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L’Ukraine en débat à l’ONU : retour sur un pays considéré "comme une frontière et non comme un pont"

L’Ukraine en débat à l’ONU : retour sur un pays considéré "comme une frontière et non comme un pont"

© Getty Images

Des dizaines de milliers de soldats russes sont déployés à la frontière et, de source américaine, plus de 100.000 hommes pourraient envahir l’Ukraine si Vladimir Poutine le décidait. Les Occidentaux se préparent à cette hypothèse et le Conseil de sécurité de l’ONU se réunira ce lundi à la demande des Etats-Unis.

Si la Russie intervient militairement en Ukraine, la réponse militaire des Occidentaux ne va pas de soi : partenaire (et non membre) de l’Alliance atlantique, l’Ukraine reste en dehors du champ d’application de l’article 5 du Traité de l’Otan. Autrement dit, si elle est attaquée, les pays de l’Alliance ne sont pas tenus de lui porter assistance en s’engageant dans une guerre, au nom de la légitime défense. Le président américain Joe Biden a d’ailleurs été clair à ce sujet, évoquant davantage de lourdes sanctions économiques.

Cette escalade est toutefois jugée sérieuse et s’ajoute à la longue histoire des relations entre l’Ukraine, la Russie et les Occidentaux. Une histoire tumultueuse durant laquelle "l’Ukraine a été vue comme une frontière et pas comme un pont".

La grande famine

De frontières, il en est déjà question au moment de la création de l’URSS, consécutive à la révolution russe. L’Ukraine fera partie de l’URSS de 1922 à 1991, c'est-à-dire de sa naissance à sa dislocation. Cette appartenance place Kiev sous le giron de Moscou.

La grande famine de 1932-1933, l’Holodomor (tuer par la faim en ukrainien), va également marquer au fer rouge les relations entre Kiev et Moscou : entre 3,5 et 5 millions d’Ukrainiens perdent la vie. "Cet épisode constitue un pivot traumatique et conflictuel dans les relations entre l’Ukraine et la Russie", analyse la chargée de cours à la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain, Laetitia Spetschinsky. "Les Ukrainiens estiment que l’Holodomor est un génocide par la famine perpétré par les Russes. Les Russes, eux, rejettent l’accusation et arguent que la grande famine n’a pas touché que les Ukrainiens mais aussi d’autres populations". La question de savoir si l’Holodomor est un génocide fait toujours l’objet de débat aujourd’hui.

Rêve d’indépendance et collaboration

La Deuxième Guerre mondiale ouvre une période tragique avec l’occupation nazie de l’Ukraine soviétique. "En toile de fond de cette période, il y a le désir d’une Ukraine indépendante qui s’est concrétisée très brièvement au moment de la révolution de 1917 mais qui a été de courte durée", précise la doctorante au Cevipol à l’ULB et spécialiste de l’Ukraine, Coline Maestracci.

En 1941, lorsqu’Hitler rompt le pacte germano-soviétique et que les nazis envahissent l’URSS, deux bataillons ukrainiens composés de nationalistes participent à l’envahissement de l’Union soviétique par les Nazis. "Cela ne représente pas la majorité des Ukrainiens mais c’est pourtant dans cette période complexe que l’image caricaturale des "Ukrainiens fascistes" souvent utilisée par les autorités russes depuis 2014 trouve ses sources ", ajoute la doctorante.

Si une partie des Ukrainiens espère qu’Hitler va les aider dans leur accession à l’indépendance, l’espoir est de courte durée. Les Nazis tuent des prisonniers de guerre et exterminent par balles les Juifs ukrainiens, parfois avec la complicité des polices locales. "Entre l’été 1941 et janvier 1942, près d’un million de Juifs ont été tués par balles. Cette période demeure un épisode extrêmement traumatique de l’histoire ukrainienne", poursuit Coline Maestracci.

En 1944, l’Ukraine est libérée par les Soviétiques mais de nombreux collaborateurs avec l’occupant nazi sont envoyés au goulag.

Le don de Khroutchev

Après la Deuxième Guerre mondiale, un don de Nikita Khroutchev à l’Ukraine vient bouleverser durablement les relations entre les deux républiques, même si les effets ne se font pas sentir tout de suite. Le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’URSS, Nikita Khroutchev fait don de la Crimée à l’Ukraine, par simple décret du présidium du Soviet suprême en 1954, soit à l’occasion du tricentenaire du traité de Pereïaslav marquant l’allégeance de l’Ukraine à l’empire russe.

Ce don est symbolique mais très théorique car il ne change fondamentalement rien aux relations entre les deux républiques du bloc soviétique. Le point de bascule a lieu plus tard, en 1991, au moment de la dislocation de l’URSS. Lorsque l’Ukraine devient un Etat indépendant, elle emporte avec elle ce bout de territoire stratégique grâce auquel la Russie a un accès sur la mer Noire. La marine russe y est stationnée et Moscou ne renoncera jamais ni au contrôle sur sa flotte, ni au contrôle de la Crimée où vit une population russophone, comme c’est le cas dans le Donbass, à l’Est de l’Ukraine.

La spécialiste de l’Ukraine au Cevipol, Coline Maestracci, met toutefois en garde contre les simplifications faciles : "Se déclarer russophone ne veut pas dire que l’on est pro-russe. Il existe un vrai bilinguisme en Ukraine. Les habitants peuvent avoir une langue de préférence, mais la majorité de la population connaît les deux langues".

Mais il est vrai que la partie orientale de l’Ukraine a vécu une période économique prospère à l’ère soviétique, marquée par son industrialisation. "C’était une époque glorieuse économiquement et aujourd’hui, les populations de l’Est de l’Ukraine restent fort attachées à leur identité ouvrière et à leur passé industriel soviétique associé à une certaine prospérité. Mais cela ne veut pas dire que les Russophones attendent le retour de la Russie sur le territoire ukrainien. La réalité est beaucoup plus complexe dans le Donbass", poursuit Coline Maestracci.

Bref, il ne s’agit pas de réduire les pro-russes ou les pro-ukrainiens à la question linguistique, ce qui est par ailleurs l’argument développé par la Russie elle-même pour expliquer ses vues sur l’Ukraine.

Rapprochement avec l’UE

La révolution orange au lendemain du second tour de l’élection présidentielle ukrainienne de 2004 renvoie le candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch dans les limbes. Le nouveau scrutin ordonné par la Cour suprême donne la victoire au candidat pro-européen Viktor Iouchtchenko. C’est aussi l’époque des premières guerres du gaz.

En 2010, Ianoukovitch est finalement élu. Il négocie un accord de coopération avec les Européens dans le cadre de la politique de voisinage de l’UE. Mais Vladimir Poutine le convainc d’intégrer l’union douanière russe. Un choix qui mettra le feu aux poudres.

En 2014, le président ukrainien quitte l’Ukraine après avoir autorisé les forces de l’ordre à tirer à balles réelles sur les manifestants lors des protestations de Maïdan, faisant de nombreux morts (82 morts et 622 blessés selon le ministère de la santé). Le lendemain, Viktor Ianoukovitch prend la fuite vers Moscou…

"Le rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne a été plus progressif qu’on le pense… Ça ne date pas de 2014. L’Ukraine a beaucoup tâtonné dans la construction d’un modèle politique et économique après la chute de l’Union soviétique. Elle a oscillé entre un pouvoir tantôt plus proche de l’UE, tantôt de la Russie et elle a parfois joué sur les deux tableaux. Mais effectivement, le refus de Viktor Ianoukovitch de signer l’accord d’association, suivi de l’annexion de la Crimée et de la guerre du Donbass, ont marqué un divorce avec Moscou, en tout cas au sein de la société ukrainienne… cela n’empêche pas le maintien de nombreux liens entre Ukrainiens et Russes, notamment familiaux. Mais le divorce est réel bien que beaucoup de Russes n’en ont pas pris la mesure", analyse Coline Maestracci du Cevipol.

Pour le chercheur au GRIP, spécialiste de l’intégration européenne en matière de défense, Federico Santopinto, "Il ne faut jamais demander à un pays divisé de faire un choix tranché… c’est-à-dire demander à l’Ukraine de choisir entre l’accord d’association européen et l’union douanière russe. C’est une erreur stratégique. L’Ukraine a été considérée comme une frontière et non comme un pont, tant par les Européens que par les Russes".

"L’UE avait une vision claire et savait qu’elle allait mettre l’Ukraine dans une position délicate", analyse de son côté la spécialiste de l’UCLouvain. "C’est le drame éternel de l’Ukraine", poursuit Laetitia Spetschinsky : "Elle est au cœur de cette vision d’un jeu à somme nulle. C’est l’un ou l’autre. Elle doit choisir entre les deux puissances". En juin 2014, l’Ukraine et l’UE signeront finalement le volet économique de l’accord d’association.

L’annexion de la Crimée

La détermination russe, elle, ne faiblit pas. A la révolution de Maïdan et la fuite de Ianoukovitch succède, en mars 2014, l’annexion de la Crimée à la Russie.

Moscou annexe la Crimée et soutient les séparatistes pro-russes de l’Est de l’Ukraine. Dans le Donbass en effet, des manifestations antimaïdans se muent en insurrection contre le pouvoir ukrainien pro-européen. La révolte devient séparatiste et aboutira à la création de deux petites républiques, de Donetsk et de Lougansk, non reconnues par l’ONU. "Les autorités russes ont utilisé les incompréhensions et tensions présentes dans la société ukrainienne et ont soufflé sur les braises notamment à l’aide d’une campagne massive de désinformation, puis au soutien économique et militaire des séparatistes", précise Coline Maestracci.

La guerre en Ukraine a fait 13.000 morts et 1,5 million de déplacés.

L’Ukraine et l’Otan

Les relations de l’Ukraine avec l’Union européenne sont allées de pair avec une discussion parallèle sur la place de l’Ukraine dans l’Otan. L’ancienne république soviétique n’en est pas membre, tout comme la Russie. Le traité de l’Atlantique Nord (ou traité de Washington) fondateur de l’Otan est en effet l’une des conséquences du deuxième conflit mondial et de ses deux blocs, à l’Ouest et à l’Est.

La Russie répète depuis des années qu’elle ne veut pas de l’Otan à sa frontière mais elle le dit plus fort aujourd’hui, notamment pour des raisons de politique interne et internationale, selon Laetitia Spetschinsky : "Certains sondages avancent que le taux de popularité de Vladimir Poutine est bas (niveau de 2013) … Il n’y a pas d’échéance électorale interne et, dans le même temps, le président Joe Biden est fragilisé par le retrait américain d’Afghanistan et l’opposition au Congrès. D’un côté, on observe une hyperstabilité en Russie… De l’autre, une hyperfragilité aux Etats-Unis. Pour Vladimir Poutine, c’est le moment idéal".

A ces raisons, il faut ajouter les enjeux autour du gaz russe susceptibles de déstabiliser encore davantage les prix de l’énergie dans le monde. Autant d’éléments qui font aussi de l’Ukraine un enjeu qui la dépasse, les discussions entre Joe Biden et Vladimir Poutine en témoignent.

 

 

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Journal télévisé 29/01/2022

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