La couleur des idées

Lydie Wisshaupt-Claudel : "il n’y a rien de plus qui se joue entre un adulte et un enfant que l’apprentissage"

La documentariste Lydie Wisshaupt-Claudel

© DR

Dans La Couleur des Idées, Pascale Seys reçoit la documentariste Lydie Wisshaupt-Claudel. Son dernier film, Eclaireuses rend hommage à deux femmes et à leur travail : Marie et Juliette, toutes deux enseignantes. En 2015, au plus fort de la crise migratoire des réfugiés syriens, elles font le choix de quitter l’enseignement classique. L’Ecole éphémère, destinée à l’accueil des enfants et de leurs familles, voit le jour le parc de la Rosée à Anderlecht.

En janvier 2017, en plein cœur des Marolles, c’est au tour de la Petite école d’ouvrir ses portes. Pensé pour accueillir les réfugiés mineurs "âgés de 6 à 15 ans" et dépourvus de passé scolaire, ce lieu est un véritable laboratoire pédagogique qui évolue au jour le jour en fonction de ceux qui se trouvent dans ses murs et de leurs besoins. Néanmoins, l’on y respecte un principe constant, celui de la ritualisation des actions et de leur inscription dans le temps en le "saucissonnant" selon le mot de Juliette. Le but ? Donner un cadre, vecteur d’apaisement, aux enfants qui ont en trop souvent été privés du fait de leurs parcours. La Petite école est aussi un sas de décompression avant l’entrée dans la grande école, un lieu fait pour que familles et enfants apprivoisent l’institution et se délestent de leurs craintes car il est difficile de quitter le cocon familial quand on a connu la guerre puis le chemin de croix de l’exil et enfin, une terre d’accueil, la Belgique, parfois vécue comme peu chaleureuse par ceux qui y viennent pourtant dans l’espoir d’y trouver refuge…

Au commencement était la route

Le voyage tient une grande place dans le parcours de Lydie Wisshaupt-Claudel. En 1999, alors âgée de dix-huit ans, elle quitte son Paris natal pour les Etats-Unis poussée par la découverte de la série culte de David Lynch Twin Peaks. "Un des univers fondamentaux dans mon attirance pour ce pays", précise-t-elle. Elle y passera un an, scolarisé dans un lycée du New Jersey, une expérience qui la marque profondément. Alors qu’elle est aux Etats-Unis, la tuerie de Colombine éclate.

Suite à cela, bien qu’étant dans le New Jersey et non pas dans le Colorado (lieu de la fusillade, ndlr), j’ai expérimenté la paranoïa nationale au sein d’une école quotidiennement et la violence qui peut en découler ce qui m’était inconnu en France. Cela a créé en moi une interrogation profonde sur les rapports sociaux, en particulier au sein du milieu scolaire.

En 2001, elle s’installe à Bruxelles pour suivre des études de montage à l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle). En 2004, elle décide de consacrer son mémoire de fin d’études à la façon dont des cinéastes reconnus ont "filmé l’ailleurs". Elle s’interroge : que produirait-elle comme images si elle était y plongée ? Lydie Wisshaupt-Claudel se rend en Islande, de là naîtra en 2006 un premier film, Il y a encore de la lumière, journal de son voyage en solitaire. En 2012, elle retourne aux Etats-Unis, cette fois sur la côte ouest qu’elle arpente sur 8000 kilomètres, "des forêts de l’Etat de Washington aux déserts de Californie et du Nevada". De ce long périple, elle tire Sideroads, où avec son compagnon, "elle part à la rencontre de citoyens américains, qui oscillent entre foi et désillusion et questionnent le mythe face à leur réalité". Lydie Wisshaupt-Claudel n’en a toujours pas fini avec cette Amérique qui la fascine tant. Dans Killing Time (2015), elle décrit le quotidien d’une petite ville militaire de Californie qui côtoie une vaste base de marines. Tout au long de l’année, celle-ci accueille de jeunes hommes de retour d’Irak ou d’Afghanistan qui, entre permissions et entraînements, "tuent le temps" dans un décor ressemblant à s’y méprendre à celui du front qu’ils viennent de quitter et qu’ils vont retrouver d’ici peu. Enfin, dans Eclaireuses, c’est une autre face de la guerre qu’elle donne à voir : celle des familles syriennes en exil en raison des atrocités commises dans leur pays d’origine et les conséquences sur elles de ce départ forcé, en particulier sur les enfants qui, "à l’arrivée", manquent de codes, de repères et de liens.

Le cinéma direct comme école

Dans Eclaireuses, Lydie Wisshaupt Claudel montre la difficulté de définir ce lieu qu’est la Petite école et ce que Marie et Juliette y font. Tenter de circonscrire cet espace semble presque impossible tant ce qui s’y passe est mouvant. La Petite école semble se définir uniquement par ce qu’elle n’est pas et ce à quoi elle ne tente pas de se substituer, c’est-à-dire la grande école, celle reconnue par l’institution. Il n’y a ni musique, ni voix off dans Eclaireuses, Lydie Wisshaupt-Claudel ayant souhaité "que les images parlent d’elles-mêmes". Pas question de transformer le réel, au contraire, il faut le laisser advenir ! "Si de fait, la présence de la caméra influe sur ceux qui sont filmés, le but reste tout de même de tendre un maximum vers le fait de ne pas altérer le réel", explique la réalisatrice. Elle résume sa démarche : "On observe et ensuite on construit quelque chose". Cela nécessite un temps long et plusieurs étapes : le temps de se faire une place, nécessaire pour que les enfants reconnaissent l’équipe de tournage comme faisant partie intégrante du lieu, le temps du tournage lui-même et enfin le temps du montage, considéré par Lydie Wisshaupt Claudel comme fondamental dans l’écriture du film.

Déplacer le regard

Bien que "non interventionniste", le cinéma de Lydie Wisshaupt-Claudel fait faire aux spectateurs un "pas de côté", son film déplaçant notre regard. Ce qui nous paraît familier permet d’être réinterrogé par le cinéma. Le système scolaire actuel est-il prêt à accueillir des enfants qui ne connaissent pas l’école ? Est-ce normal qu’au bout de deux mois et demi, le congé maternité terminé, nous confions nos enfants à d’autres adultes en crèche qui vont s’en occuper ?

On est conditionné à penser que c’est habituel et que c’est ce qu’il y a de mieux, de bon et de bien mais c’est relatif ! Une fois qu’on se décentre un peu de ça, on se demande si du coup l’institution peut s’adapter à d’autres pratiques. Au-delà des parcours et des difficultés de ces enfants spécifiques (ceux accueillis à la Petite école, ndlr), la question qui se pose finalement c’est : Est-ce qu’il n’y a que ce modèle qui vaille ?

Lydie Wisshaupt-Claudel déclare avoir été bouleversée par la réalisation de ce film :

Cela m’a transformé à jamais de voir ces deux femmes être en relation comme elles le sont avec ces enfants. Ça me questionne tous les jours sur mon rapport avec mes filles : comment me comporter avec elles ? Comment leur parler ? Dois-je avoir le contrôle sur elle ? Dois-je décider de tout ? Finalement c’est un questionnement aussi personnel qu’universel. Comme le dit Juliette, il n’y a rien de plus qui se joue entre un adulte et un enfant que l’apprentissage. Je les ai vues toucher à quelque chose d’essentiel qui dépasse les cultures, les frontières, les langues… et les siècles.

Un entretien mené par Pascale Seys à écouter sur Musiq3 ci-dessous

La couleur des idées

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