Du Joker, ennemi légendaire de Batman, le grand public a le souvenir de l’interprétation pittoresque de Jack Nicholson chez Tim Burton et celle, nettement plus sombre et inquiétante, de Heath Ledger chez Christopher Nolan. Mais la démarche de Todd Phillips est toute autre ; il ne s’agit pas pour lui de proposer une nouvelle incarnation du célèbre personnage de comic book, mais bien de laisser libre cours à son imagination pour répondre à la question : comment le Joker est-il né ? D’où a-t-il surgi ? Et miracle ! Il a réussi à convaincre les détenteurs des droits, DC Comics et Warner, de lui laisser carte blanche.
Dans "Joker", on fait la connaissance d’Arthur Fleck (Joaquin Phoenix), un pauvre vieux garçon qui vit avec sa mère impotente dans un appartement miteux de la banlieue new-yorkaise – enfin, de Gotham City, puisque Phillips prend bien garde de respecter quelques éléments fondamentaux de la saga Batman -. Arthur enchaîne les petits boulots (on le découvre clown-sandwich au début du film), mais son fantasme, c’est de devenir le roi du stand-up et même de passer à la télévision dans le show de son animateur favori Murray Franklin (Robert De Niro). Arthur rêve de faire rire les gens, hélas pour lui, ce sont les gens qui rient de lui. Alors ce marginal, avec son rire nerveux qu’il trimballe comme un handicap, va tenter de prendre sa revanche…
En 1976, Martin Scorsese marquait l’histoire du cinéma avec "Taxi Driver", inoubliable portrait d’un ancien Marine solitaire qui, accumulant les frustrations, basculait dans la violence. L’influence du cinéma de Scorsese (avec aussi "La valse des pantins") est manifeste dans "Joker". Mais Phillips assume et transcende cette influence, et réalise un film d’aujourd’hui, sur la face sombre du rêve américain, sur les oubliés du système, sur ceux que la société capitaliste a nourri de rêves trop grands pour eux. Dans ce rôle hénaurme, casse-gueule, Joaquin Phoenix fait des étincelles. Le risque du cabotinage grimaçant était présent, à chaque scène ou presque, et l’acteur surdoué l’évite avec brio. Son Arthur Fleck est tour à tour émouvant et inquiétant, malsain et poétique. Que Todd Phillips et son comédien, main dans la main, aient réussi à imposer un film aussi adulte, aussi original dans le cadre d’une production hollywoodienne à gros budget (aujourd’hui si prompte au formatage) est une prouesse. Et un véritable cadeau pour les cinéphiles.