Economie

Les carburants de synthèse défendus par l’industrie automobile allemande sont-ils plus efficaces que l’électrique ?

Déclic - Le Tournant

Pour voir ce contenu, connectez-vous gratuitement

L’industrie automobile allemande a bien failli faire capoter l’un des textes européens phares de la législature : la décision de la fin des véhicules thermiques en Europe pour 2035. Samedi, la Commission européenne et l’Allemagne ont finalement trouvé un accord pour autoriser la commercialisation de véhicules thermiques au-delà de 2035 "s’ils utilisent exclusivement des carburants neutres en termes d’émissions de CO2", a précisé le ministre allemand des Transports Volker Wissing. Derrière cette expression se cachent les e-fuels, appelés aussi "carburants de synthèse". Mais pour quelle raison l’Allemagne a-t-elle voulu défendre à tel point cette technologie ? Est-ce réellement le carburant d’avenir pour nos voitures ? Tentative d’éclairage.

Berlin avait stupéfié ses partenaires européens début mars en bloquant au dernier moment un règlement prévoyant de réduire à zéro les émissions de CO2 des véhicules neufs, imposant de fait les motorisations 100% électriques à partir du milieu de la prochaine décennie. Pour justifier sa volte-face, rarissime à ce stade de la procédure, l’Allemagne avait réclamé de la Commission qu’elle présente une proposition ouvrant la voie aux véhicules fonctionnant aux carburants de synthèse.

"Pas de quoi changer la trajectoire"

Cette demande allemande n’a pas vocation à remettre en cause la trajectoire selon Nicolas Paris directeur d’EDI, une filiale du groupe D’Ieteren, distributeur de 25% de voitures vendues en Belgique via les marques Audi, VW, Seat ou Porsche. "Chez Audi, on prépare la fin du thermique pour 2026, c’est-à-dire qu’après cette date tous les nouveaux véhicules vendus sur le marché seront électriques. Et autrement dit, le régulateur n’a pas besoin de pousser vers cela. Ce qui embête, c’est d’ajouter une contrainte supplémentaire."

Le son de cloche est un peu similaire chez Energia Fed, la fédération belge des énergéticiens pour le chauffage et la mobilité, même si l’argumentaire est différent. "Nous plaidons pour une complémentarité de différentes technologies pour répondre à tous les besoins en termes de mobilité, indique Jean-Benoit Schrans, porte-parole. Et dans le cadre de cette décision européenne, il ne faut pas oublier que si toutes les voitures vendues en 2035 devront être électriques, 60% de celles qui circulent seront encore thermiques. C’était un peu les oubliées de cette histoire : ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter une voiture électrique. Donc cette décision permet de ne laisser personne au bord de la route et nous sommes heureux que cette décision ait été prise."

Mais l’argument avancé par les autorités allemandes est surtout l’argument technologique. "L’autre motivation, c’est l’ouverture possible à d’autres technologies par exemple, ce qu’on appelle des e-fuels, explique Nicolas Paris. Si on parvient en 2035 à avoir des e-fuels compétitifs sur le plan économique et neutres en carbone, faut-il vraiment s’en passer ? Ou est-ce que la loi devrait permettre qu’on y ait recours ?"

De l’électricité nécessaire pour produire des carburants de synthèse

"Un carburant de synthèse, c’est un peu comme une construction de Lego qu’on construit à partir d’éléments plus petits, explique Francesco Contino, professeur de thermodynamique à l’UCLouvain et spécialiste de la transition énergétique. Le plus connu, c’est l’hydrogène qu’on génère à partir d’électricité et d’eau. Et cet hydrogène, on peut le combiner avec du carbone qu’on capture soit dans l’atmosphère, soit dans des cheminées d’industrie pour former des carburants de plus en plus complexes."

L’expression "de synthèse" signifie donc qu’on doit construire ce carburant. Et ce n’est pas parce qu’il est "de synthèse" que ce carburant ne rejette pas de CO2. Simplement, vu qu’il est construit à partir de CO2 déjà émis, ce carburant peut être considéré comme neutre s’il ne rejette pas plus que le CO2 capturé.

"Théoriquement, le CO2 qu’on rejette au moment de la combustion, c’est le CO2 qu’on a capturé au moment de la fabrication. Mais le problème, c’est que pour fabriquer ces carburants de synthèse, il a fallu consommer de l’énergie pour la production. Et il faut espérer que cette énergie soit issue du renouvelable, sinon on a consommé du CO2 pour produire un carburant qui n’en rejette pas et on ne résout pas le problème."

Il est beaucoup plus efficace d’utiliser un véhicule électrique

Francesco Contino, professeur de thermodynamique à l’UCLouvain.

Alors ne faut-il pas utiliser cette énergie renouvelable directement pour les voitures plutôt que de l’utiliser pour un carburant qui alimentera la même voiture ? "Si on compare un véhicule électrifié avec un véhicule thermique, il est clair qu’il est beaucoup plus efficace d’utiliser un véhicule électrique. Par ailleurs, il y a des déperditions d’énergie lors de la production des carburants de synthèse qui alourdit encore son bilan lors de la comparaison."

D’après le Conseil international sur le Transport Propre (ICCT), un institut américain indépendant et sans but lucratif, le rendement énergétique des e-fuels est de 16% alors que celui d’une voiture électrique est de 70%. Autrement dit :

  • si vous mettez 100 unités d’énergie dans la charge d’une voiture électrique, 70 serviront à faire avancer la voiture, 30 seront perdues.
  • si vous mettez 100 unités dans la production d’e-fuels, puisque vous mettez ce carburant dans un véhicule thermique, seules 16 unités sur les 100 de départ serviront à faire avancer la voiture.

Et si l’industrie allemande voulait surtout gagner du temps ?

Les carburants de synthèse sont donc pour l’instant cinq fois moins efficaces que l’électrique. Mais selon Francesco Contino, il n’est pas impensable que cette technologie soit utilisée dans des domaines bien précis.

"Cela peut être utile dans des modes de transports qui dépendent fortement du poids ou du volume. Par exemple, dans le secteur de l’aviation, la batterie serait tellement lourde que l’avion ne transporterait plus que la batterie elle-même. Pour les longs déplacements en bateaux, la batterie nécessaire prendrait toute la place et on n’arriverait pas à déplacer autre chose que les batteries. Donc, dans ces applications-là, on a intérêt à utiliser un autre vecteur énergétique comme un carburant de synthèse."

Jean-Benoit Schrans de chez Energia pointe un autre avantage aux carburants de synthèse. "À la différence de l’électrique, il est stockable ou transportable. L’électricité, elle, est intermittente."

"Pour les très grandes distances, disons de 1000 km, on n’arrivera pas à implanter la technologie électrique, prédit Nicolas Paris de chez D’Ieteren. Et ce sera la même chose pour des transports de grandes distances (camions, bus, vans…) ou dans les régions peu développées en termes de charge électrique. Mais ce sont des applications de niche, le grand public lui pourra profiter de l’électrique."

Et puis, il y a une certaine exploration qui continue en ce qui concerne les e-fuels. "Ces carburants sont peu efficaces pour l’instant, mais le resteront-ils encore longtemps ? A-t-on vraiment été au bout de toutes nos recherches sur le sujet ? Il est possible que d’ici 2035, une application permette de gagner en efficacité et il peut être utile de garder cette porte-là ouverte."

Ceci dit, le raisonnement vaut aussi pour la voiture électrique. Là aussi, la technologie continue à avancer avec des gains en termes d’efficacité et d’autonomie. Et dans ce contexte, il est peu probable que les e-fuels rattrapent le niveau d’efficacité de l’électrique.

Par ailleurs, pour Pierre Courbe, responsable mobilité pour la fédération d’associations environnementales Canopea, l’action politique allemande des dernières semaines n’est pas seulement motivée par la volonté de garder la porte d’une technologie ouverte. Il s’agit aussi de protéger un choix industriel allemand qui pourrait s’effondrer avec l’électrique. "Les constructeurs européens se sont concentrés sur des véhicules lourds et puissants. Par exemple, la proportion de véhicules de type SUV vendus frôle les 50% en Europe, car ce sont les véhicules sur lesquels les marges bénéficiaires sont les plus importantes. En revanche, en Chine, on construit des petits véhicules électriques et légers qui sont beaucoup plus abordables financièrement que les véhicules électriques européens. Donc les consommateurs européens risquent se diriger surtout vers les véhicules chinois que les véhicules allemands

JT 19h30 28/03/2023 : qu'est-ce que le carburant de synthèse ?

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous