Champions League - Foot

Les grands clubs européens s’attaquent à l’UEFA : vers un nouvel Arrêt Bosman… au nom de la solidarité avec les plus pauvres ?

Le Real Madrid, 14 fois vainqueur de la Champions League

© BELGA

La justice européenne se penche ce jeudi sur deux affaires qui pourraient faire basculer le football européen et briser l’omnipotence de l’UEFA. Et pour défendre les intérêts des grands clubs d’Europe rêvant d’une Champions League rénovée (et surtout auto-gérée…), on trouve un team juridique dont font partie l’avocat belge à la base, en 1995, du célébrissime Arrêt Bosman et son associé.

Mark Tuitert et Niels Kerstholt sont deux gentils Bataves bien sculptés et tout Pepsodent. Leur activité préférée : enchaîner les tours de piste, chaussés de leurs petits patins à glace. Mark se débrouille plutôt pas mal : en 2010, à Vancouver, il devient même champion olympique de short-track (patinage de vitesse) sur le 1500 m. Niels n’est pas en reste : en 2014, il décroche le titre mondial de poursuite. Sauf qu’en 2014 toujours, les deux hommes veulent monnayer leur talent et projettent de participer à une épreuve lucrative (mais indépendante) à Dubaï. Ce n’est pas du tout du goût de la vilaine Fédération Internationale de Patinage (ISU) qui menace de bannir à vie les deux champions s’ils prennent part à cette épreuve dissidente, qui échappe au contrôle (et donc aux finances) de l’ISU.

Le Néerlandais Mark Tuitert, en piste vers son titre olympique de 2010
Le Néerlandais Mark Tuitert, en piste vers son titre olympique de 2010 © BELGA

C’est le début de l’Affaire ISU qui occupe depuis 2017 les instances européennes… puisque les deux patineurs ont décidé de faire valoir leurs droits à l’échelon continental contre l’omnipotence de l’ISU. Aujourd’hui retraités (Tuitert est consultant TV, Kerstholt coach de l’équipe néerlandaise de short-track), les deux ex-patineurs se découvrent une notoriété inespérée. Car oui, les patins ont cédé la place au ballon rond : les avocats des plus grands clubs de foot européen ont repris le sillage des patineurs pour greffer, mêmes arguments à l’appui, leur dossier de création d’une Champions League 2.0, la fameuse European Super League (ESL) qui met le foot continental à feu et à sang depuis le printemps 2021.

Et ce jeudi matin, à Luxembourg, l’Avocat Général de la Cour de Justice Européenne (CUJE) rendra ses conclusions dans deux affaires qui ont été, logiquement, fusionnées, et furent plaidées le même jour, en juillet dernier, devant les 15 juges de la Cour. Une Cour réunie en Grande Chambre : preuve, que l’affaire est d’importance, puisque 1 dossier sur 12, seulement, bénéficie de ce régime...

Gare aux relations interdites…

Alexsander Ceferin, l’émacié-gominé patron de l’UEFA, a-t-il lu Choderlos de Laclos et ses célèbres Liaisons Dangereuses ? On imagine que non. Les relations interdites, en revanche, il connaît… C’est d’ailleurs l’intitulé de l’Article 51 du Règlement Général de l’UEFA : " Relations Interdites (sic) : Des regroupements ou alliances entre des associations membres de l’UEFA ou entre des ligues ou clubs directement ou indirectement affiliés à différentes associations membres de l’UEFA ne peuvent pas être formés sans l’autorisation de l’UEFA. "

L’UEFA s’auto-attribue donc un pouvoir de veto sur des projets dissidents concurrençant ses propres compétitions. On parle surtout ici de la Champions League, la poule aux œufs d’or uefiste sur laquelle lorgne depuis longtemps le G14, le groupement des 14 clubs les plus puissants d’Europe, qui souhaitent un format toujours plus rémunérateur… pour eux-mêmes.

Aleksander Ceferin (à gauche), Président de l'UEFA, et Andrea Agnelli (à droite), ex-Président de la Juventus
Aleksander Ceferin (à gauche), Président de l'UEFA, et Andrea Agnelli (à droite), ex-Président de la Juventus © BELGA

4 à 6 milliards de dollars de budget global et 400 millions de dollars garantis à chaque (grand) club participant : ce sont les chiffres délirants présentés par les initiateurs de l’ESL qui ressort des cartons en avril 2021. Des 12 grands clubs initiateurs en demeurent 3 aujourd’hui (le Real Madrid, la Juventus et Barcelone) après que l’UEFA ait menacé de bannir tout de le monde – une oukaze qui a convaincu 9 d’entre eux (dont les 6 Anglais) de faire marche arrière… pour l’instant, car ils demeurent évidemment tapis dans l’ombre. Le système de défense de l’UEFA est archi-connu : " les clubs riches veulent pomper à eux tout l’argent, au détriment des petits clubs et de l’indispensable solidarité " – sonnez tambours, crécelles et trompettes.

Grands et petits, même combat

C’est notamment Jean-Louis Dupont (le père de l’arrêt Bosman), associé à Martin Hissel, qui défend les mastodontes madrilène, turinois et catalan dans ce dossier. Ironie du sort, c’est aussi lui qui porte aussi la cause… de l’Antwerp dans l’affaire Refaelov (voir article de ce lundi), dans un dossier qui défend le sort des petits clubs cadenassés par les règles UEFA sur la formation locale. Alors Dupont, défenseur des riches ou des pauvres ? Avocat à géométrie variable ? Bras armé des puissants ou des manants, selon la situation ?

Dans un secteur spécialisé, il est habituel que les avocats spécialisés défendent les différents intervenants du secteur " réplique Jean-Louis Dupont. " Un avocat spécialisé en droit de l’urbanisme pourra défendre un jour un administré et, le lendemain, l’administration… mais, bien sûr, pas dans le même dossier. Il est donc a fortiori normal pour un avocat de défendre, dans un secteur donné, des PME et des multinationales quand ces entreprises, de tailles différentes, affrontent les mêmes problèmes. Défendre le club de Virton contre les violations du droit de la concurrence contenues dans le règlement de l’Union Belge sur les licences, ou défendre de grands clubs européens parce que l’UEFA veut les expulser de la Champions League juste parce qu’ils osent envisager une compétition alternative (ce qui équivaut à un boycott aux yeux du droit de la concurrence) est en fait le même combat : défendre des entreprises du secteur du foot pro contre les abus anticoncurrentiels de régulateurs privés. "

Jean-Louis Dupont (à droite), aux côtés de l'ex-gloire du Real Madrid Emilio Butragueno
Jean-Louis Dupont (à droite), aux côtés de l'ex-gloire du Real Madrid Emilio Butragueno © BELGA

Celui qui risque… doit palper

Qui paie, décide… et qui génère, encaisse. C’est le raisonnement tenu par les initiateurs de l’ESL, qui se définit comme un pacte d’actionnaires (les grands clubs) : un groupe d’entreprises qui produit la valeur ajoutée sportive (le spectacle, dont ils assument le risque financier – stade et joueurs - et juridique) et qui, en toute logique, devrait en récolter les fruits – sonnants et trébuchants. Dans l’optique de ses pourfendeurs, l’UEFA n’est ici qu’une société organisatrice, qui ne court pas les risques de l’investisseur… mais passe quand même à la caisse à la fin.

L'UEFA contrôle une activité sans devoir faire face à la concurrence, sans aucun risque entrepreneurial, sans frais et sans la nécessité d'innover et de proposer des solutions au football " explique Bernd Reichard, le consultant des clubs espagnols dans le projet ESL. " L’UEFA vit de la sueur des clubs auxquels ils ne permettent pas de décider de leur propre futur. Je continue à penser que ce sont les clubs qui doivent décider de leur propre destin, étant donné que ce sont eux qui génèrent la valeur, qui apportent les stades, le jeu... "

Un trophée très lucratif...
Un trophée très lucratif... © BELGA

Chacun pour soi… et surtout pour sa gueule ? C’est la crainte des petits clubs, qui voient déjà poindre le spectre d’une ligue fermée à l’américaine, au seul profit des grands clubs déjà surpuissants. Sauf que face aux critiques, le projet de Super League a été revu : ses initiateurs promettent aujourd’hui un format ouvert à tous… et surtout aux bons élèves du premier rang. " La Super League sera 100 % méritocratique et gérée par les clubs " reprend Bernd Raichard. " Chaque équipe aura le droit d'y accéder et de parvenir au sommet : il n'y aura pas de place garantie. "

Les clubs belges aussi en ESL

On évoque un pool de 80 clubs, répartis en 3 divisions (D1, D2, D3A et B) avec système à l’européenne de montées-descentes en fonction des résultats (sportifs et financiers). Des clubs belges performants comme Bruges, mais aussi Genk, l’Antwerp, Anderlecht, Gand, le Standard ou l’Union Saint-Giloise ne seraient plus limités par l’étroitesse du marché noir-jaune-rouge. Surtout, ils auraient ainsi une fenêtre d’accès à une vingtaine de matches européens annuels garantis, disputés en semaine… sans préjudice des matches nationaux du week-end.

Un simple tir sur le poteau qui fait s’effondrer tout le budget prévisionnel de Coupe d’Europe : le traditionnel cauchemar de tout dirigeant sportif prendrait fin au profit d’affiches bétonnées. Car c’est bien connu : l’investisseur hait l’imprévu, il recherche les revenus réguliers et garantis pour minimiser ses risques et récompenser sa bonne gestion. Sans quoi, c’est la porte ouverte aux revenus indus et aux dérives qui ont frappé (notamment) le football belge ces dernières années…

Florentino Perez, omnipuissant Président du Real Madrid et instigateur de l'ESL
Florentino Perez, omnipuissant Président du Real Madrid et instigateur de l'ESL © BELGA

On serait donc loin du cavalier seul lancé par les grands contre tous les autres : le projet ESL tel que présenté en avril 2021 aurait donc été mal compris… Il inclurait même depuis l’origine un volet de… solidarité avec les petits, où l’argent ruissellerait vers le bas de l’échelle. Parlons donc d’une courbe rentrante…

Dès le départ, les clubs concernés par la Super League se sont publiquement engagés à, AU MINIMUM, doubler le montant financier distribué aux petits clubs au titre de solidarité " analyse Jean-Louis Dupont. " Mais dans le brouhaha médiatique, cet engagement, pourtant clarissime, a été inaudible. On ajoutera que la Super League a également proposé que ces fonds soient gérés et distribués par une entité parfaitement indépendante, de manière à ce que cet argent serve véritablement au développement du football de base, contrairement à la " solidarité " UEFA actuelle. "

Solidarité… à plusieurs vitesses

La solidarité de l’UEFA, parlons-en. Un simple coup d’œil dans le dernier rapport d’activités de l’UEFA en dit davantage sur l’argent redistribué par l’instance faitière vers ses affiliés (les Fédérations nationales) : la fédération tchèque retouche 4 millions d’euros par saison, la fédération anglaise environ 15 millions… Alors que les recettes de l’UEFA dépassent les 3 milliards d’euros pour la Champions League et les 2 milliards pour l’Euro 2020. On parle d’un rapport de 1 à 200… jusqu’à 1 à 700 ! Et pour l’essentiel, cette " solidarité " retombe dans les poches de clubs de D1… ne se qualifiant pas pour les compétitions européennes. L’UEFA s’achèterait-elle, à moindre coût, la paix sociale ?

Le discours des pro-ESL est donc le suivant : que l’UEFA gère les équipes nationales et l’arbitrage… et laisse la gestion commerciale des compétitions aux clubs professionnels. C’est d’ailleurs déjà le cas au niveau national, avec le développement des Ligues Professionnelles (Premier League outre-Manche, Liga en Espagne, Pro-League en Belgique), regroupant des entreprises professionnelles (de football) organisées en joint-ventures (le plus souvent une société commerciale ayant pour actionnaires les clubs).

Jean-Louis Dupont avec son client... José Mourinho
Jean-Louis Dupont avec son client... José Mourinho © BELGA

Plus fort que l’Arrêt Bosman

C’est l’éternel combat de l’UEFA contre… l’Histoire, et le Droit : car derrière cette affaire ESL se profile un séisme encore plus grand que l’Arrêt Bosman… du moins selon son propre daron.

L’arrêt Bosman concernait la libéralisation du marché du travail " argumente Jean-Louis Dupont. " Avec les affaires International Skating Union et European Super League, la Cour de Justice se penche sur une éventuelle libéralisation du marché de la PRODUCTION et sur ses modalités. On ne parle plus simplement de la mobilité du facteur TRAVAIL, mais de la PRODUCTION même du football dans toute l’UE. L’enjeu est donc, par définition, bien plus important. "

Ces dernières années, la justice européenne a brisé des monopoles occupant depuis des décennies le marché, notamment, des télécommunications et de l’aéronautique : fini de contrôler à la fois le réseau et le produit...

Ce jeudi, l’Histoire risque bien de repasser les plats pour le produit football. Ainsi que pour le short-track. Les braves patineurs Mark et Niels s’en doutaient-ils quand ils enchaînaient les kilomètres par -12° sur les jolis canaux de Frise ?

La décision de la Cour est attendue au printemps.

 

Ce mercredi : "Le football professionnel devant la justice européenne : la fin programmée de l’UEFA et de la FIFA ?"

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