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Les Bobines du Cinéma : Vania Leturcq et la boite de Pandore

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Par Elli Mastorou pour Les Grenades

Elles tournent, jouent, montent. Elles font, regardent, racontent. Elles sont dans la fiction le documentaire ou l’animation. On les croise en festivals, en plateau ou dans leur bureau. Tous les 15 jours, dans la série Les Bobines du Cinéma, les Grenades tirent le portrait d’une professionnelle de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un entretien en profondeur, pour découvrir une personnalité, une passion, un métier - mais aussi pour aborder le cinéma sous l’angle du genre, et réfléchir collectivement à plus d’inclusivité. Pour ce premier épisode, on a rencontré Vania Leturcq, réalisatrice et co-créatrice de la série Pandore (RTBF)

En collaboration avec Elles Font Des Films.


FICHE TECHNIQUE

Nom : Leturcq

Prénom : Vania (elle)

Née le : 2 juin 1983 à Namur

Profession : Réalisatrice

Formation : IAD (Institut des Arts de la Diffusion, Louvain-La-Neuve)

Filmographie : Eautre (2004, docu), L (2006), Deuilleuses (2007, docu), L’été (2010), La Maison (2011), L’Année Prochaine (2014), Pandore (2022)

Femmes inspirantes : Agnès Jaoui ("pour l’autrice qu’elle est"), Claire Denis ("pour son univers sensoriel et organique")


Partie 1 – "Je voulais être François Truffaut"

Elle est déjà assise à table quand on entre dans ce café saint-gillois. Assise devant la fenêtre, elle observe de son regard noisette, à la fois bienveillant et déterminé, les trams qui défilent sur la Chaussée de Charleroi avec un amusement non dissimulé : presque tous portent la bannière ‘Pandore’.

Mais avant d’aborder la série qu’elle a coécrite et qui démarre ce dimanche 13 février sur la RTBF, et après avoir commandé un café, on a envie de remonter le temps, pour savoir d’où est née chez Vania Leturcq l’envie de filmer. "C’était l’été de mes 14 ans", se souvient-elle en souriant. "Je partais en vacances avec mes parents, et comme j'avais peur de m'ennuyer j'avais loué plein de livres à la bibliothèque. Parmi eux, il y en avait un sur François Truffaut. Et en le lisant, je me suis dit : 'hey mais c'est ça que je veux faire : je veux être François Truffaut !' (rires). Les corps, les visages, c'est ce qui m'attirait dans le cinéma, et je me suis reconnue dans la fascination qu’il avait pour ses acteurs. Depuis, beaucoup de choses se sont ajoutées, mais la passion est née de là."

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Du coup, dès sa sortie de rhéto, à même pas 18 ans, Vania frappe à la porte des écoles de cinéma. Si rien de son milieu ne la destinait à ce parcours-là, cette fille et petite-fille de profs mesure la chance d’avoir eu une famille qui la soutient – y compris financièrement – et lui a donné le goût de la transmission, pour aller au bout de ses projets.

Elle raconte comment elle a débarqué à l’IAD, avec sa naïveté inversement proportionnelle à son bagage culturel ; impressionnée par les talents de sa classe, elle connaît les pincements du sentiment d’illégitimité. "Mais je suis très travailleuse, pugnace, et obstinée. Je me relève malgré les obstacles ou les erreurs, et l’IAD m’a appris à bien me relever !" De ses années de formation, elle retiendra aussi et surtout les ami·es qu’elles s’y est fait, qui ont constitué sa première équipe de tournage, et qui sont encore pour la plupart proches aujourd’hui. "Le fait de faire mon film de fin d’études avec ce groupe, d’avancer tous-tes ensemble, d’échanger – et pas seulement sur la technique, mais sur qu'est-ce qu'on raconte ? Pour moi c'était vraiment ça l'intérêt de l'école."

Une fois le diplôme en poche au début des années 2000, le premier défi est de financer ses projets. Tâtonnant, Vania apprend sur le tas. "A l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux, donc j’ai pris mon téléphone, et tous les jours, pendant des semaines, j’appelais des boites de prod’ avec la boule au ventre !" Elle rencontre un premier producteur pour un projet qui n’aboutit pas, puis un second qui produira son premier court-métrage de fiction. De fil en aiguille arrive la rencontre avec Anthony Rey (Hélicotronc), qui l’accompagne dans la réalisation de son premier long.

Sorti en 2015, 'L’Année Prochaine’ est inspiré d’une histoire personnelle : "Je voulais raconter une rupture d'amitié comme une rupture amoureuse. Quitter des gens et des lieux qu’on aime, c’est parfois le prix de la liberté. Cette rupture donnera à ces deux filles la liberté de devenir chacune la femme qu'elles veulent être." Dans la foulée, elle commence à écrire et financer son prochain film. Mais sa rencontre avec la réalisatrice Savina Dellicour (‘Tous les Chats sont Gris’) donne naissance à une nouvelle idée : celle d’écrire une série ensemble. Fin 2017, bien avant une pandémie qui allait tout chambouler, les contours de la boîte de ‘Pandore’ commencent à se dessiner…

L'année prochaine
L'année prochaine ©Hélicotronc

Partie 2 - "Une femme en colère"

Le fond et la forme

Si l’idée de départ est venue de Vania et Savina, ‘Pandore’ a été conçue à trois : "Très vite, on a eu l’idée de travailler avec Anne Coesens : elle avait tourné dans nos premiers films à chacune, on savait qu’elle touchait à l’écriture… je me souviens qu’un jour, elle m’avait confié en avoir marre de jouer les femmes tristes : ‘pour une fois’, elle m’a dit, ‘j’aimerais jouer une femme en colère’. Alors on s’est dit tiens Anne, et si on en reparlait…?"

Le trio se réunit, et les sessions de travail se multiplient. L’idée d’avoir une juge en personnage central arrive très vite, et avec elle l’idée de creuser la tension entre la vie privée et la fonction publique. Comment juger les autres quand sa propre vie est chaotique ? Les autres personnages principaux, issus de la politique, de l’activisme, ou des médias, sont aussi soumis à cette tension-là. "L'être humain derrière la fonction, c'était la ligne. Donc on voulait que ça soit organique, que ça transpire, que ça ait froid. On voulait des peaux avec leurs rides, leur sueur, leurs poils. Ces personnages qui ont des fonctions très cadrées, comment ils font avec tout ce qui déborde ? On a beaucoup réfléchi à la scène d'ouverture, avec la juge : avant d'être dans la sphère publique, on est d'abord dans son intimité de femme. Ça a guidé la manière dont on a écrit, et dont on filmé aussi." On ne peut s’empêcher de penser à ‘Succession’, dont l’introduction montre aussi un vieil homme déboussolé, avant de savoir que c’est un magnat des médias…

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Hormis la forme, le fond prend une place de choix pour les trois ‘showrunneuses’ de la série, dont les convictions féministes ont été nourries en amont de l’écriture de nombreux livres, podcasts, films… En ce qui la concerne, Vania cite pêle-mêle ‘I Love Dick’, ‘Top of The Lake’, ‘Borgen’, Les Couilles Sur La Table, le travail photographique de Charlotte Abramow ou Nan Goldin, les autrices Virginie Despentes, Iris Brey ou Mona Chollet, ou encore l'engagement de groupes militants (Lilith, Femen, Nous toutes, la Barbe)…

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"Ce qu’on voulait, c'était mettre les femmes au centre, et donner d'autres représentations, que ce soit en termes d'âge, de couleur de peau, de classe, ou de convictions. A l’époque, on voyait partout des gens comme Trump ou Bolsonaro, on craignait un recul du droit des femmes partout…" Les choix de casting, même discrets, reflètent aussi cette envie : "Pas question de faire une série bruxelloise avec uniquement des hommes et des femmes blancs francophones de 40 ans !"

Pourtant, l’idée n’était pas d’en faire un objet militant :  On n’était pas toujours d'accord entre nous sur des questions politiques ou féministes ! Mais à travers les différents personnages, on a pu exprimer ces contradictions. Dans la vie non, plus personne n’a 100% raison ou tort, donc on ne voulait pas faire une série qui dise 'voilà ce qu'il faut penser’. On a appris à être à l’écoute sur des sujets où on n’était pas concernées, et à regarder nos personnages avec amour - même ceux qui disent le contraire de ce qu'on pense."

Bien sûr, on te le dit, tu le sais, que t'es la première équipe de femmes à écrire une série RTBF. On voudrait en avoir rien à faire, mais c'est là quand même, il y a une pression supplémentaire de se dire qu’on ne peut pas foirer…

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Tensions et convictions (TW viol) (spoiler 1er épisode)

Mais écrire une série nourrie de ses convictions pour une grande chaîne de télévision, ça comporte aussi ses propres tensions. Impossible de ne pas questionner Vania sur le choix d’inclure une scène de viol collectif dans le premier épisode de la série. Elle hoche la tête, et l’admet sans hésitation : "Ça nous a posé énormément question. Au début, on bloquait. On savait qu'il fallait un élément déclencheur, et on voulait que ça touche aux droits des femmes... La question des agressions sexuelles, elle est là tout le temps, y compris dans mes écrits, donc je n'avais plus envie d'écrire là-dessus. Puis à un moment, on s'est retrouvées toutes ensemble, et on a conclu que c'était la chose la plus forte qu'on pouvait faire. Je crois qu'on avait tellement pas envie de le faire, qu'il a fallu que ce soit indispensable pour qu’on le fasse. Mais ce n'était pas dans la joie." 

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Une décision difficile à prendre, et ensuite à écrire, et à tourner. "Ce qui était fondamental pour nous, c'est que cette scène, il fallait qu'on la tourne du point de vue de la femme qui vit ça. De ne surtout jamais esthétiser ou glamouriser. Même si le point de vue dans le scénario change, car la scène est regardée par quelqu’un, le nôtre devait être avec elle, dans son vécu. Ensuite au tournage, on a beaucoup préparé en amont. Une régleuse cascades était là pour coordonner les mouvements. L’idée d’embaucher une coordinatrice d’intimité a été abordée, mais c’était trop juste niveau temps. On a fait des groupes de parole avec l’actrice et les acteurs, c’était important que chacun puisse exprimer ses limites. C'était dur pour tous-tes, et je n’ai pas toujours pu regarder les images. Mais on ne pouvait pas éluder ce moment fondamental pour le reste de la série", conclut Vania. "A côté, j'écris un film sujet similaire, et ça sera raconté, mais je ne vais pas filmer ‘la’ scène. D’ailleurs, j'ai même envie de dire, plus jamais on va filmer un viol, maintenant c'est bon !"

Après un feu vert de la RTBF en 2019, un report Covid en 2020, les dix épisodes de ‘Pandore’ sont enfin prêts à être diffusés. Tandis que devant nous les trams à l’effigie de la série continuent de passer, on demande à Vania si elle est stressée. "Bien sûr, on te le dit, tu le sais, que t'es la première équipe de femmes à écrire une série RTBF. On voudrait en avoir rien à faire, mais c'est là quand même, il y a une pression supplémentaire de se dire qu’on ne peut pas foirer… Alors que comme tout le monde, on a le droit, et c’est OK (rires) ! Mais on a surtout envie que ce soit vu, que les gens nous disent ce qu’ils y ont trouvé, aimé ou pas…" Rendez-vous dimanche 13 février devant la télé pour trancher.

Pandore - Extrait exclusif de la série

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Partie 3 –"La diversité et la parité, ce serait pas mal, déjà"

Une heure plus tard, nos tasses de café sont vides depuis un moment, et l’entretien touche à sa fin. Avant de se quitter, on a deux dernières questions à poser. D’abord, le dernier film ou série qu’elle a aimé, et qu’elle recommanderait : "En films, ‘The Lost Daughter’ de Maggie Gyllenhaall (sur Netflix, NDLR) parce que ça m'a profondément touchée de voir ainsi traitée la difficulté de combiner maternité et féminité, ambitions personnelles et professionnelles. Et puis la série-coup de poing ‘I May Destroy You’ de Michaela Coel, qui montre avec talent et intelligence que le viol et la culture du viol, ça nous concerne tous-tes."

Et enfin, si elle avait une baguette magique avec le pouvoir de changer une chose dans l’industrie du cinéma, ça serait quoi ? "Que notre métier soit mieux financé. Et puis que la parité soit quelque chose de totalement normal – et pas que pour les femmes blanches issues de familles aisées. La diversité de points de vue, et la parité : ce serait pas mal, déjà !" Lance-t-elle d’un air enjoué, avant qu’on reprenne la route, chacune de notre côté.


PANDORE

Dans la mythologie grecque, Pandore est celle par qui le mal arrive : première femme humaine, conçue par Zeus à partir d’argile et envoyée aux hommes pour se venger du vol du feu par Prométhée, elle descend sur terre avec une boîte contenant tous les maux de l’humanité. Bravant l’interdit et cédant à la curiosité, elle ouvre la boîte… Voilà comment la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion ou encore l'Orgueil se répandirent dans la société.

La série ‘Pandore’ reprend à son compte cette idée de la femme responsable des maux de l’humanité, pour mieux la questionner. Car si la juge Claire Delval (Anne Coesens) est celle qui ouvre la boîte des scandales – d’une affaire de corruption avec conflit d’intérêts familial, à celle d’un viol collectif qui va secouer le pays -, peut-on lui en faire porter la responsabilité ? La folie des hommes, l’orgueil des puissant·es, le vice des politiques ou la tromperie des médias n’étaient-ils pas déjà là ? De la juge au politicien libéral (Yoann Blanc) en passant par l’activiste politique (Salomé Richard) ou la journaliste en construction (Mélissa Diarra), ‘Pandore’ explore les vicissitudes humaines et les vices cachés des institutions, entre passions, sororité, mensonges et manipulation.

Construite comme un thriller, cette série ambitieuse au croisement du politique et de l’intime est à la fois nourrie d’influences étrangères (on pense à ‘Borgen’, ‘Sharp Objects’ ou ‘The Killing’ parfois), et à la fois ancrée dans un paysage très bruxellois, du Palais de Justice aux Marolles en passant par Schaerbeek ou l’avenue Louise – et forte d’un casting belge éclectique, entre visages déjà vus et nouvelles/nouveaux venu·es. Prenant ses marques lors des premiers épisodes, ‘Pandore’ avance au début avec hésitation, la crédibilité des personnages s’entrechoquant avec les impératifs de la narration ; hormis celle voulue par le scénario, on sent la tension entre l’idéalisme d’une société souhaitée et le réalisme des faits - deux notions souvent difficiles à concilier.

Cependant plus les épisodes s’enchaînent, plus la série trouve ses marques et son rythme de croisière : les personnages gagnent en épaisseur, les enjeux sont renforcés, les langues se délient, faisant plus de place au flamand ou à l’arabe par endroits, et les ‘twists’ de fin d’épisode titillent l’envie de continuer... Abordant des enjeux de société avec un regard politique, tout en épousant les rouages d’un format grand public, ‘Pandore’ marque en tout cas un tournant dans l’audiovisuel belge – un virage qu’on espère bien engagé vers une saison 2, comme le dernier épisode peut laisser espérer…


PANDORE, de Vania Leturcq, Savina Dellicour et Anne Coesens. Avec Anne Coesens, Salomé Richard, Yoann Blanc… Premier épisode ce dimanche 13 février à 20h50 sur la RTBF et sur Auvio.

Prochain épisode des Bobines du cinéma : Paloma Garcia Martens, costumière et coordinatrice d’intimité.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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