De retour en Belgique, c’est à l’école Uccle 2, que la jeune Kadija découvre le théâtre. A l’époque, elle avait 15 ans, elle portait des longues nattes, et elle se voyait devenir nonne, ou soldate. Elle évoque sa timidité, son mutisme, après ces années au Maroc, où rien ne lui avait jamais été expliqué. Un jour, elle va voir une pièce de théâtre à l’école, comme ça, par curiosité. "Je me souviens de tout. J’étais assise dans les escaliers, il faisait sombre, ils jouaient La Folle de Chaillot de Giraudeau. Le fait de voir que cette forme existe, qu’il y a des gens assis qui écoutent d’autres qui parlent, et de faire partie de cette réalité… Ça a été physique, quelque chose s’est déchiré dans ma tête. C’est ça que je me souviens au niveau du ressenti. C’était comme un rideau qui se déchire, comme si une membrane était endormie. J’ai l’impression d’être née à ce moment-là."
Son visage s’illumine pendant qu’elle en parle. "A partir de là, moi qui ne parlais pas, avec mes lunettes et mes longues tresses, je disais à tous mes amis : je vais partir à Hollywood. C’est devenu une obsession, c’était vital, une respiration. Mes amis me taquinaient, ils me disaient tu sais il y a la mer entre ! Je disais ah, ben je prendrai le bateau."
C’était un tout petit rôle, mais quand je suis arrivée sur scène les gens ont applaudi
Prenant son courage à deux mains, elle approche le prof, Michel Reszka. Décédé en 2017, ce professeur de français et ancien administrateur du théâtre des Tanneurs lui propose d’auditionner pour L’Écume des Jours, d’après Boris Vian, que la troupe se prépare à monter. "Faire cette pièce, c’était vraiment une question de vie ou de mort. Tout le monde se connaissait, à Uccle, j’étais la seule d’origine arabe, je n’avais pas d’amis, j’osais à peine parler…"
L’audition se passe bien, le prof est impressionné. Mais face à sa timidité et son manque d’expérience, il préfère lui confier un rôle plus discret. "Il m’a dit 'bon, il y a un petit rôle de vendeur d’armes, on va le transformer en vendeuse'. C’était un tout petit rôle, mais quand je suis arrivée sur scène les gens ont applaudi."
Pour faire du théâtre, Kadija ment à son père, prétendant qu’elle suit des cours pour devenir infirmière. Elle dit : "Tu ne réfléchis pas longtemps quand tu es dans la survie." Mais quand Michel Reszka annonce que la classe va partir pour trois jours de répétitions à La Marlagne pour consolider la pièce, c’est l’angoisse : Kadija sait que son père n’acceptera pas. Mais elle sait aussi que si elle n’y va pas, elle sera remplacée. Elle invente un congrès de médecins, mais rien n’y fait, son père ne décolère pas : "Une fille ne découche pas". Alors, un soir de mars, pendant la nuit, en silence, Kadija fait son sac. "Je me souviens, j’ai mis le sac en dessous de la fenêtre, pour qu’il ne se voie pas en partant. Et à 16 ans, avec cette pièce, j’ai fui. J’ai changé de nom, et je ne suis plus jamais retournée."
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