Le fin Mot

Les manifestations en Iran : une colère inédite qui annonce le début de la fin du régime ?

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Depuis plusieurs semaines, suite au décès de Mahsa Ahmini, la révolte gronde dans les rues de Téhéran. Et la répression est forte. Ce signal n’est pas anodin. Il est le symptôme d’une crise inédite en Iran. Analyse dans Le fin Mot avec David Rigoulet-Roze, qui a dirigé l’ouvrage collectif La République islamique d’Iran en crise systémique : Quatre décennies de tourments.

Arrêtée le 13 septembre à Téhéran par la police des mœurs parce qu’elle ne portait pas correctement son voile, Mahsa Ahmini, une étudiante kurde iranienne de 22 ans, décède trois jours plus tard à l’hôpital. Pour cause de maladie selon un rapport médical émanant des autorités. Suite à un coup à la tête d’après sa famille.

Ce décès a choqué en Iran, et suscite la colère de la population. Hommes et femmes manifestent contre le pouvoir en place. Et la répression s’organise, à la hauteur du mouvement de protestation. Internet a été coupé dans le pays par les autorités. Des centaines de personnes ont été arrêtées. On dénombre au moins 92 morts, selon l’ONG Iran Human Rights et 60 dont 12 policiers selon les médias d’État, dans les affrontements.

L’Europe et les États-Unis souhaitent sanctionner le régime du président Ebrahim Raïssi. Comment expliquer un tel soulèvement dans un pays qui, en apparence, est cerné par un pouvoir théocratique autoritaire ?

Trois changements majeurs

Les causes de la révolte sont en réalité profondes. La colère animée par l’obligation du port du voile est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Cette mesure contestée est le reliquat de décennies de fractures internes en Iran. Les libertés sont restreintes et la population souffre de problèmes économiques grandissants. Pour les observateurs de l’Iran comme David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS, l’Institut des relations internationales et stratégiques en France, si cette crise marque tant, c’est parce qu’elle se différencie, pour trois raisons, de précédents troubles connus dans le pays.

Le voile comme pomme de discorde est une première : "Il y a quelque chose d’inédit dans ce qu’il se passe, y compris par rapport à des mouvements antérieurs comme ceux de 2017, 2018 et à nouveau en 2019, qui étaient associés plus spécifiquement à des causes socio-économiques de cherté de la vie, d’augmentation des prix sur le carburant. Là, on est dans une configuration tout à fait différente parce que la cause première de ces manifestations est la mort d’une jeune femme par la police des mœurs, Gasht-e Ershad, patrouille d’orientation, qui est là pour surveiller le code vestimentaire imposé à la gent féminine (NDLR : port du voile ou manteau qui ne doit pas être relevé au-dessus des genoux)". Les premières manifestations agglomèrent certes, tous les mécontentements de la population, "mais sur le fond, c’est quand même l’abcès de fixation sur le voile qui touche au noyau dur, à l’ADN du régime".

Autre changement : ce sont les femmes qui ont lancé les manifestations sur cette mesure discriminatoire. "Les premières réclamations n’étaient pas sur la fin du voile mais sur la possibilité de ne pas le mettre. Aujourd’hui évidemment c’est bien la question de la prescription religieuse imposée par le régime".

Enfin, cette colère se répand pour la première fois, dans presque toutes les couches de la société :

Aujourd’hui vous avez une solidarité masculine qui s’est manifestée. D’abord de la jeunesse, mais pas seulement. D’abord de manières transclasses sociales et de manière transgénérationnelle parce que cela touche toutes les familles cette question problématique : les pères de famille se sont dit que Mahsa Ahmni aurait pu être leur fille, et les fils considèrent qu’elle aurait pu être leur sœur.

"C’est donc une traînée de poudre et le régime a beaucoup de mal à gérer quelque chose qui touche au fondement même de sa stabilité" pointe encore David Rigoulet-Roze.

Des femmes brûlent leur voile à Téhéran, 1 octobre 2022.
Des femmes brûlent leur voile à Téhéran, 1 octobre 2022. © Getty Images

Une société iranienne de plus en plus sécularisée

Le hijab est instauré en 1979 en Iran. Une loi impose son port dès 7 ans, sous peine d’amendes ou de séjour en prison. La police des mœurs contrôle sa tenue depuis 2005-2006.

Sous la présidence d’Hassan Rohani, la chevelure était de plus en plus apparente : "elles la laissaient tomber en arrière et (faisaient) dépasser leurs cheveux et voir leur maquillage".

Mais c’est le retour en arrière avec l’ultra conservateur Raïssi, sans oublier la figure tutélaire du guide suprême. Pour David Rigoulet-Roze, "la nouvelle gouvernance se trouve en décalage, à contrepied par rapport à l’évolution sociétale de la population iranienne puisque le 5 juillet dernier avait été renforcé le port du hijab qui devait couvrir désormais le cou et les épaules, et puis il y avait même eu l’instauration d’une 'Journée du hijab la chasteté' le 12 juillet et début septembre, le gouvernement avait envisagé l’instauration d’une loi qui n’est pas passée, recourant à l’intelligence artificielle dans le métro pour identifier les contrevenantes, et leur faire parvenir des amendes circonstanciées".

Pour le chercheur, les jeunes représentent bien cette société de plus en plus sécularisée qui "supporte de moins en moins ces prescriptions archaïques mais indissociables de l’ADN du régime". Il reste ainsi très compliqué pour la population de partir vivre à l’étranger et des réglementations dissuadent les femmes de rentrer dans la logique professionnelle alors que l’épicentre de la contestation s’est marqué dans les universités, avant de pénétrer dans le reste de la sphère sociétale. La jeunesse est très éduquée en Iran et 60% des étudiants sont des femmes"On sait très bien, et cela vaut pour les régimes démocratiques, que les manifestations d’étudiants sont considérés avec beaucoup d’attention car elles sont révélatrices de malaises profonds". Les appels à la grève et à l’armée régulière, qui se distingue de la police des mœurs, rappellent aussi les éléments "à l’origine de l’ébullition en 1979 pour le renversement du chah".

Autre élément qui témoigne de cette déconnexion totale "les centaines d’arrestations de jeunes qui faisaient des rave parties le soir autour de Téhéran. Il y a donc pour cette jeunesse quelque chose qui devient insupportable, sur fond de crise économique profonde".

Un pouvoir théocratique de plus en plus fragile ?

L’ouvrage collectif La République islamique d’Iran en crise systémique : Quatre décennies de tourments, met aussi en avant le rôle fondamental du clergé iranien chiite, très hiérarchisé, contrairement au sunnisme.

Au sommet se trouvent les ayatollahs, mais dans la révolution de 1979, qui a donné naissance à la République islamique, on constate une anomalie par rapport à la doctrine chiite traditionnelle qui ne mélangeait pas la politique et la religion. "En 1979 s’est imposé le principe de Velayat-e faqih, c’est-à-dire de la primauté du dogme, du religieux, sur le politique, avec la création du Guide de la révolution, devenu le Guide suprême" souligne David Rigoulet-Roze. Le président Ahmadinejad, pourtant ultra-radical, avait par exemple tenté de revoir la législation qui interdisait l’accès aux femmes dans les stades de football, sport le plus populaire en Iran, il s’était heurté au refus du clergé mené par le Guide Ali Khamenei.

Ce système se trouve ébranlé et, d’après le chercheur, la situation est comparable au régime russe. "Il y a un phénomène étrange de résonance, de difficultés des régimes en place par rapport à des évolutions de société ou historiques, qui sont liées à un certain niveau en termes géopolitique et stratégique, qui finalement se fragilisent l’un l’autre, comme un effet miroir. C’était assez troublant de voir cela : la Russie de Vladimir Poutine en difficulté, et puis celle de la République islamique, pas pour des raisons identiques, mais parfois pour des processus un peu similaires".

Le Guide de la révolution Ali Khamenei évoque les protestations le 12 octobre 2022 à Téhéran.
Ebrahim Reisi à la 36e conférence internationale de l’unité islamique, le 12 octobre à Téhéran.

La fin du régime issu de la révolution de 1979 ?

Face à cette pression, le régime théocratique de la révolution islamique est-il réellement aux abois ?

Il faut avoir à l’esprit que les mosquées sont globalement vides en Iran. Il y a une piété religieuse mais qui est intime, domestique, les gens ne vont pas forcément à la mosquée. Les mosquées qu’on voit pleines sont des artéfacts idéologiques construits à destination de l’opinion extérieure.

L’envie pour la jeunesse de vivre comme les autres jeunes générations de la planète amène en tout cas à "un point de non-retour potentiel" prévient David Rigoulet-Roze, malgré la sortie du chef du système judiciaire iranien qui se montre ouvert au dialogue.

"Ce n’est pas un régime disposé à tomber. On l’a vu lors de précédents mouvements. La répression a été terrible et elle risque malheureusement de l’être encore plus cette fois-ci car justement cela touche à son identité même" redoute-t-il. "Il sait très bien qu’il ne peut pas se permettre de lâcher quoique ce soit. C’est tout le problème, parce que vous avez des voix dans la société d’anciens réformateurs comme l’ancien président Khatami dont des relais ont laissé entendre que la solution serait d’abroger la loi sur le hijab. Des députés du parlement se sont laissés aller à envisager un assouplissement potentiel, mais en réalité, le régime n’est pas réformable parce qu’il se condamnerait lui-même par une réforme potentielle. Donc il va vraisemblablement s’arc-bouter sur une fuite en avant dans la répression qui risque d’être de plus en plus sanglante et susciter en face, une violence d’autant plus forte que cette répression sera sanglante".

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