Les Grenades

Les Bobines du Cinéma : Peggy Fol, une vie de cinéma

© Elli Mastorou

Elles tournent, jouent, montent. Elles font, regardent, racontent. Elles sont dans la fiction, le documentaire, l’animation. On les croise en festivals, en plateau ou dans leur bureau. Toutes les trois semaines, dans la série Les Bobines du Cinéma, Les Grenades tirent le portrait d’une professionnelle de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un entretien en profondeur, pour découvrir une personnalité, une passion, un métier – mais aussi pour aborder le cinéma sous l’angle du genre, et réfléchir collectivement à plus d’inclusivité.

Après une première saison dédiée aux jeunes visages émergents, la saison 2 laisse la place à des personnalités plus "installées", souvent à des postes à responsabilités. Pour ce deuxième épisode, on a rencontré Peggy Fol, directrice et programmatrice du célèbre cinéma Vendôme à Bruxelles.

En collaboration avec Elles Font Des Films.

Partie 1 – Un père précurseur

De l’Aventure ou les Galeries à Bruxelles en passant par le Quai10 à Charleroi, les Grignoux de Liège ou encore le Cameo de Namur, la Belgique francophone compte plusieurs salles de cinéma incontournables labellisées ‘art et essai’. Mais une seule a à sa tête une femme : le Vendôme, dirigé par Peggy Fol. Nombreux cinéphiles connaissent la façade blanche du cinéma, installé depuis les années 90 dans le quartier bruxellois de Matongé. Mais le Vendôme, c’est une histoire familiale, qui remonte à bien plus longtemps que ça.

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"Mon père était hollandais, et il a ouvert son premier cinéma en gagnant la loterie : avec la somme, il a acheté l’Avenue, vers 1938" (sur l’Avenue de la Toison d’Or à côté de l’UGC actuel, NDLR), se souvient Peggy, installée dans un des fauteuils qui trônent dans le hall du Vendôme. Après la guerre, Henry Fol acquiert aussi un complexe sur l’Avenue Louise, en face du magasin Inno actuel : il le baptise Vendôme, "d’après la place de Paris, parce que ça sonnait chic. Et puis on avait deux salles dans le bas de la ville, près de la rue Neuve : c’était le Piccadilly."

"Mon père, c’était vraiment un précurseur", se souvient Peggy. "C’est le premier en Europe à avoir fait des mini-complexes de cinéma, en transformant les grandes salles en plus petites. Le Vendôme, c’était deux salles au départ : il les a transformées en quatre." Ainsi naît dans ce qu’on appelle encore le ‘haut de la ville’une nouvelle approche du cinéma de quartier, populaire et convivial. "C’est aussi le premier à avoir mis des fauteuils confortables dans les salles : les gens ne venaient pas pour tel film, mais pour ‘la salle avec les super relax’ ! Je te jure, c’est pas des blagues…"

Dans la quatrième et plus petite salle, Henry Fol innove en installant un bar… et un fumoir. "On avait un partenariat avec un distributeur qui offrait des boissons, les gens se précipitaient, c’était comique. Ils venaient pour ‘la salle où on pouvait fumer’. On a arrêté ça quand l’UGC a brûlé. On nous a dit bon, quand même, faites attention…"

 

Je dis toujours que le Vendôme est au multiplexe ce que l’épicerie de qualité est à la grande surface

C’est vers la fin des années 60 que Peggy, qui entend parler de cinéma depuis qu’elle est née, décide de se lancer dans les pas de son paternel. Ce dernier la fait commencer en bas de l’échelle, à servir le café et le reste, "comme ça, je n’étais pas la fille de la direction !"

A côté, elle l’accompagne à tous ses rendez-vous avec les distributeurs de films, pour écouter les discussions et négociations, et apprendre comment se construit une programmation. En 1977 est inauguré en grande pompe le nouveau complexe Vendôme à quatre salles, en présence d’une invitée de marque : Sophia Loren. "A l’époque j’avais un ami coiffeur de stars, il me dit 'je t’en supplie demande-lui, je voudrais la coiffer, même gratuit'. Je lui ai dit 'écoute, je vais demander'. Je téléphone à son hôtel, elle a ri : elle m’a dit 'mais madame, moi je me coiffe moi-même ne vous en faites pas !'" Sur le site du Vendôme, qui retrace l’historique du cinéma, on peut voir une photo de ce soir-là, avec Peggy, quelques pas derrière Sophia, accueillie par son papa.

Les années 80 et 90 amènent leur lot de changements et de transitions. Le Piccadilly fait sa dernière séance en 1981, et quelques années après, Henry Fol disparaît. Victime de la flambée de l’immobilier, le Vendôme de l’Avenue Louise ferme en 1991… pour renaître l’année suivante à l’emplacement où on le connaît aujourd’hui.

Depuis le décès de son père, Peggy a repris les rênes avec la même passion, et les mêmes engagements, un mélange de cinéphilie, d’éclectisme, de convivialité et d’accessibilité : "Je dis toujours que le Vendôme est au multiplexe ce que l’épicerie de qualité est à la grande surface", explique Peggy, tandis que derrière nous, les spectateurs et spectatrices sortent d’un film qui vient de se terminer.

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Partie 2 – Au four et au moulin

Aujourd’hui, forte de plus de 30 ans de carrière, Peggy a vu le cinéma évoluer, changer, échouer ou renaître de ses cendres. "J’ai connu les écrans différents, les ‘odorama’ : on a tout essayé, et pour finir on reste avec ce qu’on a. Et encore, je préfère la pellicule au numérique actuel."

Les murs du Vendôme ont accueilli d’innombrables avant-premières, festivals, cinéastes, spectateurs et spectatrices passionné·es, et connu des grands succès, comme Les Barons ("Je l’ai récupéré car l’UGC était en travaux"), C’est Arrivé Près de Chez Vous ("Il avait fait un tabac à Cannes donc je l’ai demandé, ça bien marché, mais le public âgé était choqué !"), La Meglio Gioventu, ou encore Buena Vista Social Club, qui est resté à l’affiche dix mois : "Aujourd’hui c’est impensable, si on fait 8 ou 9 semaines c’est un carton".

Mais aussi des échecs retentissants : "Titanic, je me suis fait avoir : Sony à l’époque me disait, tu ne peux pas t’en passer tu vas faire des centaines de milliers d’entrées Ce n’était pas de l’art et art et essai, mais pas non plus le blockbuster insortable. Donc j’ai dit OK. J’ai eu la première copie. Mais les gens veulent un plus grand écran pour ce genre de film. Ça n’a pas fonctionné."

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La journée-type de Peggy se partage entre la programmation, les séances scolaires ou associatives en matinée, et les avant-premières et séances de festivals en soirée, en plus des séances classiques. Des journées bien remplies, de tôt le matin jusque tard dans la nuit, week-ends inclus. "On est une petite équipe, et s’il manque quelqu’un, c’est moi qui viens travailler. La retraite ? Si je travaillais dans une banque, je l’aurais prise depuis longtemps (rires) ! Mais c’est une passion. Et puis avec les difficultés actuelles, il faut encore plus être au four et au moulin…"

Après deux années exsangues de crise Covid, les cinémas se pensaient sortis du bois… quand est arrivée la crise énergétique. Entre ça et la consommation en streaming de vidéos à la demande (VOD) montée en flèche pendant les confinements, c’est peu de dire que le cinéma traverse une période compliquée. "Dans les dossiers de subsides, on te demande des prévisions jusqu'en 2026. Il y a dix ans, je les faisais à l’aise. Aujourd’hui, je ne sais pas…"

A côté des tâches administratives rébarbatives mais nécessaires, visionner des films reste ce qu’elle préfère dans son métier. Et le public, même plus rare, même âgé, continue de venir et de les soutenir. "On essaie d’ouvrir à un public plus jeune, entre 30 et 40 ans. En-dessous, c’est vrai que c’est compliqué."

Autre facteur, la ligne entre ‘art et essai’et ‘divertissement commercial’n’est plus aussi claire qu’avant. Cela crée des concurrences en termes de programmation. "Les grands complexes empiètent sur les plates-bandes de l’art et essai. Moi, si je demande une copie de ‘Black Panther’, je sais que je l’aurai. Mais je ne le ferai pas : ce n’est pas intéressant financièrement pour moi… et puis, il faut encore de la place pour l’art et essai !"

En 2022, le Vendôme reste un repaire de cinéphiles, et aussi une affaire de famille, puisque Peggy a transmis sa passion à sa fille : Caroline travaille à la programmation de pair avec sa mère depuis une dizaine d’années. Elle aussi a baigné dans le ciné depuis qu’elle est née. La jeune femme a rejoint la structure après le décès de Roland, beau-frère de Peggy, avec qui elle collaborait aussi. "Ça fait parfois plus de discussions (rires). Elle est plus jeune, elle a aussi un autre point de vue. Mais elle est aussi ‘speed’ que moi, donc on s’y retrouve. Si elle a vu un film et pas moi, et qu’on hésite, je le regarde, mais sinon on se fait confiance."

La retraite ? Si je travaillais dans une banque, je l’aurais prise depuis longtemps !

Avec Caroline, elles sont donc deux femmes aux manettes d’un cinéma, c’est assez inhabituel pour être mentionné. S’il y a bien des programmatrices aux Grignoux, au Cameo ou au Quai10, Peggy est la seule propriétaire de salle en Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour elle, c’est dû au fait que son père "n’a eu que des filles" : un hasard de la vie.

Et si le Vendôme accueille le festival ‘Elles Tournent’chaque année, la question du sexisme, Peggy ne se l’est pas posée car elle dit ne pas y avoir été confrontée : "Zéro. Je suis ‘hard’, je suis franche, et je n’ai jamais eu aucun problème de ce côté-là. J’ai connu tous les anciens distributeurs, et les nouveaux c’est moi qui leur fais l’historique. Et quand je sélectionne un film, je c’est parce qu’il me plaît – je ne regarde pas si c’est fait par un homme ou une femme. Il y a des sensibilités qui me touchent peut-être plus quand c’est une femme, mais je ne mets pas de restrictions. La parité dans l’art, ce n’est pas quelque chose que tu peux atteindre facilement. Je ne parle pas des tournages, c’est une chose. Mais un film ? Est-ce qu’il est bon parce qu’il est fait par une femme, ou non ?"

Elle constate cependant qu’il y a bien plus de réalisatrices aujourd’hui que quand elle a commencé – mais la parité dans la création de films n’est pas encore une réalité. "On n’est pas maîtres de tous les paramètres, de quel film est distribué ou pas. Je ne suis maîtresse que de ce qui arrive en Belgique."

Partie 3 – Haut les cœurs

L’entretien touche à sa fin, Peggy doit retourner à ses tâches quotidiennes. Reste la question de la baguette magique : qu’est-ce qu’elle changerait dans le cinéma si elle en possédait une. "Je ferais revenir les gens qui sont passés du côté VOD de la force (rire). Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils perdent."

Sans aucun doute le cinéma comme expérience collective, après une pandémie qui a contribué à nous isoler. "Une salle entière qui frémit, qui réagit, ce n’est pas pareil. On a encore parfois des gens qui applaudissent à la fin du film. Ou qui nous remercient en sortant."

La parité dans l’art, ce n’est pas quelque chose que tu peux atteindre facilement

Et qu’on ne vienne pas lui dire que c’est hors de prix : "Neuf euros et trente centimes pour deux heures de spectacle, je trouve ça fort de dire que c’est trop cher." Est-ce plutôt que les crises ont contribué à ce que la culture ne soit plus une priorité financière ? Pendant la pandémie, les grands magasins ont été autorisés à ouvrir bien avant les cinémas. "A l’époque, les multiplexes ne voulaient pas rouvrir sans la nourriture. En réunion avec la Ministre j’ai dit 'écoutez, je voudrais bien faire du cinéma, le reste on verra après'. Je me suis fait taper sur les doigts, mais à un moment ce n’est pas possible, on ne va pas garder les salles fermées parce qu’on ne peut pas manger de pop-corn dedans !"

Les snacks n’ont pas encore fait leur retour officiel au Vendôme, mais le mois dernier, lors de la sortie du film Poulet Frites, un fritkot s’est installé devant le cinéma, et ça a été un franc succès.

Peggy Fol avec l’équipe de Poulet Frites.
Peggy Fol avec l’équipe de Poulet Frites. © Tous droits réservés

"Haut les cœurs. J’aime ce que je fais. Mais c’est dur." Si le Covid, la crise de l’énergie, ou encore les plans mobilité bruxellois ont modifié les habitudes des spectateurs et spectatrices ("ceux qui venaient en voiture viennent moins qu’avant"), les succès publics sont encore au rendez-vous.

"On a eu la Palme d’Or, Triangle of Sadness, qui a bien fonctionné. Tout comme Competencia Oficial et L’innocent, des films joyeux, plutôt légers", explique Peggy Fol.

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Et son dernier coup de cœur à elle, avant de se quitter ? "Corsage. C’est une histoire qu’on connait, celle de Sissi, mais on ne l’a jamais vue racontée comme ça. La réalisation est magnifique, et l’interprétation de Vicky Krieps aussi. C’est un des ‘tops’ de ma fin d’année."

Sortie le 21 décembre… au Vendôme, évidemment.

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Dans la saison 2 de la série Les Bobines du Cinéma


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