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Louis Michel : "A chaque négociation, le Parlement européen a grappillé des morceaux de pouvoir"

Louis Michel

© BELGA PHOTO VINCENT VAN DOORNICK

Le Parlement européen a 70 ans. Mais depuis 1952, la première institution de l’Union européenne selon les Traités, a bien changé. Ce n’est que depuis 1979 que le Parlement européen est élu au suffrage universel, direct et à la proportionnelle. Tous les 5 ans, ce sont 360 millions d’électeurs qui peuvent choisir leurs 705 députés dans 27 Etats-membres.

Des chiffres qui en imposent et qui ont gonflé pendant toutes ces années. Le pouvoir du Parlement aussi. De forum démocratique symbolique, il est devenu un vrai pouvoir, aux compétences très larges, avec des élus souvent très déterminés.

Le Parlement européen est installé à Strasbourg, son siège pour les séances plénières mensuelles, mais aussi à Bruxelles, un site où se tiennent les séances additionnelles et les commissions parlementaires, et enfin à Luxembourg où est logé son secrétariat général. Trois villes, trois pays, qui célèbrent ce mardi ce 70ème anniversaire. Cette assemblée est aujourd’hui "le seul parlement transnational multipartite, multilingue et directement élu", dont les 705 membres sont "l’expression de l’opinion publique européenne", a souligné sa présidente, la Maltaise Roberta Metsola, en lançant la cérémonie dans l’hémicycle de Strasbourg en présence des Premiers ministres belge, luxembourgeois et français.

Un Parlement progressivement renforcé

La montée en puissance du Parlement européen est une longue histoire, faite de mutations, de traités, de crises, de compromis.

Rien ne garantissait au départ que le Parlement pèse autant. Certains pays comme l’Allemagne le souhaitaient dès le départ, d’autres moins, comme la France. Le système a évolué en permanence, le plus souvent à la faveur des difficultés de la construction européenne, de la perspective de blocage institutionnel, qui ont profité au Parlement.

"Je pense que le pouvoir du Parlement européen s’est progressivement renforcé de manière plus importante que la Commission", témoigne Louis Michel (MR), qui a été "à l’Europe" pendant plus de 15 ans, successivement Commissaire puis député. "Il a un pouvoir d’opinion, incomparable du point de vue politique, le pouvoir de répercuter les tendances lourdes de l’opinion, de mettre en garde, de dénoncer".

"Le pouvoir du Parlement européen est un 'pouvoir de nuisance', de mon point de vue un peu excessif, fondé sur la stratégie et non le bien commun des citoyens", pointe l’ancien eurodéputé en référence aux auditions des Commissaires devant le Parlement où parfois certains veulent régler des comptes anciens.

Mais l’homme de Jodoigne tempère : "C’est un petit bémol. Un petit travers. Ce n’est pas une critique, je le défends. C’est une institution donneuse d’alerte. Le gardien de l’éthique. Il s’y construit une conscience universelle du bien. A jet continu".

De g. à dr. : Geneviève Tuts, chef de cabinet adjointe de Louis Michel (au centre), le Premier ministre belge Guy Verhofstadt, le président français Jacques Chirac et l’Irlandais Pat Cox, président du Parlement européen
De g. à dr. : Geneviève Tuts, chef de cabinet adjointe de Louis Michel (au centre), le Premier ministre belge Guy Verhofstadt, le président français Jacques Chirac et l’Irlandais Pat Cox, président du Parlement européen © BELGA PHOTO EUROPEAN COUNCIL

Le Parlement est souvent considéré comme un contre-pouvoir à la Commission par les opinions publiques attachées à la démocratie représentative mais aussi par les Etats-membres pour limiter l’autonomie de la Commission.

"Chaque fois qu’il y a eu des négociations intergouvernementales ou des grands conseils institutionnels, le Parlement a grappillé des morceaux de pouvoir", rappelle Louis Michel, également ancien ministre belges des Affaires étrangères dans les gouvernements Verhofstadt. Et les élargissements successifs ont permis de gommer le facteur national, qui a par contre parfois freiné la prise de décision des deux autres institutions majeures de l’Union.

Une caisse de résonance où il y a une majorité d’authentiques démocrates

Le Parlement a permis à la société civile de prendre part au débat européen. "Le Parlement est une formidable caisse de résonance, souligne Louis Michel. Une caisse de résonance où il y a une majorité très confortable d’authentiques démocrates. Et c’est rassurant. Cette majorité correspond souvent à une majorité pro-européenne. Heureusement".

"Et il existe entre le Parlement et les médias une parenté naturelle. C’est le seul Parlement qui fonctionne de manière indépendante d’un exécutif. Les connivences s’arrêtent au budget. Je pense que c’est à préserver. C’est bien que le Parlement ait le pouvoir du dernier mot".

Simple assemblée consultative à l’origine

Créée en 1952, l’assemblée commune de la Communauté européenne du charbon et de l’acier n’a qu’un rôle consultatif et ne compte que 78 membres désignés par les Parlements nationaux des 6 membres fondateurs, France, Italie, Allemagne (de l’Ouest), Belgique, Pays-Bas, Luxembourg. Elle avait un rôle de "contrôle" de la Haute Autorité, l’organe exécutif de la CECA.

La Maison de l’Europe, salle partagée entre le Conseil de l’Europe et le Parlement européen jusqu’en 1999
La Maison de l’Europe, salle partagée entre le Conseil de l’Europe et le Parlement européen jusqu’en 1999 © CC BY SA

Après le traité de Rome de 1957 qui institue la Communauté économique européenne, une autre assemblée consultative voit le jour. Elles fusionneront en 1965, englobant les compétences d’Euratom pour totaliser 143 membres.

Le nom "Parlement européen" apparaît en 1962. Les députés qui y siégeaient étaient toujours désignés par les différents parlements nationaux, exerçant donc tous un double mandat.

En 1974, le traité de Paris prévoit son élection au suffrage universel, et les premières élections ont lieu en 1979, le nombre d’élus passant à 410.

Depuis ses effectifs ont augmenté à chaque élargissement, culminant à 751 en 2014, avant de redescendre à 701 avec le départ du Royaume-Uni en 2020.

Le Parlement européen à Strasbourg en 1985
Le Parlement européen à Strasbourg en 1985 © CC BY SA

De la consultation à la codécision

En parallèle avec cet accroissement des effectifs, le pouvoir du Parlement européen a progressé. De simple assemblée consultative, il est devenu un vrai pouvoir.

Mais bien que partageant avec le Conseil de l’Union européenne le pouvoir législatif, il reste en retrait par rapport à ce forum des Etats-membres qui peut encore adopter des législations européennes sans le Parlement via une procédure spéciale, notamment en politique étrangère et de sécurité commune…

Par contre, le Parlement a plus de pouvoirs que le Conseil au volet dépenses (mais pas recettes) du budget européen. Les recettes, la fiscalité, restent du domaine du Conseil.

Depuis les années 1980, le Parlement s’est imposé comme un partenaire incontournable en matière budgétaire : pour éviter les blocages par des accords interinstitutionnels définissant les modalités de l’élaboration et de l’exécution du budget.

Une étape clé de cette montée en puissance est l’Acte unique de 1986 qui lui donne le droit de modifier ou de rejeter les positions du Conseil, c’est-à-dire des Etats-membres. Des vétos sont intervenus : sur la brevetabilité des inventions technologiques, les offres publiques d’achats, la réglementation du temps de travail, les services portuaires… Des législations, comme la directive "Bolkestein" sur les services ou le règlement Reach sur les produits chimiques, sont amendées en profondeur.

Le traité de Maastricht de 1992 donne au Parlement l’égalité avec le Conseil dans le processus de codécision étendue à de plus en plus de domaines en 1997 (Amsterdam), 2004 (Nice) et 2007 (Lisbonne).

Sans le Parlement, cela ne se serait jamais fait !

Louis Michel se souvient : "Il est assez facile, mécaniquement, de constituer des majorités au Parlement européen. J’ai travaillé beaucoup là-dessus. Les motions sur l’Afrique par exemple. Je tissais des liens avec tous les parlementaires des partis démocratiques. On arrivait à une majorité de manière assez facile. Parfois sur des choses assez difficiles".

Louis Michel en 2007
Louis Michel en 2007 © EPA/OLIVIER HOSLET

L’ancien eurodéputé libéral belge cite par exemple la traçabilité des minerais des conflits. Deux ans de manœuvres et de débats ont été nécessaires pour forger une majorité et pour mettre en place "un mécanisme coercitif obligeant chaque utilisateur de faire la preuve de l’origine des minerais. Une révolution. Sans le Parlement, cela ne se serait jamais fait !"

Effectivement, les minerais extraits en Afrique n’avaient pas toujours une origine très claire et les industriels, notamment les avionneurs français, n’avaient pas nécessairement envie de renforcer le contrôle sur leurs producteurs en Afrique. Des accords se sont faits au-delà des lignes de fractures politiques. Les lobbys ont dû fléchir devant le Parlement, et la Commission a rapidement mis en œuvre cette nouvelle législation. Toutes les entreprises, petites et grandes, ont été obligées de se plier à cette nouvelle loi.

Contrôler la Commission

Une compétence en particulier doit être soulignée : le Parlement détient désormais le pouvoir de nommer et de contrôler la Commission, l’exécutif européen.

Un exemple a marqué les esprits avec la démission de la Commission Santer en mars 1999, menacée d’une motion de censure par le Parlement suite à sa mauvaise gestion. La décharge budgétaire pour 1986 est refusée. Ici, on est dans un moment de crise, où le Parlement s’impose et la Commission, affaiblie, se retire sur la pointe des pieds au creux de la nuit.

Le Parlement européen à Bruxelles
Le Parlement européen à Bruxelles © EPA/YVES BOUCAU

Depuis, le Parlement a un droit de regard sur la composition de la Commission. Il approuve la nomination du président de la Commission, puis l’élit dans un panel de "Spitzenkandidaten" basé sur les forces des familles politiques aux élections européennes et non plus sur le choix des Etats qui peut être différent. Louis Michel imagine même un système plus direct où le président de la Commission serait élu au suffrage universel, avec "une vraie légitimité" pour faire avancer les dossiers.

Le Parlement auditionne aussi les candidats commissaires, il peut même les recaler, comme ce fut le cas pour l’Italien Rocco Buttiglione en 2004, poursuivi par ses déclarations à l’égard des homosexuels et sa vision de la place de la femme dans la société. Depuis, en 2019, d’autres candidats commissaires ont été rejetés : Rovana Plumb, Laszlo Trocsanyi et Sylvie Goulard.

L’année 2009 marque une montée en puissance des eurodéputés : José Manuel Barroso souhaite se faire reconduire à la tête de la Commission. Cinq ans plus tôt, le Portugais avait déjà dû composer avec un Parlement vent debout contre le choix de Buttiglione. Pour rempiler, Barroso doit affronter des concurrents : le Vert Daniel Cohn-Bendit, le libéral flamand Guy Verhofstadt, plus des socialistes de différents pays.

Parlementarisation et codécision

Le travail législatif du Parlement reflète aussi sa prise de poids politique, c’est ce qu’on appelle la "parlementarisation" du système politique européen. La procédure législative de base est la "codécision" égalitaire, qui confère au Parlement et au Conseil des pouvoirs symétriques.

En votant en codécision les règlements, directives et décisions, mais aussi le budget de l’Union à égalité avec le Conseil. Un peu comme dans un système bicaméral, avec une Chambre (le Parlement) et un Sénat (le Conseil) mais où un troisième partenaire s’est invité, la Commission qui détient le droit d’initiative. Ce droit est cependant partagé car le Parlement peut demander à la Commission de lui pondre des textes sur mesure.

D’autres procédures existent, où le Parlement a moins de latitude, sinon celle d’accepter ou de rejeter les textes qui lui sont soumis. Les lobbyistes ne s’y sont pas trompés et depuis plus d’une décennie, cajolent les eurodéputés pour faire passer leurs "messages"… Un système désormais encadré, de façon que le lobbying soit rendu public.

Un Parlement européen quasi vide en 2003 pour le Premier ministre italien Silvio Berlucsoni en tant que président de l’Union
Un Parlement européen quasi vide en 2003 pour le Premier ministre italien Silvio Berlucsoni en tant que président de l’Union © EPA/OLIVIER HOSLET

Cependant, la légitimité du Parlement que certains ont même décrit comme "le soldat inconnu de la construction européenne" est grignotée par un taux d’abstention élevé à chaque scrutin européen. Un autre écueil est son manque d’expertise par rapport à l’étendue des matières qu’il a à traiter. Souvent, l’argumentaire de la Commission, des Etats-membres et des lobbyistes pèse lourd dans ses décisions.

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