Le préservatif "anti-viol", une fausse solution qui renforce les croyances et mythes autour du viol

Le préservatif anti-viol fait peser le poids de la menace du viol sur la femme, et renforce la culture du viol, bien ancrée dans nos sociétés.

© adl21, Getty images

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Par Adeline Louvigny

Depuis dix ans, c’est un sujet qui refait surface très régulièrement dans les médias : le fameux préservatif à dents qui empêcherait les femmes d'être violées. Dernier passage médiatique en date, une vidéo de Brut, vue plus de 6 millions de fois, qui nous présente ce préservatif féminin comme une solution anti-viol, sans développer les nombreuses critiques dont il fait l’objet. Le sujet a été abondamment repris par la presse francophone, mais cette fois avec un écho particulier, porté par les militantes féministes.

Car, depuis dix ans, les discours autour du viol ont évolué, avec notamment la mise en avant de la culture du viol* : un concept sociologique qui explique que le viol n’est pas une question de nature humaine, de pulsions incontrôlables, mais est issu d’une culture, d’un environnement social, qui normalise et justifie les violences sexuelles, le tout sur fond d’un patriarcat qui favorise (et préserve) les inégalités de genre.

Dit autrement, la culture du viol, ce sont les "attitudes et croyances généralement fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes" (définition tirée de l'article scientifique "Rape Myths : In Review" de Kimberly A Lonsway et Louise F. Fitzgerald, en 1994)

Le souci avec le concept de préservatif anti-viol, en plus d'être une fausse solution à très court-terme, c'est qu'il encourage les mythes et préjugés autour du viol, renforçant un peu plus cette culture du viol.

A l’origine, le vagina dentata

A l’origine de cette invention, la docteure sud-africaine Sonnette Ehlers. Sur le site qui présente son préservatif "Rape-aXe", elle raconte ce moment dans sa vie où elle a décidé de dédier sa vie à la lutte contre le viol : en 1969, alors qu’elle travaillait dans un hôpital, elle s’occupe d’une femme victime de viol. Et les mots qu’elle prononce alors : "Si seulement j’avais des dents à cet endroit-là" ("If only I had teeth down there").

Le "Vagina dentata", vagin pourvu de dents, est un mythe bien ancré dans nos sociétés. La croyance en l’utilisation des ceintures de chasteté lors du Moyen-Âge en est une belle illustration : même si des écrits de l’époque relatent l’existence de ceintures blessant un homme tentant de pénétrer le vagin d’une femme, des historiens ont démontré que ces objets étaient très peu utilisés, et qu’ils relevaient plutôt du mythe populaire. Mais l’objet frappe tellement les imaginaires que ce mythe a perduré jusqu’à aujourd’hui, dans nos cours d’histoire et œuvres culturelles, comme le film d’horreur "Teeth". Certains y voient une matérialisation du complexe de la castration, mais laissons à Freud ce qui est à Freud.

Sonnette Ehlers crée le Rape-aXe en 2005, mais il faut attendre 2010 pour le voir sur le devant de la scène médiatique, à l’occasion de la coupe du monde en Afrique du Sud.

Sonnette Ehlers décide en effet d’y distribuer gratuitement 10.000 Rape-aXe, afin de mettre en lumière la problématique des violences sexuelles dans son pays. Selon les articles de l’époque, qui se basent sur un rapport de Human Rights Watch, le pays aurait alors le plus haut taux de viol au monde. Un constat à prendre avec beaucoup de prudence, les statistiques sur les violences sexuelles étant souvent incomplètes, si pas inexistantes.

Encore aujourd’hui, en Belgique, il n’existe pas de statistiques officielles sur le viol et les violences sexuelles. Les derniers chiffres disponibles viennent d’un sondage d’Amnesty international et SOS Viol, en 2020.(1)

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Un objet qui renforce les mythes sur le viol

Depuis, par la magie médiatique, ce préservatif féminin aux aspérités aussi dangereuses que des lames de rasoir refait régulièrement surface, bien que sa commercialisation semble être anecdotique. Pourtant, un financement participatif est en cours depuis plus de quatre ans, sans jamais atteindre l'objectif final.

Comme le souligne le collectif féministe #NousToutes dans un thread Twitter, le principe du préservatif féminin conçu pour infliger des blessures au pénis de son violeur n'empêche pas le viol, vu qu'il y a tout de même pénétration. Sonnette Ehlers répond à cette critique par le fait que la victime pourrait s'enfuir lorsque son violeur se retrouve "coincé" dans le Rape-aXe, surpris par la douleur. Mais on ne peut écarter la possibilité que l'agresseur devienne violent et s'en prenne alors physiquement à sa victime. De plus, si ce dispositif venait à être utilisé par une majorité de femmes, il serait au final assez simple pour l'agresseur de vérifier la présence d'un tel préservatif, et l'enlever.

Au-delà de ces considérations "pratiques", cet objet, tel que conçu et présenté par sa créatrice, perpétue la transmission de mythes autour du viol.

90% des viols sont commis par un proche de la victime

Une des croyances les plus ancrées dans nos représentations du viol est qu’il est majoritairement perpétré par un inconnu, armé, à l’extérieur du domicile de la victime ou de l’agresseur. Selon des statistiques françaises d’une enquête Ipsos (2), cette situation ne représente même pas 10% des viols. En réalité : 

  • dans 90% des cas, la victime connaît son agresseur
  • dans 45% des cas, il s’agit du conjoint
  • 80% des victimes ont subi leurs premières violences sexuelles avant 18 ans, 51% avant 11 ans

Blâmer la victime, excuser l’agresseur

Ce qui permet de rebondir sur la faille majeure de ce système anti-viol : il fait porter la responsabilité du viol sur la victime. C’est à elle de mettre en place des stratégies pour se protéger, et confondre l’agresseur (il ne peut pas enlever le préservatif sans blessures graves à moins de consulter des spécialistes de la santé). Imaginez que ce raisonnement s’applique à d’autres crimes ou délits, comme le vol de voiture : chaque propriétaire devrait mettre en place un système qui permette de blesser le voleur, ou de le retenir captif, afin de pouvoir l’identifier et l’arrêter.

La responsabilisation d’une victime de viol revêt d’autres aspects : le fait de lui reprocher d’avoir eu une tenue, ou un comportement, qui aurait excité le violeur (ce que l’on appelle le victim blaming**). Et, en plus, d’en partie excuser l’agresseur pour ces raisons. Comme si on reprochait à quelqu’un le fait de posséder une grosse voiture, de lui dire que si on lui a volé, il l’a bien cherché, et de trouver des circonstances atténuantes au voleur, dépassé par son attirance envers une belle voiture de sport qui roule vite.

Le viol n’est pas le résultat d’une pulsion, mais d’une relation de domination

Ce que le concept de culture du viol veut nous faire comprendre, c’est que les agressions sexuelles ne sont pas le résultat d’une pulsion incontrôlable, mais les conséquences d’une société patriarcale où le viol est une manière d’asseoir sa domination, dans une relation inégalitaire de pouvoir sur l’autre. Ce pouvoir s’exerce jusque dans les systèmes judiciaire ou policiers. Culpabilisation de la victime, remise en doute de sa parole, méconnaissance de la définition légale du viol : porter plainte pour viol se révèle souvent très pénible. Et lorsque plainte est déposée, plus de la moitié des cas sont classés sans suite, en Belgique. Les victimes d’agression sexuelle en sont réduites au silence : dans notre pays, à peine 10% d’entre elles portent plainte. Avec le développement d’un sentiment d’impunité pour les agresseurs.(1)

Un dispositif médiéval pour un acte très contemporain

Face aux critiques, la créatrice Sonnette Ehlers répond par une phrase choc : "C’est un dispositif médiéval face à un acte moyenâgeux". Pourtant, 20% des femmes belges ont été victimes de viol (1). En France, une agression sexuelle a lieu chaque minute, soit 553.000 par an (2). Une écrasante majorité de ces agressions sexuelles sont commises par des hommes... Et ce n'est pas une situation propre à certains pays : les données de l'OMS nous montrent que mondialement, 27% des femmes subissent des violences (physiques et/ou sexuelles) de leur partenaire au moins une fois dans leur vie : la plupart des pays tournent autour des 20%, et certains montent jusqu'à près de 50%.

Sonnette Ehlers a donc tout faux : les agressions sexuelles sont bien des pratiques de notre temps, reflets d’une société inégalitaire et prônant des valeurs de domination. Et qu’au lieu de faire peser le poids de la menace du viol sur la femme par le port d’un préservatif à dents (qui revient à se demander "Comment faire pour que les femmes ne soient pas violées ?"), il faut plutôt se poser cette question, qui a valu à une militante féministe d’être temporairement bannie de Twitter en janvier dernier : "Comment faire pour que les hommes cessent de violer ?"


* Une des références francophone à ce sujet est le livre de Valérie Rey-Robert, "Culture du viol à la française", éditions Libertalia, 2019 (seconde édition en 2020).

** L’article de l’ONU "16 façons de lutter contre la culture du viol" résume bien les idées, mythes et croyances à combattre, dont le blâme de la victime.

(1) Dossier spécial sur le viol en Belgique, par Amnesty Belgique & SOS Viol, mars 2020.

(2) Enquête Ipsos sur la représentation des Français sur le viol, de l’association "Mémoire Traumatique et Victimologie", février et juin 2019


 

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