Les Grenades

Les Bobines du Cinéma : Isabelle Truc, productrice prolifique

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Elles tournent, jouent, montent. Elles font, regardent, racontent. Elles sont dans la fiction, le documentaire, l’animation. On les croise en festivals, en plateau ou dans leur bureau. Toutes les 3 semaines, dans la série Les Bobines du Cinéma, Les Grenades tirent le portrait d’une professionnelle de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un entretien en profondeur, pour découvrir une personnalité, une passion, un métier – mais aussi pour aborder le cinéma sous l’angle du genre, et réfléchir collectivement à plus d’inclusivité.

Après une première saison dédiée aux jeunes visages émergents, la saison 2 laisse la place à des figures plus "installées", souvent à des postes à hautes responsabilités. Pour ce troisième épisode, on a rencontré avec Isabelle Truc, productrice prolifique d’Iota Production.

En collaboration avec Elles Font Des Films.


FICHE TECHNIQUE

Nom : Truc

Prénom : Isabelle

Profession : Productrice, fondatrice d’Iota Production

Formation : Assistante sociale, communications sociales, journalisme

Filmographie sélective : Mon nom est Clitoris de Daphné Leblond et Lisa Billuart-Monet, La forêt de mon père de Vero Cratzborn, La mesure des choses de Patric Jean, De la planète des humains de Giovanni Cioni, Casser les codes de Safia Kessas,…


Partie 1 – Enfant des Grignoux

Isabelle Truc est la fondatrice de Iota, une fameuse boite belge de production de documentaires et de fiction. Même sans le savoir, vous avez sûrement déjà eu une de leurs œuvres devant les yeux. Par exemple, Mon Nom est Clitoris qui a connu un joli succès en Belgique mais aussi à l’étranger, et a remporté le Magritte du meilleur documentaire. Ou encore Overseas, qui a parcouru les salles belges en 2020, et est d’ailleurs encore dispo sur Auvio.

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Si elle est aujourd’hui une productrice bien connue dans le milieu, Isabelle a, de son propre aveu, mis longtemps pour arriver au cinéma. Enfin, en tant que professionnelle en tout cas. Parce qu’en tant que spectatrice, elle est tombée dans la marmite très jeune, grâce à une certaine salle liégeoise bien réputée : "Comme beaucoup, je suis une enfant des Grignoux. Le Parc est une salle qui m’a marquée, j’ai grandi avec. J’ai découvert Les Ailes du Désir, Roseline et les Lions de Beineix, Salo ou les 120 jours de Sodome, Sans Toit Ni Loi d’Agnès Varda… Quand j’allais aux Grignoux justement, je me disais j’aimerais tellement être de l’autre côté de la toile, de participer. L’image, le son, la musique, les couleurs, raconter une histoire… tout m’intéressait."

La jeune Isabelle rêve de cinéma, mais ce rêve lui semble inaccessible. Le fameux sentiment de légitimité : "Au début je n’osais pas : je ne connaissais personne dans la culture, c’était un monde un peu inaccessible, je me disais que je n’avais pas de compétences particulières…" Après une formation d’assistante sociale, et des études de journalisme, elle se retrouve en stage à la communauté européenne dans le service de presse. "C’était l’époque de La Promesse des frères Dardenne (en 1996, quelques années avant leur première Palme d’Or pour Rosetta, NDLR) : tout le monde parlait du cinéma belge, il y avait une effervescence formidable… Donc je me suis dit, je n’ai rien à perdre, si je dois essayer, c’est maintenant."

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Voilà comment Isabelle décide d’appliquer ce qu’elle nomme ‘la technique sparadrap’ : appeler une à une, les boites de production trouvées dans le bottin téléphonique. Elle finit par décrocher un poste de stagiaire chez Saga Film. "On m’a mis dans une pièce avec, là aussi, un bottin de téléphone, et on m’a demandé d’appeler les écoles et organiser projections scolaires. Voilà, j’ai commencé comme ça."

Partie 2 – Productrice confirmée

Quelques années plus tard, en 2000, forte de ses expériences dans le métier, Isabelle créé sa société, Iota production. En fait, quelle est la différence entre directeur·trice de production, producteur·ice exécutifs, et producteur·trice tout court ?

"Ah oui, ce n’est pas du tout la même chose !", réagit-elle. "Producteur·trice, c’est quand tu accompagnes le film du début de sa fabrication jusqu’à la fin. Tu accompagnes l’auteur ou l’autrice dans le développement du projet, tu contactes vendeurs et distributeurs en amont pour faire circuler le film quand il sera fini, et tu cherches les financements pour le produire. Attention, c’est ta société, mais ce n’est pas ton argent : on n’est pas des banques ! Mais c’est toi qui vas chercher des fonds pour financer le film. Le producteur ou la productrice est responsable de ce qu’on appelle la 'bonne fin': livrer en temps et en heure le film tel qu’il a été présenté dans les contrats signés."

Des producteur·trices exécutifs, Isabelle en engage justement parfois. "C’est une personne qui va m’aider à organiser toute la gestion d’un film – voire de plusieurs. Quelqu’un qui a une vision d’ensemble, mais qui n’est pas responsable de la bonne fin."

Enfin, directeur·trice de production, c’est "celui ou celle qui s’occupe de la gestion du film spécifiquement au moment du tournage. Ces personnes peuvent être sous la responsabilité d’un·e producteur·trice exécutif."

Isabelle est plus que bien placée pour savoir tout ça, : elle a déjà fait les trois. Longtemps directrice de production, elle a ensuite fait de la production exécutive pour d’autres, et a cumulé les casquettes plusieurs années pour compléter les entrées financières de sa société. "Mais maintenant la boîte fonctionne bien, alors je n’en ai plus besoin", sourit-elle derrière son verre.

Dès le début, je me suis intéressée aux réalisatrices

Depuis 22 ans, Iota production accompagne les parcours de différents auteurs et autrices, tant en documentaire qu’en fiction. "Je suis une passionnée, et j’aime passer d’un univers créatif à un autre, d’un budget à une réflexion artistique puis lire un contrat. Et j’apprends sans cesse", poursuit sa fondatrice, qui estime à un tiers le nombre de femmes dans le cinéma belge francophone à faire aujourd’hui le même métier. On pense à Julie Esparbes (Dalva), Alice Lemaire (Overseas, Rêver sous le capitalisme) ou encore Annabella Nezri (#SalePute) qui est avec Isabelle dans le CA de l’Union des Producteurs et Productrices Francophones (UPFF).

Le féminisme, une question tardive

Un tiers de femmes dans la corporation, c’est un chiffre bien plus élevé que quand Isabelle a débuté. Mais à l’époque, la question du féminisme, "personne ne se la posait – et moi non plus d’ailleurs !", se souvient-elle. "Étudiante à Liège, j’ai fait un stage à 20 ans dans une association venant en aide aux femmes battues et j’ai été conscientisée à la spirale de la violence, à une compréhension du fonctionnement de la société par le prisme du patriarcat. Puis je me suis lancée dans la vie active sans plus trop y faire référence."

C’est en 2008, en produisant La domination masculine de Patric Jean, que la réflexion est revenue dans sa vie. "Ensuite, nous avons eu une présidente de la commission du film, Joëlle Levie, qui précédemment avait travaillé au Québec. Elle a d’emblée annoncé qu’elle aurait une attention particulière pour les femmes productrices et réalisatrices. Cela m’a fait du bien, je me suis sentie encouragée."

Enfin et surtout, arrive en 2017 la déferlante #MeToo, et avec elle une conscientisation plus générale dans la société. " Ça m’a fait me rendre compte de beaucoup de choses : des modèles dominants que j’avais intégrés, des inégalités, le manque de reconnaissance ou celui d’avoir moins facilement accès à des montants financiers importants… "

À une époque, tu avais beau prendre une grosse voix et crier fort, tu n’étais pas entendue

"On était beaucoup moins de femmes à l’époque, et j’ai compris qu’on avait peu ou pas accès à la camaraderie d’affaire spécifique aux hommes. Je n’y étais pas conviée, mais en fait, je ne me posais même pas la question. C’est pareil pour le fait de parler dans des grandes tablées : on fait attention à la parole aujourd’hui, mais je me rappelle à une époque, tu avais beau prendre une grosse voix et crier fort, tu n’étais pas entendue." Alors que la nouvelle génération qui se lance porte ces questions comme une évidence, pour celles qui sont depuis longtemps dans le métier, cette réflexion est venue parfois bien après.

"Par contre, dès le début je me suis intéressée aux réalisatrices. Ça me semblait évident, en termes de regard sur le monde, qu’elles avaient une spécificité, une sensibilité, particulières. Et mon métier, c’est de chercher ça !"

Chez Iota la filmographie est d’ailleurs paritaire – voire penche un peu plus du côté des femmes : "Aujourd’hui encore je travaille régulièrement avec des réalisatrices qui abordent dans leurs films des sujets touchant de près ou de loin au féminisme, comme Casser les codes ou Mon nom est clitoris ou en tout cas qui apportent un regard novateur, régénérant sur le monde."

 

 

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Par rapport aux hommes dans la production, Isabelle voit le chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui. "On en parle et on réfléchit tous·tes ensemble : sur le harcèlement, comment réagir sur les tournages… La conscientisation, j’ai l’impression qu’elle est assez générale."

Et par rapport à ceux dans sa vie privée, la découverte de la notion de charge mentale l’a beaucoup aidée : "Ça a été un sujet de prise de conscience et de discussion dans mon couple pour plus d’équité – j’ai un mari qui me soutient et qui prend part de manière importante à l’éducation de notre fille."

Partie 3 – "Plus il y a d’argent, moins il y a de femmes"

C’est le moment de la question de la baguette magique : si elle en avait une, elle changerait quoi dans son métier ? "Je voudrais avoir plus facilement accès à des projets d’envergure, des financements importants. En tant que femme et productrice, le rapport à l’argent, le fait d’y avoir accès, ce n’est pas évident. Et en général, dans les statistiques, plus il y a d’argent, moins il y a de femmes : ça, c’est toujours une réalité !", constate Isabelle en soupirant. "En Belgique francophone, la production est un secteur sous-financé structurellement. Par rapport aux USA, et même à la Flandre, les manières de financer les films et les budgets sont différents. Du coup, les rapports avec ma banque ont été très violents – on m’a quand même dit que mon activité n’était pas rentable, que ma vision de la trésorerie était ‘romantique’ !"

Malgré la farandole de remarques sexistes entendues auprès de son banquier, Isabelle est une obstinée. "L’avantage d’être une femme dans ce métier, c’est que je n’ai pas de modèle : je peux oser, avancer comme je le sens, en étant le plus ingénieuse et créative que possible compte tenu du contexte."

On en parle et on réfléchit tous·tes ensemble : sur le harcèlement, comment réagir sur les tournages… La conscientisation, elle est assez générale

Un contexte post-crise du covid encore lourd aussi pour la fréquentation des salles de cinéma. Mais face à mes angoisses que je lui partage sur le manque de public, Isabelle, pas naïve mais néanmoins optimiste obstinée, n’en démord pas : pour elle, c’est impossible que les gens arrêtent d’aller au cinéma. "Il y a peut-être une génération plus frileuse, ou un creux de la vague, mais les jeunes vont se ré-emparer de cette manière de partager des films ensemble. L’autre jour, on a fait une avant-première au Vendôme, c’était plein à craquer… Je me dis, ça va, le cinéma n’est pas mort ! D’ailleurs Mon nom est Clitoris continue à être demandé pour des projections… Docu ou fiction, je pense que le public sera toujours attiré par des histoires fortes. C’est le système qui cloisonne beaucoup, mais les docus peuvent arriver aux mêmes résultats que la fiction."

Autre facteur important que pointe Isabelle, le décalage entre le public et ceux qui font les choix. "On m’a dit que l’âge moyen des distributeurs et exploitants de salle est de 70 ans. Moi qui suis au début de la chaîne de production, je rencontre beaucoup de jeunes auteurs et autrices, avec plein d’énergie et de motivation. J’ai l’impression que tout ça doit se réharmoniser… ça ne sera pas pour tout de suite, mais je ne suis pas défaitiste. Le monde change, et ça va venir." Vivement demain !

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Avant de partir, a-t-elle une recommandation de série ou de film qu’elle voudrait partager ? Son choix de porte sur la série Maid avec Margaret Qualley – l’histoire d’une jeune femme qui se retrouve avec sa petite fille dans un foyer pour femmes battues, et va essayer de s’en sortir en travaillant comme femme de ménage dans différents endroits… "C’est hyper malin, plein de rebondissements et en même temps intelligent. On s’accroche à l’histoire de cette jeune femme, et avec elle on comprend les cycles de la violence. J’ai trouvé ça fort de réussir à faire ressentir ça aux spectateurs et spectatrices, et de faire comprendre à quel point c’est difficile de sortir de la pauvreté…", raconte Isabelle d’un air passionné. Les souvenirs de stage de ses 20 ans ne sont pas loin, même longtemps après.


Dans la saison 2 de la série Les Bobines du Cinéma


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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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