Le ballet de Stravinsky crée à Paris en 1913 par les Ballets russes de Diaghilev sur la chorégraphie de Nijinski porte pour sous-titre "Tableaux de la Russie païenne en deux parties". L’idée en vient au compositeur en 1910. Dans ses "Chroniques" il relate la vision qui lui est parvenue :
J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps.
"Le Sacre du printemps" de Stravinsky s’inspire donc de la mythologie slave. Dans sa version du "Sacre", Dada Masilo lui substitue la mythologie tswanaise. Une manière pour elle d’interroger ses racines et de rentrer en contact avec ses ancêtres. En effet, la chorégraphe, formée au P.A.R.T.S et originaire de Soweto, un township de Johannesburg, est d’origine botswanaise. Un héritage qu’elle connaissait finalement assez peu.
"La danse tswana fait partie de ma culture, de mon héritage, et puis c’est mon langage ! J’ai décidé de l’apprendre. C’est vraiment une danse intrigante et élégante. Les rythmes sont très complexes et je me suis dit que j’allais l’utiliser dans cette création car je voulais parler des rituels et de ce que signifie le sacrifice pour le peuple tswanais", explique Dada Masilo.
Malgré cet ancrage dans la culture tswanaise, une myriade d’autres cultures est présente sur le plateau, notamment par la langue. On parle zoulou, xhosa, tswana, anglais, car Dada Masilo a réuni autour d’elle une équipe dont les membres viennent d’horizons divers et ont des bagages artistiques différents. "J’ai voulu que personne ne se sente laissé de côté", raconte la chorégraphe. "Le texte n'est pas-titré car je voulais vraiment que le mouvement parle de lui-même. J’essaye à chaque fois de raconter une histoire où tout le monde puisse se sentir connecté, s’identifier à ce qui se passe sur le plateau. Ce n’est pas toujours facile mais nous travaillons avec le corps et c’est l’avantage ! Le corps nous raconte une histoire que tout le monde peut comprendre".
En l’occurrence ici, celle de la pandémie et de la blessure que celle-ci nous a infligée collectivement…
À cause du Covid 19, beaucoup de gens ont perdu des êtres aimés. J’ai voulu envoyer un message de consolation : "donnez-vous la permission de ressentir vos émotions, acceptez-les ! Si vous ressentez de la tristesse soyez triste. Si vous ressentez de la colère soyez en colère. Si vous ressentez de la frustration, exprimez là !" Le "Sacrifice" parle de comment nos émotions nous déplacent.
La pièce montre le chemin vers l’acceptation de l’élue, désignée pour être sacrifiée par sa communauté. Elle est interprétée par Dada Masilo elle-même qui livre une prestation magistrale !
Le plateau de la Cour du Lycée Saint-Joseph est vide. À cour et à jardin, des praticables noirs pour permettre aux danseurs d’entrer et sortir. En fond de scène, projeté sur le mur, une photographie d’un arbre aux branches dépouillées. C’est l’hiver. Tout dans la mise en scène de Dada Masilo est d’une incroyable épure. Ici aucun effet superflu, la danse est rendue à son aspect le plus dépouillé. Les mouvements des interprètes sont sublimés par leurs tenues amples aux tons neutres (vert d'eau, gris pâle,...) ou leurs nudités. Seule scorie : le dialogue qui s’instaure entre une danseuse et les musiciens qui jouent en live, invitant ces derniers à ralentir le rythme. "Il fait chaud, on est en sueur, c’est dur : calmez le jeu !", les invective-t-elle. Un grand éclat de rire secoue la salle, permettant une respiration avant de replonger de plus belle dans cette transe faramineuse à laquelle le public réservera une véritable standing ovation.