Le fin Mot

L’économie russe se porte-t-elle mieux que celle de la zone euro ?

Par François Saint-Amand, d'après une interview menée par Eddy Caekelberghs via

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Union Européenne a misé sur une cascade de sanctions économiques envers la Russie. Objectif : faire tomber l’agresseur dans la récession. Mais celui-ci est-il réussi ? Embargos, restrictions, et sabotages des gazoducs Nord Stream, ont aussi entraîné une crise énergétique sans précédent sur le vieux continent. Dans Le fin Mot, Éric Chaney, conseiller économique à l’Institut Montaigne, tente de répondre à cette question : l’économie russe se porte-t-elle mieux que la zone euro ?

Les sanctions occidentales envers la Russie (dont l’embargo sur le charbon, le pétrole, l’isolement des banques russes, ou encore l’interdiction de l’exportation dans le secteur des technologies) devaient amener à l’effondrement de son économie, pour provoquer la fin de la guerre en Ukraine. Le FMI projetait même une baisse conséquente du PIB de la Russie de 6%. Mais cette récession annoncée n’a pas eu lieu en 2022, descendant "seulement" de 2,1%. Moscou fait donc mieux que résister… et devrait même profiter d’une légère croissance en 2023, à hauteur de 0,3%. Le FMI estime que la zone Euro connaîtra aussi une croissance de 0,7%. Pour 2024, les projections accordent même une meilleure croissance à la Russie (+2,1%) qu’à la zone Euro (+1,6%).

Alors comment interpréter ces chiffres ? Les sanctions occidentales ont-elles réussi à plomber l’économie russe ?

Une production industrielle en baisse

Éric Chaney observe ces prévisions du FMI avec un regard critique. Selon lui, l’inflation en Europe n’a cependant "rien à voir avec ce qu’il se passe en Russie où l’inflation est beaucoup plus élevée".

Il attire plutôt l’attention sur ce chiffre : une baisse de - 4,3% de la production industrielle en décembre 2022 en Russie (la baisse était d’ailleurs constante et la production ne remonte que depuis mars 2023). "Ce n’est pas très compatible avec une croissance ou même une stagnation de l’économie. L’économie russe, à mon avis, elle est aujourd’hui en récession. On ne le dit pas trop parce qu’on cache, si c’est possible, les choses à Moscou. Les données de production industrielle sont claires et nettes. Moins 4%, c’est quand même une très forte contraction".

La production industrielle est en baisse depuis plusieurs mois en Russie.
La production industrielle est en baisse depuis plusieurs mois en Russie. © Trading Economics

Un contournement des sanctions

Pour contrer les sanctions occidentales et continuer le financement de sa guerre en Ukraine, la Russie a misé sur l’exportation de ses hydrocarbures vers d’autres marchés que l’Europe.

"Les principaux revenus de l’État russe, c’est la vente du pétrole, secondairement la vente du gaz. Le reste, ça compte pour rien" assure Éric Chaney. L’embargo sur le pétrole, puisqu’il a été appliqué progressivement, ne fonctionne sérieusement que depuis février 2023 selon le conseiller économique à l’Institut Montaigne. "La première raison quand même de la résilience russe, c’est que les sanctions, on ne les a pas mis en œuvre véritablement en 2022. Là où ça fait le plus mal".

Mais la Russie a aussi contourné les sanctions économiques de l’UE en important ces technologies depuis des pays tiers. "Comme l’économie russe s’est progressivement quand même intégrée dans l’économie mondiale, elle importe de la technologie, je dirais occidentale, pour fabriquer ce qu’elle peut fabriquer : des automobiles, des avions et des armements. Il n’y a plus théoriquement d’exportation de technologie, mais on s’est aperçu quand même qu’il y a eu une forte augmentation des exportations à contenu technologique vers la Turquie, vers des voisins de la Russie comme l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie par exemple, et que ces pays, tiens comme c’est extraordinaire, ont eu une accélération de leurs exportations vers la Russie".

Pétrole, automobile… les sanctions économiques ont bien un impact

Concernant le gaz russe, qui n’est presque plus acheminé en Europe de l’Ouest, si ce n’est le gaz naturel liquéfié, Moscou peut compter sur l’intérêt de la Chine. Les Chinois veulent décarboner leur économie en passant par cette énergie transitoire qu’est le gaz. Mais il n’y a pas assez de gazoducs entre ces deux pays et leur construction prend du temps.

C’est surtout sur l’exportation de pétrole que fonctionnent les sanctions occidentales d’après l’économiste. Il est vendu notamment à la Chine ou à l’Inde, mais son prix est bradé. "C’est là où les sanctions, en particulier sur les assurances qui vont avec le transport maritime du pétrole, mordent" affirme Éric Chaney. "La décote du pétrole russe, donc la variété Oural par rapport au Brent (le pétrole de la mer du Nord, baril de référence pour l’Europe, ndlr), est de 35%. En février, l’Oural se traitait à 56 dollars et le Brent à 85. Et de ce qu’on me dit dans les marchés pétroliers, c’est que la Russie en vend même des quantités importantes à l’Inde, en particulier à des prix encore inférieurs à ceux du marché parce qu’elle a besoin de devises. Elle a un besoin de plus en plus crucial de devises parce qu’en 2022, les choses allaient bien. Et à la fin 2022, tout à coup, il y a eu un énorme déficit du budget de l’État russe. Et là, il n’y a pas de miracle. Il faut faire rentrer des devises pour parvenir à combler les trous. Donc aujourd’hui, les Russes, apparemment, sont prêts véritablement à brader complètement leurs exportations de ressources naturelles. Alors le gaz, c’est compliqué, mais le pétrole, oui, ça c’est relativement facile pour avoir des devises".

Enfin, malgré ses contournements face à l’embargo de biens technologiques américains, européens, japonais, ou coréens, la Russie perd du temps. Et le temps, c’est de l’argent comme le dit la célèbre maxime. Pourquoi ? Parce que la technologie chinoise par exemple, n’est pas la même que celle utilisée par l’Occident. "Pour faire marcher les machines outils qui sont installées en Russie pour fabriquer des avions, des automobiles… Les pièces détachées, on ne peut pas remplacer de la technologie américaine par de la technologie chinoise. Il va falloir changer beaucoup de choses et cela prendra du temps. Et c’est une des explications d’ailleurs pour le fait que la production d’automobiles en Russie a quasiment disparu. Elle est tombée à zéro parce qu’il n’y a plus de pièces détachées et qu’on ne reconvertit pas les usines rapidement".

© Anton Petrus / Getty Images

La Russie, bientôt vassale de la Chine ?

À moyen ou à long terme, la Chine deviendra bel et bien le principal partenaire commercial de la Russie prédit Éric Chaney… mais ce ne sera pas aussi simple pour Poutine.

La Chine prendra bien la place des Européens, des Américains, mais elle le fera à ses conditions, elle exportera ce qu’elle voudra.

"La technologie la plus sensible, militaire par exemple, elle sera probablement très prudente en Chine : on n’est pas forcément très heureux à l’idée que la Russie se lance dans des aventures militaires. Il y a eu des guerres larvées entre la Russie et la Chine à l’époque de Brejnev, sur les rives de l’Oussouri et que les Chinois n’ont pas oublié (un conflit sino-soviétique en 1969 qui aurait fait 20.000 morts selon les estimations, ndlr). Et les Russes, à cette époque-là d’ailleurs, en profitaient pour essayer leurs nouvelles armes sur les soldats chinois. Ce sont des choses que les Chinois qui ont la mémoire longue n’ont pas oubliées. Et donc ils feront attention dans les types de technologies qu’ils exportent à la Russie".

La richesse naturelle principale de la Russie reste le gaz. Pour Éric Chaney, commercer sur cette ressource avec l’Inde engendrera des complications logistiques car il faut traverser l’Himalaya. Ce qui laisse la Chine en position de monopsone, soit d’unique acheteur. "Quand vous êtes le seul acheteur, vous dites d’un côté : 'vous allez me faire une réduction de 25% et vous n’avez pas trop le choix d’ailleurs, parce que je suis votre seul client'. C’est bien une relation de vassalisation. Et alors, pour les importations de technologies, l’économie russe n’est pas capable de produire de la technologie. C’est quand même quelque chose d’extraordinaire, mais c’est la réalité. Donc il faudra bien importer de la Chine, elle mettra ses conditions".

© Dragan Mihajlovic / iStock / Getty Images Plus

Moscou ne reflète pas la réalité du reste de la Russie

Les images de Moscou et des médias contrôlés par le régime montrent des magasins encore largement fréquentés par les Russes, malgré l’inflation. La vie économique serait-elle donc toujours aussi paisible malgré ces paquets de sanctions occidentales ? Pour le conseiller économique de l’institut Montaigne, il ne faut pas voir l’arbre qui cache la forêt.

"Il n’y a pas photo entre la zone euro et l’économie russe". Cette dernière est mal en point pense Éric Chaney. "La Russie est un grand pays et ce qu’on voit à Moscou ne reflète vraiment pas la réalité du pays en général, quand on regarde les statistiques, je vous ai dit production industrielle en chute, le crédit à l’économie est en forte contraction. La Russie a la chance d’avoir une dirigeante de sa banque centrale qui a beaucoup de talents. Elle se bagarre depuis l’invasion de l’Ukraine. Quelque chose auquel elle ne s’attendait pas pour quand même maintenir à flot financièrement l’économie russe. Cela devient de plus en plus dur. Moi je pense que Moscou est un petit peu l’arbre qui cache la forêt et que l’économie russe est en réalité en train de souffrir beaucoup plus que ce que les images dans les rues de Moscou nous suggèrent".

Sur le même thème : Extrait JT (17/05/2023)

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