Musique

Le tourment du carillonneur : "Personne n’écoute, mais tout le monde m’entend, il faut accrocher l’oreille"

Le carillonneur Patrice Poliart à l’œuvre au Beffroi de Mons.

© Sébastien Cools

Des concerts de carillon sont organisés au Beffroi de Mons toute l’année : un dimanche par mois d’octobre à avril et tous les dimanches de mai à septembre. En prélude au concert de ce week-end, nous avons rencontré mardi matin le carillonneur Patrice Poliart, titulaire du carillon à Soignies et cotitulaire à Mons, même s’il passera sans doute son tour ce dimanche après-midi en raison d’une récente opération à la main. Actuellement, ils sont quatre à se partager le clavier là-haut dans la tour montoise.

Les portes du beffroi s’ouvrent à dix heures pile. Le carillonneur nous montre le chemin, d’abord vers l’ascenseur, puis dans les quelques volées d’escaliers. Sa cabine de verre se situe à une cinquantaine de mètres de hauteur, mais sans véritable vue sur la ville. À l’inverse, le musicien à l’œuvre peut être regardé en direct, grâce à deux caméras qui diffusent les images dans la salle sous l’horloge. Installé face au clavier, Patrice Poliart garde sa tenue d’hiver et commence par régler la longueur des câbles en acier, qui ont tendance à rétrécir avec le froid. Les battants sont alors trop proches des cloches, ce qui provoque un manque de résonance.

Les câbles ont tendance à rétrécir avec le froid, il faut alors les régler.
Les câbles ont tendance à rétrécir avec le froid, il faut alors les régler. © Sébastien Cools

Un instrument historique à protéger

"Jouer au Beffroi, c’est un honneur. Cet instrument est historique. Les premières cloches datent de 1672. Il a passé la Révolution française, la guerre de 14, la guerre de 40, toutes les périodes de guerre où les belligérants prenaient les cloches pour faire des canons et de la monnaie", introduit le passionné. "Il a une particularité, c’est qu’il n’est pas tout à fait juste. Parce qu’à l’époque, on ne connaissait pas encore les techniques d’accordage qu’on connaît maintenant. Donc certains carillonneurs n’aiment pas jouer ici, parce que ce n’est pas tout à fait juste, parce qu’il est plus dur, parce que c’est ancien. Mais moi, je vois ça comme un honneur. On a la chance d’avoir ça ici, à portée de main. Pour moi, il faut le protéger au maximum. Je sais que certains veulent réaccorder les cloches, tout changer. Je trouve que ce n’est pas une bonne idée", estime Patrice Poliart.

Ancien, plus dur, pas tout à fait juste, le carillon montois ne trouve pas grâce auprès de tous les carillonneurs.
Ancien, plus dur, pas tout à fait juste, le carillon montois ne trouve pas grâce auprès de tous les carillonneurs. © Sébastien Cools

Une solitude paradoxale

Les 49 cloches du Beffroi de Mons couvrent quatre octaves complètes. Les plus longs "bâtons" du clavier correspondent aux touches blanches d’un piano, les plus courts correspondent aux touches noires. Paradoxalement, le carillonneur, seul dans sa cabine, joue pour tout le monde, pour toute la ville. "Je trouve ça sympa. À l’orgue ou à l’accordéon, j’ai parfois l’occasion de jouer en public, un public en salle. Là, les gens regardent et 'jugent' la qualité. C’est pour ça qu’on va au concert aussi, pour voir quelque chose de beau. Tandis qu’ici, personne ne me voit. À part les caméras, mais ça ne me gêne pas", commente le musicien. "Parfois, il y a un touriste qui monte, alors que normalement on ne peut pas. Je dis toujours : quand il y a une porte où il est marqué 'interdit', c’est celle-là qu’il faut aller voir", s’amuse-t-il, confessant apprécier partager ses explications avec ces visiteurs inattendus.

Seul dans sa tour, le carillonneur apprécie partager ses explications avec les visiteurs téméraires.
Seul dans sa tour, le carillonneur apprécie partager ses explications avec les visiteurs téméraires. © Sébastien Cools

Liberté d’interprétation

"Bien sûr, au carillon, il y a un répertoire spécifique, mais ce n’est pas un répertoire grand public. Donc, personnellement, mais la plupart le font, nous sommes obligés de faire des adaptations de morceaux 'connus' ou de morceaux plus légers. Ça a un très grand avantage : il faut faire l’arrangement, mais on n’est pas obligé de suivre tip-top la partition. Ça laisse la liberté à l’interprète de sortir un peu de la partition. Ça, c’est intéressant", dévoile l’artiste, soudain coupé par les cloches sonnant 10h15.

Sur les adaptations d’airs connus, l’interprète prend la liberté de sortir de la partition.
Sur les adaptations d’airs connus, l’interprète prend la liberté de sortir de la partition. © Sébastien Cools

Accrocher l’oreille et le cœur

"En jouant du carillon, on fait partie de la vie culturelle du lieu où on joue. Parce que tout le monde t’entend. Personne n’écoute, mais tout le monde m’entend. C’est intéressant, parce qu’il faut essayer d’accrocher l’oreille du passant, en jouant des choses qu’il puisse reconnaître, ou dire 'Ah, ça, j’ai déjà entendu', ou 'Ah, ça, c’est beau'. Faire partie de la vie culturelle locale, c’est très gratifiant", reprend Patrice Poliart, parfois agréablement surpris par les commentaires positifs d’inconnus qui le reconnaissent dans la rue comme le carillonneur. "Dans le monde des musiciens, à part les carillonneurs, personne ne peut dire qu’il joue pour tout le monde. Quand on va au concert, on paie sa place. En plus, c’est un nombre toujours limité. Ici, c’est un nombre illimité, et ça, ça me plaît", confie-t-il.

Seul dans sa cabine au Beffroi, le carillonneur joue pour toute la ville.
Seul dans sa cabine au Beffroi, le carillonneur joue pour toute la ville. © Sébastien Cools

Messages engagés

S’il joue finalement dimanche, Patrice Poliart ne fera pas de virtuosité, à cause de sa main opérée. Il a déjà son répertoire en tête. "Depuis le 24 février de l’année passée (donc le début de l’invasion russe en Ukraine, ndlr), je commence toujours mes concerts par l’hymne ukrainien, j’y tiens (voir la vidéo sous l'article). Et par un morceau folklorique ukrainien ('Les Cils foncés'), puis un ou deux morceaux pour la paix ou antimilitaristes", rapporte le carillonneur, citant "Le Déserteur" et "Quand les hommes vivront d’amour". Dans sa liste variée, le mélomane prévoit entre autres du Bach et du Chopin, "Alfonsina y el mar", "un petit Johnny Hallyday" ("Je te promets"), "Tous les cris les S.O.S." de Daniel Balavoine, "La chanson d’Hélène" liée au film de 1970 "Les Choses de la vie", quelques chansons folkloriques de Soignies et un arrangement d’un chant écologique. "Je suis de tous les combats", affirme l’artiste en rigolant. "C’est le rôle du carillon : on doit faire passer des messages. Je m’évertue à en faire passer", clame celui qui exécute par exemple "L’Internationale" le 1er mai. Le musicien hésite encore sur un traditionnel russe, mais "tous les Russes ne sont pas pour la guerre", glisse le philosophe. "Je joue souvent le Doudou. Pas toujours, mais souvent. Ça peut faire plaisir aux Montois, de temps en temps", continue-t-il. "Il faut changer tout le temps (de répertoire). J’ai de la réserve", assure l’expérimenté. "Ça dépend aussi de l’humeur du musicien", ajoute-t-il.

Côté à côte, l’hymne ukrainien et "Le Déserteur" de Boris Vian.
Côté à côte, l’hymne ukrainien et "Le Déserteur" de Boris Vian. © Sébastien Cools

Une demande en mariage originale

Dans son programme figure notamment "Ma préférence", de Julien Clerc, une chanson qui a pour lui une histoire. "Un jour, un monsieur me téléphone en me disant : 'Je dois demander la main de ma fiancée à telle date, mais je veux faire ça au Beffroi, est-ce que vous pourriez jouer un morceau ?'… J’ai accepté", raconte le carillonneur, livrant un souvenir attendrissant de fin 2022. "Il m’avait donné un morceau, mais c’était du rap. Or, au carillon, on ne sait pas faire de rap, parce que le rap, il n’y a pas vraiment de mélodie, c’est un rythme, une parole rythmée. Donc je lui ai demandé de trouver autre chose. Il m’a proposé 'Ma préférence' et j’ai dit oui", se souvient-il.

Les nuages et les travaux en moins, le cadre était bien choisi pour une demande en mariage, sur fond musical.
Les nuages et les travaux en moins, le cadre était bien choisi pour une demande en mariage, sur fond musical. © Sébastien Cools

Pianiste, organiste et carillonneur

Patrice Poliart, 68 ans, est le plus âgé des carillonneurs à Mons. Faisant de la musique depuis l’âge de 6 ans, il a commencé par le piano, et a été plus tard organiste pendant plus d’une quinzaine d’années dans une église. Passé par l’académie d’Ath, le musicien s’est ensuite formé en France, à Saint-Amand-les-Eaux, puis s’est perfectionné à l’académie de Soignies. Il joue actuellement du carillon à Mons, mais également à Soignies, où il a habité plus de 60 ans. "À Enghien, j’ai arrêté. D’abord, parce que je prends de l’âge. Et certains étaient sans carillon. Puis, c’était trop pour moi", admet l’ancien boulanger sonégien, artisan pendant 42 ans et retraité depuis 2015. "À Soignies, je suis titulaire, c’est-à-dire que je suis le 'seul maître à bord'. Je gère la saison, j’invite les musiciens étrangers", expose l’organisateur.

Patrice Poliart est titulaire du carillon à Soignies et cotitulaire à Mons.
Patrice Poliart est titulaire du carillon à Soignies et cotitulaire à Mons. © Sébastien Cools

L’appel des cloches

"J’étais boulanger à Soignies, tout près de la collégiale, où il y a un carillon. Pendant toute ma carrière, j’ai entendu le carillon. Je trouvais qu’il n’était pas souvent utilisé, parce qu’il n’y avait pas de carillonneur attitré. En tout, il y avait cinq concerts par an, à des occasions festives. Entre-temps, c’était silence radio", resitue le musicien, pour justifier ses débuts à l’instrument, à l’âge de 42 ans. "Il y avait un aspect plus psychologique, c’est que dans mon métier de boulanger, j’étais 'enfermé jour et nuit' dans mon atelier. Je ne voyais pas grand monde, finalement. Alors, je me suis mis en tête de changer un peu ma vie. Puisque le carillon n’était pas suffisamment utilisé, puisque j’avais un bagage musical déjà depuis l’enfance, j’ai essayé de trouver un cours de carillon. J’ai demandé l’autorisation de monter jouer au président de la fabrique d’église, qui était un client. Il m’a donné la clé. Il m’a fait confiance. C’est comme ça que j’ai commencé", retrace Patrice Poliart. "De fil en aiguille, j’ai participé à un concours international à Audenarde, où j’ai eu le premier prix pour l’imposé et le deuxième prix au total. C’était incroyable, il n’y avait que trois ans que je faisais du carillon. Ça m’a conforté dans le fait de jouer, donc j’ai joué encore plus", récapitule-t-il.

Enfermé dans son atelier de boulanger, le musicien voulait du changement dans sa vie.
Enfermé dans son atelier de boulanger, le musicien voulait du changement dans sa vie. © Sébastien Cools

Où étudier le carillon ?

Comment apprendre à jouer du carillon ? D’après notre interlocuteur, à condition de travailler, la pratique de l’instrument est accessible à n’importe quel motivé, en quelques années, en fonction du bagage musical de départ. Cela n’a rien d’impossible : des cours existent en académies, comme à Soignies, Ath, Liège ou Wavre, ainsi qu’à l’Institut royal supérieur de musique et de pédagogie (IMEP) à Namur. Un projet de cours est en gestation à Mons. L’idéal est d’avoir un clavier d’étude chez soi. "C’est un clavier qui ressemble au clavier ici, avec des pédales et des touches. Mais le son n’est pas fait par des cloches, évidemment. C’est fait par des lames de xylophone. Ou alors numérique, comme un synthé", explique ce bricoleur qui a construit ses deux premiers claviers lui-même. "Je suis allé chercher des pièces à Malines, chez un campaniste qui avait du vieux matériel pour la casse. J’ai bricolé un clavier chez moi", se rappelle l’artiste, qui par la suite a acheté un numérique, "la Rolls du clavier". Sollicité, Patrice Poliart a déjà enseigné, mais ce n’est pas son but premier. "Je n’ai pas la patience d’un pédagogue. Ma femme me le dit aussi, d’ailleurs", avoue-t-il en plaisantant. "Je n’ai pas la patience. Et pas seulement pour le carillon", élargit l’homme.

Outre suivre des cours à l’académie, l’idéal est d’avoir un clavier d’étude chez soi pour pratiquer.
Outre suivre des cours à l’académie, l’idéal est d’avoir un clavier d’étude chez soi pour pratiquer. © Giogo

Une passion, pas une carrière

En Belgique, carillonneur n’est pas vraiment un métier, prévient le spécialiste : "On ne sait pas en vivre. Je ne connais personne qui en vive. Même à Bruges, le carillonneur a toujours eu un autre emploi, de professeur de musique, dans une académie, au conservatoire ou autre. Vivre uniquement du carillon, je n’en connais pas. Or, dans le milieu, on se connaît bien". La situation est différente à l’international. "Aux États-Unis, au Canada aussi, là, le carillonneur fait partie du protocole de la Ville, c’est-à-dire qu’il la représente, que ce soit chez lui ou à l’étranger. Donc il est payé par la Ville, il a un (salaire) fixe, il est payé pour jouer du carillon. Tout ça est bien défini. Plus les représentations à l’étranger. Par exemple, le congrès de la fédération mondiale à Utrecht au mois d’août, les Américains vont venir en masse, mais il faut savoir qu’eux, leur billet est payé", compare le Belge.

En Belgique, même à Bruges, personne ne sait vivre du carillon.
En Belgique, même à Bruges, personne ne sait vivre du carillon. © BELGA

Des rencontres stimulantes

À l’entendre, le monde du carillon est stimulant aussi humainement. "On rencontre des gens du monde entier. Vraiment d’une manière très sympathique, surtout dans les congrès mondiaux. Le dernier congrès mondial que j’ai fait, c’était à Barcelone. Là, on rencontre le monde entier : des Américains, des Russes, des Polonais, même des Japonais. Des Français, évidemment, des Hollandais, beaucoup, des Flamands, … On est vraiment copains avec tout le monde. À Soignies, j’invite cinq carillonneurs, dont un Américain et une Polonaise. C’est génial", s’enthousiasme le gaillard affable, qui participe à des tables de conversation en anglais pour faciliter les échanges.

Les congrès mondiaux du carillon, comme son dernier à Barcelone, sont pour Patrice Poliart des viviers de rencontres internationales.
Les congrès mondiaux du carillon, comme son dernier à Barcelone, sont pour Patrice Poliart des viviers de rencontres internationales. © Generalitat de Catalunya

Une tradition qui se perpétue

Aux yeux de Patrice Poliart, la tradition du carillon ne se perd pas. Une vingtaine de carillons sont d’ailleurs en activité en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il remarque cependant qu’on fait du carillon "à partir d’un certain âge" : les jeunes élèves sont peu nombreux. "Le carillon est considéré comme un deuxième instrument. Je constate que c’est souvent des organistes qui deviennent carillonneurs par la suite. Parce qu’il y a une similitude. L’organiste a aussi un pédalier. Et les carillons sont aussi dans des églises, pas que dans des beffrois", note le musicien.

Installation du carillon à Dinant, en 2015.
Installation du carillon à Dinant, en 2015. © Belga

Aussi à quatre mains

À l’avenir, Patrice Poliart a le projet de jouer plus souvent avec son épouse, qui a aussi son diplôme de carillon, donc à quatre mains. "J’aime bien ça. Là non plus, je n’ai pas la patience. Elle est un peu moins experte que moi, donc elle hésite. Avec son épouse, c’est difficile. On a moins de patience qu’avec quelqu’un d’autre", éclate-t-il de rire. Le couple a déjà joué ensemble, sans que les gens en bas se rendent compte du duo. Le mari espère un jour arriver à donner un concert complet à deux.

Patrice Poliart a déjà joué avec son épouse, sans que les gens en bas se rendent compte du duo.
Patrice Poliart a déjà joué avec son épouse, sans que les gens en bas se rendent compte du duo. © Sébastien Cools

Comme de coutume, le concert au Beffroi de Mons prévu ce dimanche 12 mars commencera à 14h30 et durera une heure. Il est gratuit depuis le parc, mais l’éventuelle entrée au Beffroi coûte 9 euros au tarif plein.

À Mons, les concerts de carillon se donnent un dimanche par mois d’octobre à avril et tous les dimanches de mai à septembre.
À Mons, les concerts de carillon se donnent un dimanche par mois d’octobre à avril et tous les dimanches de mai à septembre. © Sébastien Cools

L'hymne ukrainien joué au carillon depuis le Beffroi de Mons

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