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Lutte contre le sexisme : quel rôle pour les journalistes ?

De gauche à droite : Safia Kessas, Rose Lamy, Anne-Marie Impe

© Olivia Droeshaut et Romain Garcin

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Par Amélie Bruers, journaliste à la rédaction Info, pour Inside

"Dérapages", jeux de mots graveleux et empathie avec l’accusé : les journalistes font-ils le jeu du sexisme ? C’est la question que se pose Rose Lamy depuis 2019 sur son compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre". Elle y recense des exemples de traitements médiatiques sexistes, en France d’abord et dans l’ensemble de la francophonie, ensuite.

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Rose Lamy est française mais elle est venue écrire son troisième essai en Belgique. Je l’ai rencontrée à Bruxelles. Nous avons discuté de l’impact de son compte Instagram et de son livre "Défaire le discours sexiste dans les médias" sur les rédactions et les écoles de journalisme. Pour croiser son propos avec ce qu’il se passe en Belgique, j’ai également parlé du traitement médiatique des violences faites aux femmes avec Anne-Marie Impe, journaliste indépendante, essayiste et co-rédactrice du guide pratique "Comment informer sur les violences contre les femmes ?" et Safia Kessas, journaliste, réalisatrice, responsable du média féministe Les Grenades et responsable Diversité à la RTBF.

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L’humour qui déshumanise

"Six mois de prison pour le boulanger de Rebecq qui aimait (trop) les miches", c’est l’un des exemples belges que pointe Rose Lamy. Ce titre fait référence à la condamnation pour violences sexuelles d’un boulanger envers l’une de ses employées. "C’est dénigrant pour les victimes, c’est déshumanisant", déplore Rose Lamy.

"Le fait de blaguer des violences, ça les banalise. On ne parle pas des faits juridiques quand on fait ça. Un journaliste doit rapporter des faits, des plaintes, des instructions en cours ou des procès rendus. On ne peut pas appeler 'pétrissage de miches' ce qui relève d’une agression sexuelle. En déshumanisant de la sorte la victime, on ne peut même pas se connecter le cerveau en se disant qu’elle a souffert. On rit de la blague, on ne voit pas la violence. Ça devient un moyen de rire plutôt que d’informer".

© photo du Guide pratique édité par l’AJP

Casser les mythes autour des violences sexistes et sexuelles

Hors du monde académique, Rose Lamy décrypte l’impact des mots choisis par les journalistes pour parler des affaires de féminicides, de violences psychologiques, physiques et sexuelles envers les femmes. Cette ancienne communicante pour la SNCF a commencé à s’intéresser au traitement des violences sexistes sur une page Instagram, créée pour "arrêter de ne parler que de ça à ses proches".

Aujourd’hui, la page est suivie par 220.000 personnes et est devenue une référence dans l’observation et le décryptage du langage médiatique autour des violences sexistes et sexuelles. "Je me suis lancée sans grand projet, juste avec l’idée de collecter et partager. Ma thèse de départ, c’est qu’il y a un langage dominant à l’endroit du sexisme. Dans les faits, cela empêche la prise en compte de la réalité des violences et cela empêche la recherche de la vérité. Le fait de minimiser les violences, de déresponsabiliser les agresseurs nous abreuve de mythes porteurs d’une idéologie et nous empêche de voir la réalité d’une situation".

Capture d’écran du compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre"
Capture d’écran du compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre" © Rose Lamy

Romantisation et victim blaming

Dans les observations de Rose Lamy, il y a notamment le fait de romantiser les agressions sexistes et sexuelles ; nous avons tous déjà lu des phrases telles que 'Il était fou amoureux', 'Il la trouvait jolie' ou encore 'Il n’a pas supporté la rupture' pour contextualiser ou justifier des féminicides. Cet exemple est encore sorti récemment dans un journal français pour relater un féminicide à Paris ; les morceaux du corps de la victime ont été retrouvés dans un sac-poubelle dans le parc des Buttes-Chaumont.

"Le journaliste a repris la justification de l’accusé : 'Il l’a mise là parce que c’est l’un des plus beaux parcs de Paris'", détaille Rose Lamy. "Cette phrase n’est absolument pas remise en question dans la suite de l’article pour expliquer que cela romantise et enlève la dimension violente. À long terme, ce genre de justifications peut orienter la justice. Ça prépare l’opinion en cas de procès aux Assises, ça prépare les futurs jurés à avoir de l’empathie pour l’accusé. Et ça enferme cette idée que dans les féminicides, il y a de l’amour. Ce n’est absolument pas rationnel ni neutre. C’est presqu’idéologique".

Cette romantisation va souvent de pair avec le "victim blaming", le fait de faire porter à la victime la responsabilité de la violence. "Si je devais pointer un fait précis, je mettrais en évidence le traitement médiatique de l’affaire Daval. Un vrai cas d’école", raconte Safia Kessas, journaliste et créatrice du média féministe Les Grenades. "J’ai écrit un papier à cette époque en 2018. On a présenté l’assassin d’Alexia comme un 'homme en larmes', 'la deuxième victime', on a dit qu’il était 'sous pression', que c’était arrivé 'par accident'. Le drame conjugal a été utilisé pour décrire les faits. Certains médias ont servi de caisse de résonance, voire de tribune au discours de victimisation de l’avocat de la défense : 'Jonathan va être jugé pour 3-4 secondes de sa vie, ce n’est pas un mauvais homme'. Mais pour étrangler, déplacer le corps de sa femme et le brûler, il a fallu plus que 3-4 secondes. La victime a été blâmée pour son comportement qui aurait poussé à bout l’assassin. Bref, ce cas-là, c’était un festival", se souvient la réalisatrice.

Rose Lamy développe cette responsabilisation de la victime dans son essai : "La violence physique et la mort sont présentées comme moins importante que les souffrances narcissiques de l’homme jaloux, et ce relativisme est très présent dans les médias". L’autrice illustre ce positionnement avec cet exemple sur les agressions sexuelles dans le milieu du judo français : "'Les témoignages de violences sexuelles qui fragilisent le judo français'. Vous avez bien lu : ce sont les témoignages et non les violences des agresseurs qui portent atteinte au bon fonctionnement de judo français".

Extrait du livre de Rose Lamy "Défaire le discours sexiste dans les médias"
Extrait du livre de Rose Lamy "Défaire le discours sexiste dans les médias" © Rose Lamy

Échanger avec les journalistes

Depuis quatre ans, à chaque fois qu’elle observe un contenu problématique, Rose Lamy poste l’extrait concerné sur son compte Instagram et analyse le problème en interpellant directement la rédaction concernée. "Au début, les journalistes ne venaient pas du tout me parler. Mais il y a eu des modifications d’articles, des échanges avec des femmes journalistes qui font partie des rédactions incriminées qui me disaient 'merci' d’avoir abordé cette question car elles n’osaient pas".

La sortie de son livre en 2021 a changé la donne et offert une certaine légitimité à l’autrice. "Il y a quelque chose de sacré dans le livre et en plus, le mien est sorti chez un éditeur reconnu. Je ne l’ai pas sorti chez une toute petite maison d’édition taxée de 'wokisme'. J’étais contente d’avoir ces discussions avec les journalistes mais je préfèrerais discuter en amont du problème global plutôt que de perdre du temps à faire du cas par cas", relève l’autrice.

Photo de couverture du guide pratique de l’AJP édité en 2021
Photo de couverture du guide pratique de l’AJP édité en 2021 © AJP

Un guide pratique pour les journalistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Ce problème structurel, il existe aussi en Belgique et c’est pour arrêter de mal-informer sur les violences sexistes que l’AJP a sorti un guide inédit, en novembre 2021 : "Comment informer sur les violences contre les femmes : dix recommandations à l’usage des journalistes".

"Ce guide existe d’abord grâce aux associations féministes", insiste Safia Kessas, qui a participé aux discussions qui ont précédé la rédaction de cet ouvrage à destination des journalistes. "Ce travail collaboratif entre les associations de terrain, le monde académique et les organisations professionnelles est fondamental pour avancer sur ces sujets".

Le guide met à disposition des journalistes dix fiches thématiques qui vont de la prise de conscience du système de violences à l’égard des femmes (qu’est-ce que la culture du viol, le continuum des violences, le masculinisme ?) à l’usage des bons mots (par exemple : pédocriminalité à la place de pédophilie, féminicide et non crime passionnel, victime déclarée à la place de victime présumée) en passant par l’information sur les solutions pour les victimes (insérer des numéros d’aide dans les articles de presse, par exemple).

"La structure du manuel permet deux niveaux de lecture : rapide, grâce aux résumés figurant sous la rubrique 'en bref' qui proposent une série de conseils très concrets, ou approfondie, grâce aux nombreuses explications, exemples et références qui y figurent", explique Anne-Marie Impe, journaliste et rédactrice de ce guide.

Les membres de l’AJP et les rédactions l’ont reçu dans leur boite aux lettres mais il n’est pas contraignant pour les journalistes. "C’est un outil destiné à faciliter la compréhension du phénomène des violences faites aux femmes et à favoriser la réflexion sur la manière de mieux en parler dans les médias", explique Anne-Marie Impe.

"Chaque journaliste reste libre de se saisir – ou pas – des conseils qui y figurent. Toutefois, le fait que le Conseil de déontologie journalistique ait publié en 2021 une recommandation sur le traitement journalistique des violences de genre, renforce le caractère incitatif des conseils qui figurent dans le guide de l’AJP".

Malgré la publication de ce guide, certains médias continuent de mal-informer sur les violences faites aux femmes. "C’est sans doute par méconnaissance du sujet car si tous les journalistes affiliés à l’AJP ont reçu le guide, tous ne l’ont bien sûr pas lu", commence Anne-Marie Impe. "Mais c’est aussi par opportunisme : certains médias savent qu’un titre sensationnaliste voire voyeuriste va leur attirer des clics. Il y a une demande pour ce type de journalisme. Les lecteurs portent donc aussi une part de responsabilité dans les dérives médiatiques", nuance l’essayiste.

Les Grenades, un média pour ne plus ignorer le prisme du genre

À la RTBF, Safia Kessas a amené le sujet du genre sur la table en 2017. "Le genre était impensé dans les rédactions. J’ai décidé de monter ce projet en constatant que ces questions créaient le débat. Un moment, j’ai préféré agir et développer une information avec un traitement médiatique juste plutôt que de pointer les manquements réguliers. C’est ainsi qu’en novembre 2017, la rédaction de la RTBF a pris une recommandation pour l’ensemble de ses journalistes en vue de combattre les violences faites aux femmes. La RTBF a été la première rédaction à s’engager formellement en ce sens".

Les Grenades sont nées en 2019 et ont fait réagir quelque temps après leur lancement. "Certains journalistes nous ont attaqués, sans jamais chercher le dialogue et en essayant de nous discréditer sous prétexte qu’ils détenaient les savoirs et la neutralité. Un concept mis en cause par bon nombre d’experts et d’expertes. Alice Coffin dit de ce concept que c’est la subjectivité des dominants et qu’il vise à maintenir le statu quo. Elsa Dorlin parle de 'prétendue neutralité' qui est en réalité selon elle une posture politique", souligne Safia Kessas.

Récemment, la rédaction des Grenades a pu apporter un autre regard sur un double féminicide à Gouvy, en province de Liège : celui de Ann Lawrence Durviaux et Nathalie Maillet par le mari de cette dernière. "Le traitement médiatique a été problématique", analyse Safia Kessas. "On pouvait lire des choses comme ‘Nathalie Maillet tuée par son mari : il l’a surprise au lit avec sa maîtresse !’ ou un autre article évoquant un ‘secret de polichinelle’sur l’attirance de Nathalie Maillet pour les femmes. Les Grenades ont été à contrecourant. La journaliste Camille Wernaers a parlé aux proches et nous avons raconté une tout autre histoire, nous avons nommé la potentielle portée lesbophobe des assassinats. Ce traitement médiatique a d’ailleurs été récompensé par un OUTd’OR en 2021".

Compte instagram "Préparez-vous pour la bagarre"

« La neutralité des dominants »

Ce recours à une supposée neutralité, Rose Lamy l’analyse à plusieurs reprises dans son essai et l’illustre notamment dans la couverture médiatique des procès de violences sexistes et sexuelles. "Dans cette histoire de se croire neutre et objectif dans la manière de raconter les violences, on peut très vite voir qu’un point de vue est défendu. Et je pense que ça échappe complètement à la conscience des gens qui écrivent", commence l’autrice. "Il y a, par exemple, le choix de mettre le point de vue de l’accusé en titre ou en exergue. Je prends l’exemple d’un agriculteur accusé d’agression sexuelle sur sa stagiaire. Le jugement est rendu : il est coupable. Dans un média, on lit : 'le dérapage de l’agriculteur'. Ce mot 'dérapage', c’est le mot de l’agriculteur, du coupable qui reconnait le jugement et qui présente ses excuses dans l’article. 'Dérapage', ce n’est pas un terme juridique. Mais le journaliste décide de mettre ça en titre. Ce n’est ni objectif ni neutre. C’est un récit orienté par un point de vue externe. C’est exactement la même chose quand le journaliste fait le choix de prendre les paroles d’un avocat pour un fait. Il est logique qu’un avocat défende son client. Ce n’est pas logique qu’un journaliste reprenne cette défense comme un fait".

Former les futurs journalistes

Pour les trois expertes, si l’on veut sortir du traitement médiatique sexiste, il faut continuer à informer les journalistes en activité et évidemment, mieux former les étudiants. "Ce sujet n’est pas suffisamment pris en compte dans les écoles de journalisme", déplore Anne-Marie Impe. "Elles organisent des tables rondes et autres événements de sensibilisation à l’occasion du 8 mars, par exemple, ce qui est un premier pas dans la bonne direction. Toutefois, je pense qu’il faudrait intégrer dans les programmes de cours de toutes les écoles de journalisme un atelier ou un module de quelques heures qui aborderait comment couvrir de manière éthique et pertinente les violences faites aux femmes".

En France, Rose Lamy a été approchée par des associations d’étudiants pour apporter son expertise au cursus de journalisme mais elle s’est retrouvée confrontée au refus des directions. "C’est toujours cette histoire de fausse neutralité. Quand des associations d’étudiants veulent faire rentrer mon livre, il y a un refus des institutions de faire rentrer quelque chose qui serait d’idéologique dans les écoles. C’est le mythe de la neutralité. C’est la neutralité et l’objectivité d’une partie de la population face à tout le reste qui serait militant. Ils ont des formations et des usages qui se transmettent, qui ont une histoire. Tout ce qui les confronte peut être jugé comme militant. Mais je pense qu’on a des choses à dire en dehors du cursus universitaire. Je ne sais pas si c’est ma place d’aller dans les écoles. Je ne rêve pas du tout d’être journaliste, j’aime mon point de vue de citoyenne, de lectrice de médias et de femme qui refuse qu’on parle de moi comme ça publiquement".

« Ringardiser le crime passionnel »

En Belgique, le vocabulaire et le traitement médiatique des violences sexistes et sexuelles va de pair avec l’évolution de la loi. Dernièrement, plusieurs avancées demandées par les associations de victimes et féministes ont abouti à un projet de loi : le mot 'féminicide' est rentré dans le vocabulaire, la notion de consentement fait partie de la réforme du code pénal. "Il est évident que depuis #metoo, certaines choses ont évolué dans le bon sens", salue Safia Kessas.

"Les efforts en matière de prise en charge institutionnelle, judiciaire et de réparation ont été faits même si les obstacles sont encore nombreux. #metoo a permis l’objectivation de situations avec une caisse de résonnance dans d’autres milieux que le cinéma (la politique, le monde de la nuit, l’enseignement, …). Aujourd’hui nous constatons que les sujets que les Grenades traitaient à leurs débuts sont traités par les rédactions aujourd’hui. On inclut une dimension genre dans les sujets économiques et sociétaux également. Je pense que les choses évoluent. Mais le chemin est encore long".

En France aussi, les journalistes qui hier, dénonçaient un 'militantisme féministe', utilisent aujourd’hui les bons mots pour parler des violences sexistes. "Le terme 'Crime passionnel' a, par exemple, été bien ringardisé", se réjouit Rose Lamy. "Les gens s’en rendent compte maintenant. Récemment, un homme a dit que les féminicides constituent un crime de possession. On a failli tomber par terre. On a réussi à politiser le féminicide. C’est dans la tête de tout le monde que ce ne constitue pas un crime d’amour et ça, c’est central. En utilisant le bon mot, tu visibilises un phénomène de société et le décompte devient insupportable à lire".

Extrait du livre "Défaire le discours sexiste dans les médias"
Extrait du livre "Défaire le discours sexiste dans les médias" © Rose Lamy

Un problème de société, pas seulement de médias

Car si les médias ont la responsabilité de traiter correctement les faits de violences sexistes et sexuelles, c’est aussi parce que cette violence ne faiblit pas. "Les médias jouent un rôle essentiel dans la formation des imaginaires collectifs", confirme Anne-Marie Impe. "Un traitement journalistique éthique et pertinent des violences contre les femmes peut donc contribuer à changer la perception que les citoyens ont du phénomène : non, les violences ne sont pas des affaires intrafamiliales privées, mais bien un problème de société, grave et récurrent. En prendre conscience constitue un premier pas pour lutter contre ces violences. Il ne faut toutefois pas se tromper de cible en s’en prenant exclusivement aux médias, parfois sans nuances. C’est la violence contre les femmes qui est systémique et qu’il faut dénoncer. Les médias ne sont que le reflet de la société, dont tous les corps institués (police, justice, universités…) ont tendance à minimiser les violences, à mettre la parole des femmes en doute, à étouffer leurs plaintes ou à les classer sans suite. C’est contre cette posture patriarcale qu’il faut lutter", conclut la journaliste.

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