La société de gestion Janus Henderson vient de revoir ses estimations à la hausse : les dividendes que vont recevoir les actionnaires des grandes sociétés cotées dans le monde devraient augmenter de quasiment 16% cette année pour atteindre un montant record de 1.460 milliards de dollars. Les salaires ne vont pas suivre.
En réalité, la part des salaires dans le PIB des pays industrialisés baisse depuis plusieurs décennies.
Phénomène auquel s'est intéressé l'économiste Xavier Dupret (Association culturelle Joseph Jacquemotte).
Quand on regarde l'évolution de la part des salaires dans le PIB depuis plusieurs décennies, on constate qu'elle a fortement reculé, puisqu'elle était de l'ordre de 70% du PIB en Belgique dans les années 1970 alors qu'à l'heure actuelle, elles se situe autour de 53-54% du PIB. Que s'est-il passé?
Xavier Dupret : "La part des salaires dans le PIB a été déformée d'un point de vue statistique au cours des années 1970 puisqu'en réalité, à l'époque, vous aviez une situation particulière de 'stagflation', c'est à dire une économie qui flirte avec la récession, qui stagne et, en même temps, une inflation très forte. Et vous aviez à l'époque des mécanismes qui reflétaient de manière tout à fait fidèle l'inflation dans la progression des salaires. Donc, ça donnait à cette époque une impression assez fausse de progression des salaires puisqu'en réalité, on avait au numérateur de la fraction des salaires qui augmentaient mécaniquement du fait de l'inflation et, au numérateur, un PIB qui lui stagnait parce que les entreprises, la valeur ajoutée des entreprises étaient de plus en plus mises sous pression par des coûts de fonctionnement croissants liés notamment à l'augmentation des cours du pétrole. Tous ces facteurs rendent cette décennie des années septante très exceptionnelle. En Belgique, la part des salaires dans le PIB flirtait effectivement avec les 70%, beaucoup plus que dans les années 1960 donc, mais cela ne reflétait pas un véritable progrès économique, juste une inflation forte qui a fini, à un moment donné, par manger la rentabilité des entreprises et par faire augmenter artificiellement la part des salaires."
Donc, il faut éliminer cette période dans l’analyse de l’évolution de la part salariale dans le PIB et n’utiliser comme référence que les années 60 et/ou la période qui commence dans les années 1980…
"Oui, tout en n’omettant pas de préciser qu'il y a eu, entre les années 60 et les années nonante, des modifications structurelles des économies occidentales qui sont beaucoup moins industrielles. Il y a beaucoup moins d'ouvriers, par exemple, dans la population active, et la finance joue un rôle de plus en plus important dans le fonctionnement économique de nos sociétés. Ce qui signifie aussi qu’il y a une possibilité pour les détenteurs de capitaux de faire pression à la baisse sur les salaires en jouant la compétition entre les territoires avec, à la clé, une déformation du partage de la valeur ajoutée au profit du capital. Par ailleurs, la répartition des bénéfices de la croissance s'est beaucoup plus concentrée sur les 10% des ménages les plus riches au cours des années nonante. Et ça, c'est une mutation tout à fait fondamentale par rapport aux années 1960 et ça doit être intégré dans les comparaisons."
Pour tenir compte aussi du chômage de masse qui s’est développé à partir de la fin des années 1970, début des années 1980 ?
"Oui, c'est clair, le chômage de masse a joué un rôle essentiel dans la mise sous pression des salaires pour les fonctions les moins qualifiés dans nos économies. C'est une tendance très, très lourde et cette mise sous pression s'est d'ailleurs accompagnée, dans certains cas, d'un moins-disant salarial résultant de délocalisations vers des pays à bas salaires. Et de ce fait, les fonctions peu qualifiées dans les services sont les derniers emplois peu qualifiés. Dans nos sociétés industrialisées, on trouve des salaires qui sont faibles puisque, tout simplement, il y a énormément de candidats pour ce type de fonction.
En revanche, les salaires pour les fonctions supérieures d'encadrement dans nos économies n'ont pas diminué, bien au contraire. De ce point de vue, d'ailleurs, la part des salaires dans l'économie ne dit pas tout de la diffusion de la prospérité économique. Si on prend l'évolution de la société belge, on voit clairement une diminution de la part des salaires depuis le milieu des années nonante mais, en même temps, on remarque aussi une diminution également du coefficient de Gini, ce qui veut dire que nous vivons dans une société plus égalitaire.
À rebours, au Royaume-Uni, on a observé une tendance à l'augmentation de la part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée. Mais là, le coefficient de Gini a augmenté. Ce qui signale finalement une progression des inégalités et donc, la seule augmentation de la part des salaires dans le PIB n’implique pas automatiquement une diminution des inégalités. On peut même supposer que ce sont les salaires des fonctions d'encadrement et spécialement dans la finance, qui ont bénéficié quasi exclusivement de cette hausse au Royaume-Uni."
Cela signifie donc que la part des salaires dans la valeur ajoutée ou dans le PIB ne dit pas toute l'histoire. Elle ne dit pas notamment s’il y a plus ou moins d'inégalités, ce qui est le principe du coefficient de Gini.
"Oui, c'est très net puisque le coefficient de Gini est conçu pour vérifier quelle est la distribution d'un revenu. C'est une statistique qui vérifie une distribution. La part des salaires vérifie simplement ce que représente la totalité des salaires par rapport au PIB. Dans cette totalité des salaires, il y a à la fois le salaire d'un balayeur à New York et le salaire des grands patrons américains. Et donc, il y a là une vision très fusionnelle du salariat qui ne permet pas une décomposition fine des données."
Est-ce qu'en Belgique, sur très longue période, on peut dire que l'indexation automatique des salaires a protégé les salariés par rapport à la montée des inégalités?
"Indéniablement. Vous savez, quand compulse des sources anglo-saxonnes, en règle générale, ils mettent en avant la concertation sociale et la centralisation de la négociation salariale pour expliquer comment certaines économies d'Europe continentale ont réussi à préserver, d'une certaine manière, un tissu social avec un certain niveau d'égalitarisme.
Il en va tout autrement dans des pays anglo-saxons où le niveau de négociation est très décentralisé, c'est à dire qu'il se situe au niveau de l'entreprise. Et il est surtout le fait de rapports contractuels, de négociation directe entre le salarié et sa direction, davantage que chez nous, où la concertation sociale est très centralisée.
De ce point de vue, la concertation sociale joue un rôle d'autant plus important que, par exemple, dans les années septante, lorsqu'on observe l'explosion de la part des salaires dans le PIB, on aurait tendance à faire le lien avec les grèves liées aux restructurations du tissu industriel wallon. A faire le lien donc entre conflictualité sociale et augmentations de salaires. En réalité, des pays très consensuels, comme les Pays-Bas, ont connu exactement la même évolution salariale, qui était profondément liée aux tendances inflationnistes."
Est-ce qu'on peut dire que depuis quelques années, il y a un rééquilibrage au profit des salaires dans notre économie, ou pas ?
"Non, la part des salaires dans le PIB baisse tendanciellement depuis des années, comme partout ailleurs. Cela dit, on ne peut pas non plus parler d'un écrasement complet, sauf évidemment si on prend comme point de référence la période exceptionnelle des années septante, les années de stagflation. Je crois qu'il faut les exclure ou, en tout cas, signaler que ces années-là, comme point de référence sont très particulières du point de vue de la formation des prix et des salaires."
Le chômage a fortement reculé en Belgique ces dernières années, beaucoup d’entreprises se plaignent de pénuries de plus en plus importantes dans leurs recrutements. Est-ce que la situation ne devient pas plus favorable pour les salariés?
"Il faut faire la part des choses. Il y a des fonctions pour lesquelles il y a des pénuries de candidats, mais ces pénuries étaient antérieures à la crise sanitaire. Exemple : nous manquons d'ingénieurs en Belgique. Un ingénieur va tout de suite pouvoir discuter de normes salariales très élevées au sein des entreprises.
Pour ce type de fonction, la pénurie est antérieure à la crise sanitaire. Nous constatons aussi des pénuries pour certaines fonctions en Belgique aujourd'hui, en partie parce que le salaire minimum y est assez faible. Dans ce contexte, certains travailleurs peuvent être amenés à rester au chômage un peu plus longtemps en attendant de trouver autre emploi.
En fait, il y a des branches de notre économie dans lesquelles le rapport salarial n'est pas aussi favorable que ce qu'on pense. A l’avenir en tout cas, il serait certainement intéressant pour un certain nombre d'employeurs de revoir à la hausse leur politique de rémunération s'ils veulent encore attirer des candidats disposés à offrir leur force de travail à l'entreprise."
Est-ce que l’évolution démographique joue aussi un rôle ?
"Absolument ! Regardez la courbe de diminution de la part des salaires dans le PIB, elle commence au début des années 1980 chez nous. Et qui entre sur le marché du travail à cette époque ? Tous les jeunes qui sont nés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, donc les enfants du baby boom. Il y a une entrée massive de nouveaux demandeurs de travail. Aujourd'hui, les jeunes qui entrent sur le marché du travail sont nés fin des années nonante, début des années 2000. C'était plutôt un creux démographique et donc, il est possible que ce phénomène pousse un peu à la hausse la part des salaires dans le PIB. C'est-à-dire juste le cas inverse du baby boom des années 1960."