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L’interdiction de TikTok en Occident prend de l’ampleur : un geste plus "symbolique" qu’efficace ?

L’interdiction de TikTok en Occident prend de l’ampleur : un geste plus "symbolique" qu’efficace ?. Photo d'illustration.

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Par Lavinia Rotili

Après la Commission européenne, la Maison Blanche et le Parlement danois, le Parlement européen demande aux députés et à l’ensemble de son personnel de bannir l’application chinoise de partage de vidéos TikTok de ses applications en raison du "risque d’espionnage". Est-ce réellement efficace ? Que représente cette mesure ? Tentative de décryptage.

Depuis quelques mois, TikTok, dont la maison mère, ByteDance, est chinoise, fait l’objet d’une surveillance accrue de la part des Occidentaux, tant Américains qu’Européens dans la crainte que le gouvernement chinois accède aux données des utilisateurs.

Lors d’une récente déclaration à la presse, le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton a précisé que l’institution avait mis "l’accent sur la cybersécurité, la protection de ses collaborateurs et de tous ceux qui travaillent" mais qu’elle n’était pas contrainte de "donner les raisons pour lesquelles nous prenons [de telles] décisions dans l’intérêt du bon fonctionnement de l’institution", rapporte Libération. La Commission européenne dit se baser sur "l’évaluation de la situation", sans aller plus loin, ajoutent nos confrères.

Or, il est clair que la décision survient à un moment qui n’est pas anodin : début janvier, le patron de TikTok avait rencontré plusieurs hauts responsables européens à Bruxelles, pour discuter de la protection de la vie privée, de la réglementation des contenus et de la sécurité des mineurs sur internet. Ensuite, l’administration américaine a interdit l’application sur les appareils du gouvernement fédéral, et certains législateurs américains tentent d’interdire à TikTok d’opérer aux États-Unis.

La plateforme avait elle-même admis en novembre que certains membres du personnel en Chine pouvaient accéder aux données des utilisateurs européens. À l’heure où la Chine se rapproche de la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine, que les relations entre Pékin et l’Occident sont de plus en plus tendues, cette interdiction fait réfléchir.

La "guerre invisible" et un "geste symbolique"

Pour Axel Legay, professeur en cybersécurité à l’UCLouvain, c’est quelque chose d’assez "intéressant", car "l’Union européenne, généralement, ne prend pas ce type de décision. Le contexte n’a rien d’anodin, évidemment : il existe une guerre militaire, comme celle en Ukraine, avec des dégâts visibles, et puis une guerre invisible, qui est la guerre technologique. Celle-ci est très mal comprise, alors que les attaques et espionnages sont quotidiens."

Selon l’expert, cela montre une stratégie de "protectionnisme européen au niveau technologique". Comprenez : l’Union européenne se rend compte qu’il faut se protéger face à des risques de piratages concrets et à celui que les données des utilisateurs européens soient vendus aux autorités chinoises.

Mais le geste a surtout une portée symbolique : "L’Union réagit avec un temps de retard : l’administration Trump avait déjà interdit le téléchargement des applications chinoises TikTok et WeChat en 2020. Si aujourd’hui il est vrai que la Chine pourrait venir en aide à la Russie, l’Europe cherche clairement à stopper les risques d’être écoutée, d’autant plus que beaucoup ne savent même pas que la maison mère de ce réseau social est chinoise", analyse Michel Hermans, politologue à l’ULiège et spécialiste des questions de géopolitique et cybersécurité.

Tout le système internet devrait être protégé de façon adéquate

"C’est une forme de prudence dans le cadre du conflit actuel, surtout dans la perspective d’une éventuelle dégradation des relations entre la Chine, la Russie et l’Occident. Si un bloc anti-occidental prend forme, et on le redoute lorsque la Chine affirme qu’elle peut livrer des armes à la Russie (selon des déclarations non étayées du secrétaire d'Etat américain Antony Blinken), c’est normal que les États-Unis et l’UE cherchent à protéger les institutions qui coordonnent l’aide à l’Ukraine."

L’enjeu du modèle économique

Et pourtant, ajoute le politologue, il faudrait aller plus loin : "Tout le système internet devrait être protégé de façon adéquate : le cyberespionnage a été inventé par l’Agence nationale de la sécurité (NSA) américaine. Aujourd’hui, avec la montée des réseaux sociaux, cette forme d’espionnage est devenue extrêmement présente. Et il ne faut pas oublier que malgré une interdiction de TikTok sur les dispositifs de service, les réseaux sociaux américains restent présents à l’étranger et peuvent donc être espionnés. Et ce, malgré tout les systèmes de protection mis en place par la NSA. Aujourd’hui, cette interdiction en Europe me semble plus symbolique qu’autre chose : l’objectif est de frapper les esprits."

Même son de cloche pour Axel Legay : "Je vois deux enjeux. Le premier est symbolique : interdire TikTok pour les fonctionnaires correspond à envoyer un signal de défiance et à dire 'nous ne dépendons pas de vous'."

Le second, poursuit l’expert, touche au modèle économique des géants de la tech extra-européens : "L’on peut se demander ce qu’on veut en Europe sur le long terme : la créativité que nous avons ainsi qu’un projet commun autour de la technologie européenne pourraient unir les 27 et les aider à ne plus dépendre d’autres pays".

Pourquoi ne pas interdire les autres réseaux sociaux ?

L’interdiction apparaît en effet comme un geste fort : elle limite la liberté de ces fonctionnaires, mais en vertu d’un intérêt "supérieur", celui de la protection de l’institution, donc de la collectivité. Or, malgré cet argument, il pourrait aussi paraître contradictoire que les autres réseaux sociaux ne soient pas soumis à de telles contraintes. On pense notamment à Instagram, Whatsapp, Facebook ou Messenger, du groupe Meta.

Pour Michel Hermans, la réflexion se développe au niveau européen, notamment à travers les lois pour réglementer le numérique. "La Belgique et l’Union européenne ont assez de retard sur les questions de cybersécurité. Les Etats y travaillent, mais cela coince au niveau politique : les Etats ont du mal à se mettre d’accord. Or une protection au niveau européen du type NSA pourrait être bien plus efficace qu’une simple protection État par État."

Selon Axel Legay, si les discussions à ce niveau se poursuivent, les réseaux américains sont aussi plus tolérés parce qu’ils sont numériquement plus répandus et qu’ils proviennent d’un pays proche de l’Europe.

"Sans oublier que même si les négociations avec les Américains ne sont pas toujours simples, cela reste des interlocuteurs avec lesquels on peut discuter. Ajoutez aussi à cela que des ventes de données comme Cambridge Analytica ont été très coûteuses pour Meta. Ils n’ont pas intérêt à vendre des données brutes, mais uniquement des profils de données. Cela change beaucoup la donne par rapport à ce que TikTok pourrait faire en vendant les données personnelles !", conclut l’expert.

TikTok a fortement condamné la décision européenne, assurant qu’elle souhaite "sécuriser" et "protéger" les données des utilisateurs européens.

Sur le même sujet, extrait du JT du 24 février 2023 :

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