Arnaud Bonnel est le patron de Food n’Joy, une PME du secteur alimentaire située à un jet de pierre de la frontière française, à Dottignies. Il est également depuis peu président de Fevia Wallonie, l’organisation patronale du secteur. Il fait le point sur la situation de son entreprise, mais aussi de son secteur après deux années de crise (Brexit, crise sanitaire, inflation galopante).
Première question Arnaud Bonnel, qui sont les clients de Food n’Joy ?
Arnaud Bonnel, CEO Food n’Joy : "Principalement des professionnels de la restauration, traiteurs, restaurateurs, organisateurs d’événements. Ils comptent pour environ pour deux tiers de l’activité de l’entreprise. Ensuite, nous avons une activité auprès des grandes surfaces que tout le monde connaît, comme Carrefour, Delhaize ou Spar. Nous avons également des clients dans le monde du transport, des compagnies aériennes, des sociétés ferroviaires, voire des spécialistes des croisières. Et puis, nous essayons de développer de nouveaux segments de clientèle, ce que nous appelons les ventes en ligne. Avec un segment émergent : toute la partie restauration à emporter, les chaînes de take away."
En d’autres termes, votre entreprise est exclusivement active dans le segment professionnel, le BtoB (ndlr. Business to Business)…
"Effectivement, nous sommes 100% BtoB. Nous n’avons ni la taille ni la compétence en interne pour développer une plateforme de vente directe auprès du consommateur. Par contre, nous avons une vraie volonté de nous inscrire sur les places de marché en ligne, les market places. Tout le monde connaît Amazon, mais il y en a d’autres qui sont plus spécialisés, avec des publics cibles plus captifs pour nos produits avec lesquels nous essayons de développer des accords."
Est-ce que votre activité dépend beaucoup de l’exportation ?
"Oui, 80% de nos ventes se font à l’exportation, essentiellement en Europe, mais nous exportons aussi en Amérique du Nord, en Australie et un peu moins, mais malgré tout de manière régulière, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. Nous avons un modèle qui est très centré sur l’exportation. Et aussi au Royaume-Uni. Ce pays représentait jusqu’à 10% de notre activité avant le Brexit et, donc, on peut dire que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a été un premier choc qu’il a fallu encaisser. Nous avons dû nous y préparer, nous adapter à la nouvelle situation pour ne pas perdre ce courant d’affaires que nous avions avec le Royaume-Uni."
Puis arrive la crise sanitaire… Quel impact cette crise a-t-elle eu sur votre entreprise ?
"Lors du premier confinement, au printemps 2020, nous avons complètement arrêté notre production pendant trois mois puisque la plupart de nos clients étaient à l’arrêt. Et donc, oui, nous avons eu des périodes de chômage significatives entre mars 2020 et juin 2021. Le véritable rebond de notre activité est intervenu en juin dernier. Là, on a vraiment senti le début d’un retournement de tendance qui s’est accéléré en juillet 2021. Et depuis le mois d’août, nous avons des niveaux de production et de ventes qui sont revenus à la normale, voire supérieurs à ce qu’ils étaient en 2019, avant la crise covid. En quelques semaines, nous sommes donc passés d’une situation très calme en termes d’activité et à une situation très soutenue."
Les fêtes de fin d’année arrivent, est-ce qu’elles sont pour vous synonymes d’un pic d’activité ?
"Nous fabriquons des produits qui ont une connotation qualitative et festive. Donc, oui, la saisonnalité des ventes est forte chez nous. La période qui va de septembre à décembre constitue traditionnellement un pic d’activité, et cette année n’y déroge pas. Pour ce qui nous concerne spécifiquement, nous faisons 40% de notre chiffre d’affaires annuel pendant les quatre derniers mois de l’année."
Après le Brexit, après les confinements liés à la crise sanitaire, l’inflation… Est-ce que c’est un vrai problème pour vous ?
"Oui, très honnêtement, c’est très compliqué. Que l’on parle des matières premières agricoles, que l’on parle des emballages (le prix du carton par exemple mais aussi des verrines), que l’on parle de l’énergie, que l’on parle du coût de transport : tout augmente. Deuxièmement, il y a des tensions sur les approvisionnements qui font que nous n’avons pas de pouvoir ou très peu de pouvoir de négociation sur ces augmentations. En gros, nos fournisseurs nous disent : 'C’est à prendre ou à laisser, monsieur, si vous ne prenez pas le prix que nous vous proposons, nous avons des clients qui le prendront à votre place'. C’est l’une des données du problème. Et on parle d’augmentations qui se situent parfois au-delà des 15%. On ne parle pas de 1 ou 2% de hausse… Et de l’autre côté, nous ne parvenons pas à répercuter dans nos prix de vente ces hausses de matières premières que nous subissons. Donc, cela signifie qu’aujourd’hui, nos marges sont sous pression. Ce sera un vrai défi pour nous dans les prochains mois : arriver à nous faire entendre de nos clients. Je dois préciser que certains clients nous comprennent et jouent le jeu. J’ai plus envie de parler de partenaire dans ces cas-là. Par contre, certains ont l’oreille un peu plus dure quand il s’agit d’accepter des hausses, même de l’ordre de 4 ou 5%, qui ne sont pourtant que la répercussion des hausses de matières premières."
Cette difficulté à faire passer des hausses de prix est-elle liée au fait que beaucoup de clients ont des contrats annuels difficiles à renégocier en cours de route ?
"Effectivement, nous sommes liés par des contrats annuels avec des grands magasins. J’ai envie de dire que pour certains, l’existence de contrats annuels est une excuse toute trouvée pour refuser nos demandes d’augmentation… En disant ‘Monsieur, vous êtes lié contractuellement et donc nous ne prendrons pas votre hausse de tarifs’. Mais il ne s’agit pas d’augmenter nos marges ! Il s’agit de répercuter des hausses de coûts que nous subissons. Et donc, j’aimerais pouvoir être entendu en disant qu'il s’agit parfois d’une question de survie pour les PME belges, de pouvoir répercuter les hausses de matières après les différents épisodes que nous venons de vivre et notamment celui de la crise covid qui a été très impactant pour nous."
Ces contrats, c’est maintenant que vous les renégociez ?
"Oui, les discussions sont en cours. Enfin, si on peut parler de discussions… Encore une fois, à l’échelle d’une PME, notre pouvoir de négociation vis-à-vis des grands groupes de distribution est très limité. Il y a un écart de taille et il faut l’accepter. Mais effectivement, là, on discute pour l’année 2022 et aujourd’hui, on a certains clients ou groupes de distribution qui nous disent que, même pour 2022, ils ne prendront pas notre hausse. Ou alors, disent-ils, donnez-nous des conditions qui nous permettent de compenser la hausse, et cela, en tant que dirigeant d’entreprise, je ne peux pas l’admettre, je préfère ne pas vendre plutôt que vendre à perte. Tant pis si on doit se priver de certains clients, mais nous ne vendrons pas à perte."
Vous êtes depuis peu président de FEVIA Wallonie, l’organisation patronale du secteur alimentaire. Ces difficultés que vous traversez aujourd’hui, est-ce qu’on peut dire qu’elles concernent toute l’industrie alimentaire en Wallonie ?
"Oui, mais avec des intensités différentes selon la répartition du portefeuille de clientèle. Celui qui avait une forte activité avec les grands magasins a été moins impacté que celui qui avait une forte activité avec l’Horeca. Donc, sans trahir de secret, je pense que oui, il y a eu une fragilisation de nos membres. Ceci dit, je veux aussi me montrer résolument positif sur notre capacité à surmonter ces épreuves. L’idée n’est pas de tomber dans le catastrophisme, mais plutôt de dire, voilà, nous avons survécu. Ça fait maintenant un an et demi, bientôt deux ans que nous sommes avec des vents contraires de tous ordres, mais nous sommes toujours là. Nous avons des modèles qui sont résilients. Nous avons des organisations qui sont capables de s’adapter par gros temps et je sens depuis quelques mois maintenant une énergie chez nos membres pour repartir de l’avant, pour continuer à ajuster nos organisations, nos modèles, nos modes de production. Il y a une lumière au bout du tunnel. Il faut croire en la résilience et à la pertinence de nos modèles et c’est ce que je sens aujourd’hui. Je ne dis pas que l’un ou l’autre n’est pas dans la difficulté, mais globalement, je pense que nous sortirons plus forts de ces deux ans d’épreuves."
Et quand vous écoutez vos collègues actifs dans ce secteur de l’industrie alimentaire aujourd’hui, qu’est ce qui fait le plus mal ? Les prix de l’énergie ? L’emballage ? Les matières premières agricoles ? Ou est-ce que c’est vraiment la conjonction de l’ensemble des hausses de ce qui fait vos coûts ?
"C’est plus cette deuxième hypothèse. Dans notre secteur, nous sommes habitués aux variations de prix des matières premières agricoles. On sait depuis toujours que nous sommes sujets aux fluctuations des récoltes, des conditions de récolte ou des quantités disponibles. Mais avant, quand une matière première agricole augmentait, l’autre baissait et on arrivait toujours à une sorte de péréquation pour que, finalement, nos prix de revient soient dans une fourchette qui variait légèrement à la hausse ou légèrement à la baisse. Ce qui est vraiment nouveau, aujourd’hui, c’est que toutes les matières premières agricoles augmentent de manière homogène, les emballages augmentent de manière homogène, les prix de l’énergie augmentent de manière homogène, le coût du transport maritime, de la logistique, tout augmente de manière homogène. Et dans le même temps, nous avons une indexation des salaires qui se prépare au 1er janvier 2022. Et c’est vraiment ça qui est nouveau : l’ensemble des coûts de nos entreprises dans l’agroalimentaire est à la hausse. Alors après, on peut voir un peu plus loin et peut dire que peut-être aussi se dire ça va devenir la nouvelle norme avec le changement climatique. Parlons-en. Mais en tout cas, c’est vraiment ça qui aujourd’hui est le phénomène nouveau, c’est que tout augmente de manière homogène."
Quand vous entendez le discours des banques centrales qui disent que l’inflation est transitoire, vous en pensez quoi ?
"J’espère qu’ils ont raison et que l’inflation n’est que transitoire. Mais il est permis d’en douter. Personnellement, je crois que, structurellement, les matières premières agricoles sont sur une courbe à la hausse et qu’il va falloir qu’on se pose la question du vrai prix de l’alimentation dans nos sociétés. Aujourd’hui, on a encore des modèles de discount qui mettent des pressions très fortes sur les chaînes de valeur en amont, qu’il s’agisse des entreprises de transformation comme nous ou des agriculteurs. N’est-il pas urgent qu’un rééquilibrage se fasse sur toutes ces chaînes de valeur, de l’agriculteur jusqu’aux transformateurs, jusqu’aux distributeurs jusqu’au consommateur ? Je ne suis pas loin de penser qu’on ne paie pas assez cher pour certaines denrées alimentaires…"