Poussée à un certain point, cette conception de la liberté devient absurde
"Mon corps m’appartient", ça ne vous dit rien ? Ce slogan féministe renvoie à "un grande conquête de la modernité, un acquis fondamental", poursuit Edouard Delruelle, qui souligne que nombre de ses étudiants définissent intuitivement la liberté dans cette lignée. Mais, "poussée à un certain point, cette conception de la liberté devient absurde", estime-t-il.
Pourquoi et quel serait pour lui le point de bascule ? "C’est une conception qui ne prend par exemple absolument pas en compte l’égalité. C’est une conception qui nie notre interdépendance. Le point de bascule c’est quand on oublie que nous ne sommes jamais libres qu’avec les autres et dans un cadre fixé par l’Etat. Croire que nous sommes libres tout seuls, c’est une fiction, nous sommes tout le temps dans l’interdépendance, nous dépendons constamment d’autrui et de l’Etat y compris pour garantir cette liberté, donc pour la négocier."
Pour reprendre l’exemple de la santé : "En termes politiques, ce n’est pas une addition de capitaux privés. La santé, c’est aussi un bien public : elle dépend de l’environnement dans lequel je suis, de l’air que je respire, de l’accessibilité des soins, du fait que les hôpitaux ne soient pas saturés…"
…Ou la liberté comme "puissance d’agir"?
La conception de la liberté comme "puissance d’agir" semble plus pertinente au philosophe : "Une liberté comme puissance d’agir, comme autonomie, comme capacité de faire. C’est une conception qui ne nie pas le respect de la vie privée, ni la propriété privée mais qui intègre les interdépendances et les interférences. A ce moment-là on ne va pas chercher la non-interférence mais on va en chercher qui ne soient pas de la domination, de l’arbitraire, de la souffrance."
Il s’agit donc de chercher quelles seraient les meilleures interférences, et "c’est une question de négociation". Notons que selon cette conception, la question de "l’égale liberté" se pose aussi.
Voilà qui amène la question des conditions qui permettent d’être libre : "Je suis libre si j’ai un travail agréable et correctement rémunéré, si j’ai un système de soins de santé efficient, si j’ai eu accès à l’éducation, et donc que je suis émancipé et que je peux avoir accès à davantage de culture, de savoir, etc."
Si l’on adhère à cette dernière conception, dans un contexte de pandémie, la liberté ce n’est pas seulement celle d’accepter ou refuser un vaccin, c’est aussi celle qui découle du fait de pouvoir compter sur des hôpitaux fonctionnels par exemple. Intégrer ce type de dimension n’implique ceci dit pas de conclusion évidente sur l’obligation vaccinale ou le pass sanitaire : voilà où peut se jouer la "négociation" nécessaire. Et où peuvent naître débats, tensions ou oppositions. Evidemment, cela complexifie l’approche.
Par ailleurs, et à nouveau, si le discours lié aux manifestations de protestation actuelles repose davantage sur une vision de la liberté comme "non interférence", on ne peut pas en déduire que tous les manifestants sont des libertariens qui s’ignorent.
Ce courant d’idées est présent, mais à quel point ? D’autant que la conception de la liberté comme "puissance d’agir" n’empêche pas la critique et l’inquiétude sur l’atteinte aux libertés non plus. "Ces mouvements sont très composites et hétéroclites, nous les politologues, on est tout perdus", confie Edouard Delruelle.