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Le pseudo "modèle méditerranéen" : "Que l’on travaille ou pas, ce sera toujours de notre faute !"

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Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Interrogé par LN24, le ministre bruxellois de l’Emploi Bernard Clerfayt (Défi) expliquait le 14 avril qu’"il y a 10 points de pourcentage d’écart entre les hommes et les femmes. Il y a encore beaucoup de femmes en Région bruxelloise qui sont dans un modèle méditerranéen, modèle familial où c’est Monsieur qui travaille et Madame qui reste à la maison".

Selon la RTBF qui a fait les calculs, on constate bien une différence de taux d’activité entre hommes et femmes plus importante à Bruxelles que dans les deux autres Régions du pays. Il faut cependant faire preuve de prudence face à ces chiffres : le faible taux d’emploi des femmes bruxelloises (47,5%) s’explique par une tendance générale dans la société : quelle que soit la nationalité ou l’origine, les femmes, y compris belges, sont moins à l’emploi que les hommes. Nombreux sont les obstacles qui entravent le travail des femmes, sur lesquelles pèse encore majoritairement le travail gratuit des tâches domestiques.

Dans la foulée de cette déclaration, différents partis ont d’ailleurs réagi. "C’est inacceptable et infamant. Je suis révoltée. Je pense à toutes ces femmes qui cherchent du travail et qui sont discriminées, ces mamans solos qui se battent au quotidien et qui sont renvoyées par le ministre à leurs origines. M. Clerfayt est en charge de l’emploi et c’est à lui d’actionner toutes les mesures possibles pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de freins à l’emploi pour ces femmes plutôt que de leur opposer un déterminisme culturel", a par exemple déclaré la députée Fadila Laanan (PS).

La ministre fédérale Zakia Khattabi a également exprimé son indignation. "Sérieusement, par quel cliché commencer ? C’est quoi le modèle méditerranéen ? Et surtout fermer les yeux sur des raisons objectives structurelles est hallucinant #shame", a-t-elle lancé sur Twitter.

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Des obstacles et des stéréotypes

Du côté des associations, cette déclaration passe mal également. "C’est incroyable d’entendre ce genre de choses, s’insurge Paola Guillén Crespo, spécialiste de l’interculturalité et animatrice au sein l’association féministe Vie Féminine (Huy-Liège). "Je suis moi-même une travailleuse migrante, cela fait 11 ans que je suis en Belgique. Quand je suis arrivée, j’ai découvert les obstacles et les stéréotypes qui jouent contre le travail des femmes immigrées. On m’a même dit que je travaillerai plus…", se souvient-elle.

Les femmes que j’ai rencontrées veulent travailler. J’ai voulu décortiquer le système qui les empêche d’y arriver

Elle se rend alors à l’association Dora Dorës, un Centre de formation, de ressources et de solidarités pour les personnes issues de l’immigration, situé à Huy. Une aide aux devoirs est également organisée pour les enfants. "Là, on s’est intéressé à moi en tant que Paola, et non en tant que femme bolivienne migrante. J’ai pu développer des projets autour de l’interculturalité. J’ai eu de la chance car on m’a donné la parole. En même temps, cela me met en colère, parce que cela manque à beaucoup d’autres femmes."

"Je veux travailler"

Forte de cette expérience, Paola Guillén Crespo se lance dans une étude sur la question, intitulée "Je veux travailler ! ", Barrières à l’insertion professionnelle des femmes immigrées. "Le titre est important car, contrairement aux stéréotypes, les femmes que j’ai rencontrées veulent travailler. J’ai voulu décortiquer le système qui les empêche d’y arriver. Je les ai interrogées lors d’échanges informels, d’interviews personnelles et également lors de moments collectifs."

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Elle découvre notamment que la plupart d’entre elles possèdent des diplômes universitaires. "Mais il est compliqué de faire reconnaitre ces diplômes, d’autant plus si on ne parle pas la langue. Il y a beaucoup de documents administratifs à remplir, surtout en Belgique avec la complexité institutionnelle. Leurs compétences ne sont pas valorisées, et elles travaillent dans le secteur du nettoyage. On sait qu’il s’agit d’un secteur essentiel, mais peu valorisé et aux emplois précaires. Elles sont poussées vers ces emplois-là. Doit-on les obliger à travailler dans ce secteur, même si elles ne le souhaitent pas ?", questionne Paola Guillén Crespo.

La barrière de la langue est citée par les femmes interrogées dans son analyse. "C’est lié à l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes. Elles ont très peur de commettre des fautes de français et d’être jugées. Je ne parlais pas non plus le français quand je suis arrivée en Belgique. Il y a des attitudes infantilisantes, on te traite comme une analphabète. Il y a des regards qui blessent. C’est une grande impuissance de ne pas pouvoir s’exprimer. J’ai commencé à parler en essayant de ne pas faire attention aux erreurs. Aujourd’hui, je suis fière de mon accent ! Cependant, même celles qui parlent bien le français rencontrent des difficultés sur le marché du travail, ce n’est pas la seule explication."

Également mis en avant : les problèmes de garde d’enfants qui font obstacle à leur travail ou les maris qui leur interdisent de travailler.

Au croisement de différentes inégalités

"Il y a aussi un système raciste ici en Europe, avec les entraves à l’accueil des personnes migrantes. Les femmes immigrées se trouvent au croisement de toutes ces inégalités : patriarcale, raciste, institutionnelle, etc. Je pense notamment à des femmes qui portent le voile et qui me disaient qu’on ne les voyait pas, elles. On ne voyait que leur voile. A cause de l’islamophobie, elles vivent un autre type de discrimination que celui que je peux subir, par exemple. Il y a des contextes différents, des réalités différentes. Cela n’a pas de sens de parler d’un seul ‘modèle’. C’est une analyse trop basique, qui semble en plus faire porter la seule responsabilité aux femmes. Que l’on travaille ou pas, ce sera toujours de notre faute ! Ce n’est pas en nous stigmatisant que cette situation-là va changer", poursuit Paola Guillén Crespo.

Parmi les solutions qu’elle a identifiées, "il faut multiplier les espaces de parole qui leur sont ouverts. Il faut qu’elles puissent faire passer leur message, et prendre confiance.C’est important de nous inviter à parler, de nous écouter et de ne pas parler en notre nom." Elle a d’ailleurs créé un texte de slam qui évoque les difficultés d’être une femme migrante qui ne parle pas la langue de son pays d’accueil.

Une démarche dans laquelle s’inscrit également le collectif L-Slam : fondé par Lisette Lombé, il s’agit d’un collectif de poétesses qui organise des ateliers et des podiums de slam, selon le principe du marrainage.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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