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Les dictionnaires, toujours sexistes en 2020

Dico, mon beau dico, dis-moi le sens des mots

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Par Les Grenades

Une chronique de Laurence Rosier

Le Larousse sexiste ? Le dictionnaire, dans sa version en ligne, vient d’être vilipendé sur la toile pour ses définitions poussiéreuses de présidente et autre boulangère"La boulangère, c’est la femme du boulanger" : le rédacteur aurait-il trop fantasmé sur Ginette Leclercq, La Femme du boulanger de Raimu, dans le film tourné par Marcel Pagnol ?

Ce qui est étonnant c’est que ce type de définition, appelé le féminin conjugal, puisse encore circuler, à l’heure où la féminisation des mots semble acquise et requise et où l’émancipation des femmes leur permet, non sans difficulté pourtant encore, d’occuper toute une série de professions naguère réservées aux hommes.

Certes, les dictionnaires sont en général en décalage par rapport aux avancées sociétales : un mot doit faire son parcours du combattant pour y entrer, montrer patte blanche de l’usage… Même si par ailleurs, "il n’est n’est pas nécessaire qu’il existe effectivement une femme maçonne pour créer le féminin maçonne", comme l’affirme Sophie Piron, il y a un parcours de féminisation des mots, qui n’est pas homogène d’une époque à l’autre, d’un dictionnaire à l’autre.

Mais qui se cache derrière les dicos ?

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Derrière les dicos uniquement des hommes ?

Richelet, Furetière, Le Littré, le Larousse, le Bescherelle, celui de l’Académie… : les lexicographes (le terme pour désigner ceux et celles qui fabriquent les ouvrages consacrés aux mots) sont des hommes et il n’y quasi aucun patronyme féminin pour désigner un dictionnaire de référence. Pourtant il y eu des femmes derrière ces entreprises lexicographiques : parmi celles qui sont les plus connues, on a Josette Rey-Debove pour Le Robert, Claude Kannas pour le Larousse, Danièle Morvan pour Le Robert encore  : mais qui dans le grand public connaît leur nom ? Elles sont là mais invisibilisées : 

"De toute façon, si on peut citer presque toutes les femmes lexicographes, c’est que leur nombre est dérisoire par rapport à la production ‘masculine’. On les voit aussi en tandem avec des hommes : Enea Balmas et Daniela Boccassini (première édition 1989) et elles sont nombreuses dans les comités de rédaction."

Les dictionnaires sont en général en décalage par rapport aux avancées sociétales

Pire, quand des femmes ont donné leur nom à des dicos (Ottavia Cesana, Faustina De Graziani, L. Marichy au XXème siècle en Italie), les ouvrages étaient… rétrogrades par le refus d’indiquer le genre féminin de certains noms.

On observe, ici encore, le refus de codification du genre féminin pour ce qui est des adjectifs ou des noms : "BISNONNO m : bisaïeul" (BISNONNA "bisaïeule" n’est pas signalé), "BIMBO m : bambin" (mais "BIMBA" n’existe pas), "BIRBONE m. coquin" est sans indication de féminin. 

Lors de la parution de Son dictionnaire amoureux des dictionnaires en 2011, Alain Rey évoquait dans une interview le rôle de sa première femme dans la constitution du Robert :

N. O. (Le Nouvel Observateur) – Et aussi celui que vous avez consacré à Josette Rey-Debove, votre première femme, qui a participé au Robert.

A. Rey. – J’étais gêné: j’y tenais absolument, et je l’ai donc fait le plus discrètement possible, sans parler d’autre chose que de ses vertus intellectuelles.

N. O. – Vous avez laissé dans l’ombre son féminisme – qui est sensible dans le Robert.

A. Rey. – Oui, c’est vrai. Féministe et anti-puriste – je me souviens pourtant d’une bagarre avec Druon qui était assez raide!

Dans cet univers d’hommes, il fallait prendre sa place ; Josette Rey Debove, peu ou pas connue de façon large, en a témoigné : elle a été l’une des expertes pour la féminisation prônée par le ministère des droits de la femme en France entre 1984 et 1985 aux côtés de Benoite Groult. Et si elle était sceptique par rapport aux féminins en -eure, défendus par les québécoises à l’époque comme forme militante (car cette forme ne respectait pas tout à fait les règles de la langue française, habituée aux -euse vendeuse, -trice institutrice ou -esse doctoresse), elle conciliait "sa conscience de lexicographe avec sa conscience de femme (…)" : la promotion de la femme vaut bien un barbarisme".

Le dictionnaire, outil conservateur ou d’émancipation ?

Comme le fait remarquer Marina Yaguello (2002 : 12), les dictionnaires sont des "créations idéologiques [qui] reflètent souvent la mentalité attardée des usagers de la langue". En ce qui concerne les féminisations, les professions manuelles non valorisées ne posaient pas problème et furent vite intégrées,  contrairement aux métiers valorisés où il a existé un décalage temporel entre l’accès à la profession et l’entrée du féminin dans le dictionnaire (pour chirurgienne, presque deux cent ans entre l’apparition du masculin dans le dictionnaire de Richelet au XVIIème siècle et le féminin dans le Bescherelle du milieu du XIXème!). Il existe aussi des décalages sémantiques : le boucher découpe la viande, la bouchère tient la caisse, le couturier tient une maison de couture, la couturière recoud les boutons, …

Le dictionnaire offre d’une part un classement volontairement neutre, celui de l’ordre alphabétique mais d’autre part, les critères, les indications de registre (soutenu, populaire, familier, vulgaire) et les exemples choisis pour illustrer des emplois de termes ne le sont pas. En 2016, dans les Oxford dictionaries, on trouvait pour illustrer le terme enragé : féministe enragée ; pour strident : le son strident des voix des femmes… Jugement négatif et stéréotype qu’on a retrouvé dans les définitions incriminées du Larousse il y a quelques jours pour le terme guerrière notamment : militante infatigable de la cause féminine.

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De plus, le dictionnaire est à la fois 1) un outil populaire, auquel on renvoie pour avoir une sorte de vérité scientifique alors que cet ouvrage rend compte avant tout de la besogne des mots, c’est-à-dire de leurs usages, qui sont marqués historiquement et culturellement; mais aussi 2) un outil de déclassement puisqu’il faut connaître le mot et son orthographe… pour le trouver !

La toile a permis à la lexicographie profane de créer en ligne des dictionnaires alternatifs proposant des mots qui ne sont pas utilisés dans l’usage commun

Dans La vie mode d’emploi de Georges Pérec publié en 1978, le personnage Cinoc est le fossoyeur du dico, il est chargé de supprimer des mots pour faire de la place aux nouveaux : c’est le reflet d’une pratique réelle, même si aujourd’hui le numérique permet d’ajouter plus facilement des nouveaux mots en ligne. Quand on ajoute des mots on en supprime et ça provoque des tollés dans le public, soit sur les mots introduits (plan Q par exemple) ou sur leur définition, comme celle du mot frotteur introduit en 2018 dans le Robert et glosé d’abord comme suit : "un individu recherchant les contacts érotiques en profitant de la promiscuité dans les transports en commun", sans mentionner un sens négatif, ce que Le Robert a reconnu par la suite comme une imprécision.

Mais la toile a permis à la lexicographie profane de créer en ligne des dictionnaires alternatifs proposant des mots qui ne sont pas utilisés dans l’usage commun par exemple ou qui ne sont pas encore entrés dans les ouvrages de référence, c’est le cas notamment pour une série de néologismes des combats féministes, ou des dénominations d’identité de genre et des orientations sexuelles, dans les deux cas souvent empruntés à l’anglais. On connaît au vu de leurs emplois médiatiques mansplaining (qui a déjà ses traductions francophones mecsplication ou penisplication mais qui n’est entré dans le Oxford English dictionary qu’en 2018), manspreading (étalement ou, de façon plus figurée, les couilles de cristal), on connaît moins neutrois (personne qui s’identifie comme étant sans genre ou non genré.e) ou two spirit (terme générique qui désigne des hommes qui pratiquent une identité de genre féminine et des femmes qui pratiquent une identité de genre masculine chez les Native Americans.)… les dicos par tous et toutes, une nouvelle forme d’émancipation ?

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