Photographie

Les images poignantes de Marin Driguez, le photographe qui s’est plongé corps et âme dans la vie des hôpitaux publics

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022

© Marin Driguez

Le projet débute en novembre 2018. Avant la crise du Covid. Marin Driguez, jeune photographe de l’agence VU qui a suivi les manifestations mouvementées des Gilets Jaunes, décide de s’immerger dans un service des Urgences. Pour l’action et l’adrénaline. Ensuite le projet évolue, et prend toute sa singularité. Le photographe se donnera le temps de documenter la vie de l’hôpital public en Belgique, au-delà des images spectaculaires de l’urgence. Le projet "Taking care" est sur les rails. Il ignore qu’il y consacrera quatre années de son existence.

Vue extérieure sur les chambres du tout nouveau bâtiment de l’Institut Jules Bordet
Vue extérieure sur les chambres du tout nouveau bâtiment de l’Institut Jules Bordet © Marin Driguez

Pour sa première exposition monographique, Marin Driguez présente la série consacrée à l’Institut Jules Bordet, centre de référence en cancérologie dans notre pays. Il y passe trois mois en immersion, sept jours sur sept, pour gagner la confiance des équipes soignantes et des malades, hospitalisés pour un temps long. Il veut connaître les gens, soignants et patients, échanger avec chacun, "savoir qui je photographie", dit-il.

J’essaie de faire oublier l’appareil photo, mais pas le photographe

Céline fête ses 76 ans avec ses enfants et petits-enfants, la veille de son retour à la maison.
Céline fête ses 76 ans avec ses enfants et petits-enfants, la veille de son retour à la maison. © Marin Driguez

Alors, pourquoi les malades acceptent-ils de se montrer en état de fragilité et de souffrance ?

"J’ai toujours été très surpris de voir avec quelle ouverture j’étais accueilli, nous confie Marin Driguez. Et dans les gens qui refusent, beaucoup s’excusent 'mon image en ce moment… c’est pas possible'". Ils sont heureux de rencontrer quelqu’un qui ne fait pas partie du corps médical, de la famille, des proches à qui ils peuvent parler. Les personnes âgées sont contentes de discuter avec un jeune qui ramène la vie du monde extérieur. "Et même s’ils sont très mal, il y a quelqu’un qui vient pour parler d’eux, pour leur donner une voix", précise le photographe. Une manière d’exister à travers lui.

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

Trouver la bonne distance

Dans cette cinquantaine de photos, on ne trouve ni complaisance, ni effet esthétique, ni trash, ni facilité, ni sensationnalisme. On y ressent une considération absolue de la personne en état de fragilité. Respecter la pudeur, montrer sans trop montrer. S’il travaille de manière très instinctive, le photographe s’est donné quelques balises, comme ne pas montrer le visage d’une personne dont la nudité est exposée, dans une situation dégradante ou en grande souffrance.

Pour arriver à cette justesse, la recette c’est le temps "qui permet de connaître les limites de l’autre, des patients comme des soignants. Être dans l’intimité, sans aller trop loin non plus". Être proche pour rester dans la juste distance.

Dans le parcours de l’exposition, chaque personne photographiée a un nom et une histoire, repris sur des cartels discrets.

En compagnie de Marin Driguez, on s’est arrêté sur quelques images.

Marin Driguez, sans titre (détail), Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre (détail), Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

Ce monsieur penché sur son plateau sort d’une opération digestive. Son repas de midi c’est du thé et des biscottes. "Un gars très gentil, mais un peu bougon. Il était en train de râler qu’est-ce que c’est que cette connerie, moi je ne veux pas bouffer ça !'

Mon impression est plutôt celle d’une personne consternée devant ce reliquat de nourriture, un élément vital. Et un des plaisirs de la vie. Mais heureusement, c’est temporaire…"

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

Monsieur Micheli, connu dans le service pour "manger comme un ogre et boire plein de café " fait sa séance de kiné quotidienne avec Benjamin. Une image christique avec un lâcher prise total du patient. Un moment de répit.

Marin Driguez a beaucoup accompagné le jeune kiné Benjamin qui a "un contact très humain, très fort, très particulier". Passionné par son travail, le jeune kinésithérapeute a une proximité naturelle, "j’avais l’impression, des fois, comme s’il était avec des membres de sa famille ; comme s’il faisait des câlins." Un contact physique qui apaise ce corps devenu étranger.

Paradoxalement, ces images nous retournent, nous mettent face à la mort, à la fragilité de la santé, à la fatalité et l’injustice de la maladie, mais il en émane aussi, si on veut bien se l’autoriser, une douceur, un apaisement même dans certaines images.

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

Le corps objet

La vie de l’hôpital c’est évidemment les salles d’opération auxquelles le photographe a aussi accès. Avec cette image d’un robot qui opère une ablation de la prostate, Marin Driguez évoque le rapport homme-machine dans la santé. "Quelque chose qui fait un peu peur à tout le monde, alors que les chiffres disent qu’il y a moins de risques avec un robot que sans."

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

"En salle d’opération, le corps disparaît en fait. Pendant la chirurgie c’est hyper technique. L’être humain n’est plus vraiment là, c’est un colon, un tibia, un nez, une tumeur, c’est beaucoup moins monsieur ou madame 'un tel ou une telle'".

La lumière de chirurgie, très puissante, oblitère le fond et paradoxalement rend ces images très esthétiques, un peu comme des images de publicité.

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

Ces silhouettes sont celles de Lara qui est médecin et de son patient roumain Monsieur Gogan. Il est venu travailler dans le bâtiment et a fait plusieurs longues hospitalisations. Très isolé, il a passé deux ans sans revoir sa famille. Au moment de la photo, l’homme, à bout, veut quitter l’hôpital ce qui était dangereux pour lui. "La médecin, après son service, lui fait prendre l’air et tente de lui remonter le moral pour le convaincre de rester à l’hôpital."

Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022
Marin Driguez, sans titre, Institut Jules Bordet, 2022 © Marin Driguez

La seule photo de l’expo où on voit des gens rigoler, c’est le bureau des soignants qui semblent s’amuser comme des enfants pour décompresser. "Ces équipes très soudées où il y a des super ambiances, je crois que ça aide vraiment à tenir à l’hôpital."

Après s’être immergé de très nombreux mois dans différents services des hôpitaux publics Brugmann et Saint-Pierre, Marin Driguez s’est fixé une limite : fin du projet en juin 2023. D’ici-là, il y a encore des rencontres à faire en psychiatrie, en pédiatrie… Ce vaste projet documentaire, augmenté d’interviews de soignants et de patients, se concrétisera dans un livre et une série d’expositions qui reprendront l’ensemble d’une aventure de pratiquement cinq ans.

L’œil du photographe a capté cette ambiance de fin du jour avec cette couverture ôtée d’un lit vide.
L’œil du photographe a capté cette ambiance de fin du jour avec cette couverture ôtée d’un lit vide. © Marin Driguez

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