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"Ma région est un piège". Dans les forêts de Pologne, à la frontière biélorusse, la misère invisible des migrants

Le territoire Polonais, le long de la frontière biélorusse, est en partie couvert de forêts, devenues cachette et impasse pour les migrants.

© RTBF

C’est un très beau coin : des champs de maïs, la forêt, des villages avec leurs maisons en bois. Et une faune sortie des contes : au bord d’une route forestière, un panneau : "Attention loup, ralentissez". Et au sud de cette zone frontalière, des bisons habitent les bois.

Mais le tableau fait moins rêver, la nuit. Les températures baissent, entre 0 et 5 degrés au tournant de septembre et octobre. Des bancs de brume trahissent l’humidité. L’obscurité épaisse sous les épineux cache des zones de marécages. Il n’y a pas toujours du réseau : celui qui s’y perd peut se perdre longtemps.

C’est ce cadre que découvrent les migrants quand ils franchissent les barbelés de la frontière de la Biélorussie vers la Pologne, vers l’Union européenne. Ce paysage et un accueil qui lui ressemble : hospitalier ou glacial.

Buter sur un barrage de police

L’entrée de la ville de Krynki le reflète bien : l’affiche de bienvenue qui expose les beautés régionales aux touristes côtoie le signe "ville sous surveillance" qui interdit le passage à ces mêmes touristes. Et à tout le monde d’ailleurs.

A l’entrée de Krynki, ouste et bienvenue à la fois
A l’entrée de Krynki, ouste et bienvenue à la fois © RTBF

Ce panneau, à un peu plus de 4 kilomètres de la frontière biélorusse, signale le début de la zone d’état d’urgence instaurée par la Pologne le 2 septembre dernier. Une zone de plusieurs kilomètres de large qui s’étire tout le long de la frontière avec la Biélorussie.

Sur la route, des policiers forcent un camping-car à faire demi-tour. Nous sortons notre carte de presse : "nous sommes journalistes, nous voulons faire un reportage". "Nie", non. La presse ne peut pas aller plus loin vers la frontière ? "Nie", non.

Ici commence la zone d’état d’urgence. Passage interdit. Les ONG et journalistes ne peuvent pas y travailler.
Ici commence la zone d’état d’urgence. Passage interdit. Les ONG et journalistes ne peuvent pas y travailler. © RTBF

Les autorités polonaises refusent la présence de journalistes dans cette zone pourtant à la une de l’actualité.

Tout l’été, la frontière biélorusse a été source de tensions. Alexandre Lukachenko, autocrate biélorusse, a répliqué aux sanctions européennes qui frappent son régime en visant le talon d’Achille de l’Union européenne, LE sujet qui divise ses Etats membres : la migration.

Le régime biélorusse est accusé d’avoir facilité l’arrivée de migrants en avion jusqu’à son territoire et de les avoir acheminés jusqu’à la frontière pour les inciter à la franchir, d’abord la frontière de la Lituanie, puis celles de la Lettonie et de la Pologne. Un chantage politique avec des vies humaines pour levier.

© Damien Hendrichs

Qu’advient-il de ces migrants après leur passage des barbelés vers la Pologne ? Interdiction d’aller voir sous peine d’interpellation, de poursuites et de lourde amende.

Mais il y a les habitants : ceux de cette zone d’état d’urgence, seuls à pouvoir y entrer et en sortir, et ceux qui vivent aux abords de la zone sont bien placés pour voir et pour raconter.

Leurs récits sont éclairants.

Couper une pomme en six et manger le trognon

Maciej Szczesnowicz pose sur la table ce qui pourrait être le meilleur pierekaczewnik du coin, avec du boeuf fumant sous une pâte dorée. Mais il n’en garde pas moins l’estomac noué quand il repense à cette apparition dans les champs.

"Ici, juste derrière le village, 6 personnes ont été arrêtées. Ils avaient peut-être 25 ou 27 ans ? Des hommes jeunes, de peau noire, et donc tout de suite, tout le monde s’est dit : des migrants ! Des migrants…"

Ces hommes se sont approchés et Maciej Szczesnowicz se souvient de chaque détail.

"Ils mangeaient des champignons crus qu’ils avaient cueillis dans l’herbe. Un policier leur a donné une pomme… Ils l’ont partagée en 6. Et ils ont mangé aussi la tige et le trognon. Ils ne tenaient plus debout. Ils étaient gelés, mouillés et sales. Quand on les a vus, les filles de mon équipe et moi, on a pleuré. Et j’ai vu dans les yeux des policiers et des gardes-frontières qu’ils étaient émus aussi. Voir ces gens-là avec ses propres yeux, leur apparence… Ben les larmes arrivent toutes seules."

Son petit village de Bohoniki est un village tatar, petite communauté musulmane de 2000 ou 3000 personnes ancrées en Pologne surtout dans cette zone frontalière.

Bohoniki a une petite mosquée de bois qui ressemble à une église et un cimetière plein de fleurs, où les tombes à croissants font face aux champs et aux forêts qui mènent à la frontière.

Les tombes du cimetière tatar, musulman, de Bohoniki, face à la campagne qui le sépare de la frontière.
Les tombes du cimetière tatar, musulman, de Bohoniki, face à la campagne qui le sépare de la frontière. © RTBF

Maciej Szczesnowicz est le chef de cette communauté tatare. Après cette rencontre marquante, il a décidé d’ouvrir la grille du petit cimetière.

"Plusieurs corps ont été trouvés et encore le corps d’un jeune irakien il y a quelques jours. Si le gouvernement nous demande ce service, d’enterrer le corps ici à Bohoniki, la municipalité a donné l’accord. Nous serons d’accord de le faire. Et les services funéraires de Sokolka se sont adressés à moi, si l’enterrement se passait ici au village, ils assureraient leur service gratuitement."

La communauté a aussi récolté des vêtements, offert 180 bouteilles d’eau, acheté des barres de chocolat et livré à l’hôpital, en ville, un colis de nourriture pour les trois femmes que les villageois ont vu sortir des champs de maïs avec des enfants la semaine dernière. Ce n’est pas une question de solidarité avec d’autres musulmans, insiste Maciej Szczesnowicz, juste de solidarité entre humains.

Maciej Szczesnowicz, chef de la communauté tatare, devant la mosquée de son village, Bohoniki.
Maciej Szczesnowicz, chef de la communauté tatare, devant la mosquée de son village, Bohoniki. © RTBF

Mais ce chef de communauté est tiraillé.

"Comme dirigeant, je suis obligé de rapporter ça aux autorités… J’ai téléphoné aux gardes-frontières pour les informer qu’il y avait des migrants parce qu’évidemment, tu ne sais pas ce qu’il y a dans la tête de chaque personne qui entre sur le territoire… On a peur que le flux devienne important, on est un petit village, et de ce que certains réfugiés pourraient avoir en tête."

Rêver d’Europe, terré en forêt

Chez Ewa, c’est le thé qui est amené à table. Parce que ça tient chaud dans cette zone forestière où le soir est tombé et parce que ça tient éveillé quand la nuit est longue. Comme la nuit dernière : Ewa avait quitté sa maison après avoir été avertie de la présence, quelque part dans les bois, d’une famille en difficulté avec un bébé. Dans son sac à dos : de la soupe, de l’eau, des céréales, des bandages.

Pendant plus d’une heure, elle a progressé difficilement dans l’obscurité, guidée par les pleurs du bébé. Puis elle soudain réalisé qu’elle ne pourrait pas le rejoindre, parce que les pleurs venaient désormais… De l’autre côté de la frontière. Le bébé et sa famille se trouvaient à nouveau en Biélorussie. Elle a alors déposé dans le bois le colis de nourriture et est rentrée chez elle, vidée comme son sac à dos.

"C’est encore un cas clair de refoulement", dit-elle, avant d’entamer le récit d’une autre rencontre.

"C’était un groupe de 10 hommes… Gelés. Ils étaient tout mouillés. Ils avaient des sandales ou des chaussures cassées. Et ils étaient très effrayés. Nous avons passé quelques heures avec eux à écouter leurs histoires".

Certains, explique-t-elle, disent avoir pris un avion à Istanbul, direction la Biélorussie : il y a une connexion aérienne Istanbul-Grodno, ville biélorusse proche de la frontière. Ils viennent d’Irak, d’Afghanistan, de Syrie ou encore d’Afrique subsaharienne. Impossible de savoir combien ils sont. Les autorités polonaises font état de 1200 arrestations et 8200 tentatives déjouées d’entrer sur le territoire. Mais il peut y avoir plusieurs tentatives comptées pour une seule personne:

"Ils nous disent souvent avoir été refoulés vers la Biélorussie, pour certains 2 fois, 5 fois, ou même 17 fois ! Nous observons que c’est commun d’être refoulé."

Après un refoulement, explique cette habitante, l’histoire se répète. Ces migrants n’étant pas les bienvenus en Biélorussie non plus, ils ne tardent pas à repasser les barbelés vers la Pologne pour y guetter une issue favorable : parvenir à sortir de la zone (une gageure vu le déploiement de forces de l’ordre), trouver un avocat qui les aiderait à entamer une demande d’asile. Le temps qu’une ouverture se dessine, ils attendent cachés dans les bois, sans matériel ni nourriture.

"Ma région est devenue un piège" estime cette habitante.

Soutenir ou bien signaler les migrants

La maison d’Ewa est encombrée de dizaines de colis : des pulls, des chaussures, de la nourriture et des sacs de premiers soins.

Dans la maison d’Ewa, une quarantaine de colis de premiers soins et de matériel élémentaire.
Dans la maison d’Ewa, une quarantaine de colis de premiers soins et de matériel élémentaire. © RTBF

Une collecte menée discrètement. Ewa a peur d’être interpellée pour son aide parce que franchir cette frontière est qualifié d’illégal. Elle craint qu’un faux pas lui vaille des poursuites pour complicité d’un acte criminel ou activités de passeur.

Et le regard social pèse aussi. Dans cette région, 52% des habitants ont voté pour le PIS aux dernières élections législatives, le parti conservateur nationaliste au pouvoir. Il présente les migrants comme un danger pour les mœurs et la sécurité nationale. Il demande aux gens de "participer à la défense du pays" en signalant les migrants.
Ewa le constate : de nombreux habitants de sa région sont dans un tout autre état d’esprit que le sien.

Un coup de sonde à Sokołka permet de comprendre cette allusion.

Craindre l’arrivée d’inconnus

Sokołka est une ville de 18.000 habitants à une vingtaine de kilomètres de la frontière.

Dimanche, c’est jour de messe. Parfois jour de recensement aussi : des habitants passent au compte-goutte à la mairie pour y répondre à une série de questions sur leurs parcours, leurs rapports à la religion notamment. Ce sont principalement des personnes âgées qui défilent ce matin. C’est représentatif : les jeunes quittent en nombre la région pour une plus grande ville ou pour un autre Etat européen. La natalité est ici significativement plus basse que la moyenne polonaise.

La mairie de Sokółka, ville de 18.000 habitants à une vingtaine de kilomètres de la frontière.
La mairie de Sokółka, ville de 18.000 habitants à une vingtaine de kilomètres de la frontière. © RTBF

Devant la mairie, une femme évoque avec soulagement l’état d’urgence près de la frontière. "A la maison, nous avons peur, parce que je ne vis qu’avec mon mari et que nous sommes âgés. Nous vivons chaque jour dans la peur qu’un inconnu arrive chez nous. Même les portes fermées, ils peuvent rentrer par la fenêtre, ils cassent la vitre et ils entrent".

Puis dans un mélange de peur et de compassion, elle évoque une amie chez qui une femme aux pieds nus a frappé à la porte. "Comment peut-on ne pas donner ses chaussures dans ce cas-là ?"

Même génération, mais moins de compassion chez un homme et une femme, en dialogue glaçant et décomplexé sur le trottoir.

Elle : "Si un migrant arrivait chez moi, je donnerais à manger et puis j’appellerais les gardes-frontières. Mais maintenant tout va bien ! Chez nous, il y avait la paix, elle est toujours là et elle y restera, grâce à l’armée qui ne permettra rien. On a beaucoup de militaires à la frontière".
Lui : "Oui, et c’est interdit de se trouver à la frontière. Ce que font les migrants, c’est illégal ! L’armée a le droit de tirer".
Elle, dans un rire : "… Les tirer comme des canards… "
Lui : "Ben tout le monde sait que la frontière, c’est interdit !"

Ils poursuivent leur conversation de trottoir sur la force de l’armée polonaise qui "ne pliera pas" devant le chantage du dirigeant biélorusse Alexandre Lukachenko.

Appeler l’Europe à la rescousse ?

Dans un appartement de la ville transformé en QG de fortune, Kalina et Piotr emballent leurs ordinateurs, chargeurs de téléphones et lampes frontales. Ils rentrent quelques jours chez eux à Varsovie, "fatigués", "tristes", "en colère", selon leurs mots.

Jusqu’à cet été, leurs journées, dans leur association d’aide aux réfugiés Ocalenie, c’était du soutien administratif ou linguistique aux primo-arrivants à Varsovie. Puis d’un coup, avec les nouvelles de migrants coincés à la frontière, de refoulement et de décès sur le sol polonais, leur quotidien a viré. Ils patrouillent aux abords de la zone interdite, ils tentent de relayer les échos de ces forêts auxquelles ils n’ont pas le droit d’accéder, ni eux ni aucune ONG : dans la zone d’état d’urgence, il n’y a ni Croix-Rouge ni Médecins sans frontières.

Kalina, activiste de la fondation d’aide aux réfugiés Ocalenie, en patrouille.
Kalina, activiste de la fondation d’aide aux réfugiés Ocalenie, en patrouille. © RTBF

Cette impuissance met Piotr en colère.

"Si nous étions dans un pays normal, en entendant que des gens meurent en forêt, on pourrait simplement s’y rendre, les aider, leur assurer une assistance médicale. Ici c’est impossible. Cette réaction humaine toute simple est impossible en Pologne. Pour moi c’est incompréhensible."

Incompréhensible aussi, à ses yeux, l'"absence de réaction internationale".

"Ce que font les autorités polonaises va à l’encontre du droit international, de la Convention de Genève, des lois européennes et polonaises. La situation est simple : si quelqu’un, à une frontière, dit à un garde-frontière qu’il veut demander l’asile, c’est la chose qui puisse être faite. La loi ne laisse pas d’autre option que permettre à cette personne de demander une protection internationale. Et ce n’est pas ce qui se passe ici. Je ne comprends pas pourquoi l’Union européenne laisse faire."

Jeudi, pendant que Piotr rechargeait ses batteries à Varsovie, pendant qu’Ewa parcourait les bois, pendant que des voisins appelaient les gardes-frontières, pendant que des avions d’Istanbul atterrissaient à Grodno, pendant que la cycliste de la mairie fermait ses portes et fenêtres, pendant que la communauté tatare préparait une sépulture, le Parlement polonais suivait la demande de son gouvernement et prolongeait de 60 jours l’Etat d’urgence à la frontière.

 


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