Saleh est Soudanais. Il a le statut de réfugié. "Nous manifestons parce que nous ne voulons plus vivre ici en Tunisie. Ce n’est pas un pays sûr pour nous, surtout depuis le discours du Président Saïed", insiste-t-il. "Personne ne vous aide, on vous dit que vous pouvez trouver du travail, mais ce n’est pas vrai, la situation est très mauvaise ici. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’être évacués de la Tunisie".

Le HCR évalue la vulnérabilité des candidats et les risques qu’ils encourent dans le pays d’accueil. Mais les places sont chères. Chaque année, le nombre de réfugiés réinstallés dans des pays tiers reste très limité.

La police a fini par déloger le campement. Les tensions entre les migrants et les riverains étaient devenues ingérables. 30 manifestants ont été placés en garde à vue.

Mohammad Saleh, réfugié Soudanais, manifeste devant le HCR, le Haut commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies pour réclamer que la Tunisie ne soit pas considéré comme un "pays sûr".
Mohammad Saleh, réfugié Soudanais, manifeste devant le HCR, le Haut commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies pour réclamer que la Tunisie ne soit pas considéré comme un "pays sûr". © Tous droits réservés

La Tunisie n’a pas de loi nationale sur l’asile et l’immigration

Plusieurs ONG dénoncent des violations des droits humains commises par les autorités tunisiennes à l’égard de migrants. Notamment dans le centre fermé Al Ouardia, à Tunis.

Najet Zammouri, vice-présidente de la Ligue tunisienne des droits humains, vient de faire une visite à l’intérieur. Devant le bâtiment, elle explique la situation de plusieurs migrants : "Lorsqu’ils ont été arrêtés à Sfax, le tribunal leur a confisqué leur téléphone, leurs papiers, leurs effets personnels. Ils n’ont pas les moyens de se payer des avocats, ils n’ont pas d’intermédiaire, pas de vis-à-vis pour réclamer leurs droits".

La Tunisie n’a pas de loi nationale sur l’asile et l’immigration. "Nous avons travaillé sur un projet de loi. Nous allions ratifier cette loi avant le 25 juillet 2022 (date du référendum sur une constitution amendée et contestée, NDLR). Mais ce projet de loi est mis dans les tiroirs. Aujourd’hui, on se base sur les conventions internationales que la Tunisie a signées, notamment la convention de Genève et le protocole".

Najet Zammouri, vice-présidente de la Ligue tunisienne des droits humains, devant le centre fermé Al Ouardia à Tunis.
Najet Zammouri, vice-présidente de la Ligue tunisienne des droits humains, devant le centre fermé Al Ouardia à Tunis. © Tous droits réservés

Ce n’est pas à la Tunisie de surveiller les frontières de l’Europe !

La Tunisie, pays de transit, freine pour adopter cette loi. Confronté à une grave crise économique, le pays semble aujourd’hui incapable de gérer ces drames de la migration. Avec les moyens octroyés par l’Italie et l’Union européenne, la Tunisie parvient à peine à contrôler ses côtes.

Les ONG demandent aux autorités de refuser de jouer le rôle, selon elles, de gardien des frontières de l’Europe. "Ce n’est pas à la Tunisie de surveiller les frontières de l’Europe !", lance Najet Zammouri.

La solution ne doit pas être que sécuritaire mais aussi économique. L'Union Européenne attend du président tunisien Kaïs Saïed qu'il signe un programme négocié avec le Fonds monétaire international (FMI) avec à la clé un prêt de 1,9 milliard de dollars. Mais le président Saïed refuse de signer l’accord par crainte de devoir imposer des mesures impopulaires.

Pendant un mois, une centaine de demandeurs d'asile - Soudanais, Erythréens, yéménites -
ont campé devant l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, à Tunis.
Pendant un mois, une centaine de demandeurs d'asile - Soudanais, Erythréens, yéménites - ont campé devant l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, à Tunis. © Tous droits réservés

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