Patrimoine

Les secrets de la tapisserie de Bayeux (3/3) : comment elle a échappé aux révolutionnaires et aux nazis

© Tous droits réservés

Si la tapisserie de Bayeux nous est parvenue dans un tel état de conservation, elle n’en a pas moins connu des péripéties au fil des siècles. Retour sur l’histoire mouvementée d’un chef-d’œuvre unique.

Questions en suspend

Un mystère demeure à propos de la tapisserie : où devait-elle être exposée ? Comme on ne sait pas réellement où elle a été faite, on ne sait pas non plus à quel endroit elle était destinée. Si Odon de Bayeux est bel est bien le commanditaire, il semblerait logique que l’œuvre ait été conçue pour orner la cathédrale de la ville. C’est d’ailleurs là qu’on la retrouvera des siècles plus tard.

La tapisserie présente des personnages nus

Mais les sujets brodés ne sont pas forcément compatibles avec les valeurs chrétiennes de l’époque. Outre les nombreux corps décapités ou cadavres piétinés, on voit également de petits personnages nus, malvenus pour une église ! De plus, les dimensions de l’œuvre ne correspondent pas avec celles du bâtiment, même si la fin de la tapisserie est manquante.

Peut-être que l’œuvre a été réalisée pour être itinérante, et voyager de châteaux en demeures, pour accompagner l’évêque ou un autre illustre personnage (qui sait, peut-être Guillaume le Conquérant en personne ?).

Quoi qu’il en soit, la tapisserie finit par atterrir dans les biens de la cathédrale de Bayeux. Cette dernière subit deux incendies, en 1105 et 1160. Si la tapisserie y est déjà, elle échappe aux flammes. On trouve sa trace en 1476, dans un inventaire, mais c’est à peu près tout. On sait qu’elle est parfois exposée dans la nef, le jour de la Fête des Reliques, puis rangée dans un coffre le restant de l’année.

La cathédrale de Bayeux
La cathédrale de Bayeux © Getty Images

Une histoire mouvementée

On n’entend plus parler de la tapisserie, jusqu’en 1562. À cette époque, la France est au beau milieu des guerres de religion. La cathédrale de Bayeux est victime des huguenots protestants. Reliques, statues, trésor, tout est mis à sac. C’aurait pu être la fin de la tapisserie, si des religieux ne l’avaient pas cachée avant.

Au 18e siècle, on commence à entendre parler de cette œuvre en dehors de Normandie. On retrouve d’anciens dessins la recopiant, et on se demande bien où elle se cache. C’est un moine historien qui retrouve sa trace et décide de l’appeler "tapisserie de la reine Mathilde".

Puis, vient la Révolution française. Avec l’effacement systématique des traces laissées par des siècles de royauté, on n’aurait pas été surpris d’apprendre que la tapisserie eut été brûlée ou déchirée. On dit que vers 1794, les révolutionnaires de Bayeux ont failli la découper et s’en servir comme bâche pour couvrir des chariots d’approvisionnement, mais ont été stoppés juste à temps. D’autres sources mentionnent également un second incident, lors d’une fête locale, qui aurait vu l’œuvre être presque découpée en bandeaux pour décorer un char. Heureusement, il n’en fut rien.

Au début des années 1800, une petite compétition s’installe entre Bayeux et le musée de Caen. Le conservateur de ce dernier entend bien faire venir la broderie dans son établissement, qui est censé conserver les chefs-d’œuvre normands. À Bayeux, on ne veut évidemment rien savoir, la tapisserie est ici depuis des siècles, elle ne bougera pas.

Napoléon Bonaparte

Mais en 1804, un homme vient sonner la fin de la récré : Napoléon Bonaparte. Le Premier Consul s’apprête à envahir l’Angleterre (ce qui n’arrivera bien sûr jamais), et il est donc intéressé par cette mystérieuse pièce qui représente précisément une conquête française de l’île.

Il la fait donc venir à Paris, au Louvre, modestement rebaptisé musée Napoléon. On pense alors qu’elle y restera auprès de la Joconde (et de l’Agneau Mystique qui s’y trouve alors) pour toujours. Mais non. Arrivée le 6 décembre 1803, elle repart le 18 février 1804, non sans amasser les foules devant elle. Bonaparte s’en serait-il lassé ? Ou se serait-il rendu compte que son plan d’invasion était infaisable ?

Quoi qu’il en soit, la tapisserie est devenue célèbre. Et Bayeux l’a bien compris. D’abord exposée tous les mois de décembre dans l’hôtel de ville, on lui trouve une salle d’exposition permanente en 1842. Cela permet de ne plus devoir la dérouler et la réenrouler à chaque fois. Il faut attendre 1913 pour qu’un musée dédié ouvre ses portes. Bayeux n’étant pas sur la ligne de front, la tapisserie échappe à la Première Guerre mondiale.

Entre les mains des nazis

Mais la Seconde Guerre mondiale est un passage plus tourmenté pour la broderie. Dès 1939, des mesures sont prises à Bayeux pour éviter que la tapisserie ne soit endommagée par un éventuel conflit. Elle part pour un dépôt sécurisé dans l’attente des jours meilleurs.

Himmler voulait également mettre la main sur la tapisserie

Il faut dire qu’elle est dans le collimateur de l’Ahnenerbe, un institut de recherche nazi fondé par Himmler en 1935, et qui a pour but de prouver "la supériorité raciale de la race indo-germanique nordique" par l’archéologie, l’anthropologie et l’histoire. Une œuvre présentant des Normands, descendants directs des Vikings (donc de la soi-disant race précitée), réussir à envahir l’Angleterre, c’est du pain béni. Les nazis ne se préparent-ils pas, eux aussi, à faire la même chose ? Comme pour Napoléon, la tapisserie servirait d’outil de propagande efficace. Mais comme pour Napoléon, l’Histoire en décidera autrement.

La tapisserie de Bayeux reste cachée dans un abri souterrain durant deux ans, et chaque mois elle est déployée pour en vérifier l’état de conservation. En 1941, l’Occupant la transfère dans la Sarthe, après l’avoir minutieusement étudiée. C’est là qu’elle demeure jusqu’en juin 1944. Les Alliés ont débarqué en Normandie, et face à leur inexorable avancée, les autorités allemandes envoient la tapisserie à Paris.

Ci-dessous, sur Instagram : des photos d’un tournage pour un documentaire, reproduisant l’étude menée par les nazis (la 3e photo est une originale)

Loading...

La voilà qui retrouve le musée du Louvre, près d’un siècle et demi après son premier séjour. Les Allemands songent au transfert vers Berlin. Hitler l’y verrait bien dans son musée de la race aryenne. Mais heureusement, il est trop tard. Nous sommes le 21 août 1944, et dans la capitale française, les combats pour la Libération sont déjà engagés. Lorsque des officiers se présentent dans le bureau du Gouverneur militaire pour prendre possession de l’objet, celui-ci leur répond qu’elle est au musée, et que le bâtiment est déjà sous le contrôle de la Résistance.

Une fois de plus, la tapisserie est sauvée. Elle est exposée jusqu’en mars 1945 au Louvre, dans la salle des primitifs italiens, avant de regagner Bayeux. Elle est devenue l’un des symboles de la Libération, cette fierté nationale sauvée des griffes de l’ennemi in extremis.

Une œuvre entrée dans la légende

La suite de l’histoire est beaucoup plus calme. La tapisserie de Bayeux ne quittera plus la ville qu’à de rares occasions, comme il est prévu qu’elle le fasse en 2022 à destination de l'Angleterre.

Caricature du New Yorker - 15 juillet 1945

Devenue un symbole de l’Histoire commune de France et d’Angleterre, de la Normandie, de la période médiévale, ou de la résistance aux nazis, elle a de nombreuses fois été détournée ou réutilisée. Déjà durant la guerre, le 15 juillet 1944, le New Yorker publie une caricature utilisant le style reconnaissable de la tapisserie pour faire le récit du débarquement.

 

Au fil des décennies, on la voit apparaître au cinéma, inspirer des grands noms de l’animation ou même de la bande dessinée. Ces dernières années, elle a servi d’inspiration pour une version brodée de l’histoire de Game of Thrones, et est devenue une star des détournements sur internet.

La tapisserie de Bayeux est actuellement visible dans le musée qui lui est entièrement dédié. Classée par l’UNESCO en 2007 au "registre international de la Mémoire du monde", elle fascine toujours autant celles et ceux qui viennent la voir (plus de 400.000 visites en 2019). Il est prévu qu’elle soit restaurée en 2024, et un tout nouveau musée devrait être sa nouvelle demeure d’ici 2026.

Loading...

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous