Le nouveau roman de l’auteure française Mazarine Pingeot, Se taire (Julliard), est un livre sombre et puissant, où elle continue d’explorer les thèmes qui lui sont chers : le poids du secret, le scandale, l’opposition entre les valeurs familiales et individuelles…
Mathilde a 20 ans, elle est photographe. Son père est le chanteur populaire le plus célèbre de France, un peu engagé. La pression familiale est forte. Elle doit photographier une sommité du monde politique, Prix Nobel de la Paix. Il la viole. Sa famille lui demande de se taire : "Tu n’es pas la fille de n’importe qui". Des années plus tard, une nouvelle épreuve la renvoie à cet épisode de son passé, exigeant d’elle qu’elle apprenne une fois pour toutes à dire non.
L’importance du phénomène Me Too
Dans son prologue, Mazarine Pingeot évoque la problématique de la domination masculine de façon assez cash, avec colère. Elle revient sur ce mouvement social Me Too qui a pris de l’ampleur depuis 2 ans et qui pose la question de comment parvenir à dire l’intime quand il a été écrasé. Ce mouvement a rencontré chez elle un écho très fort, mais aussi ambivalent.
"Cette prise de parole a pris des proportions telles dans son traitement qu’il y a eu des excès inverses. La question du silence et de la parole est aussi ma grande question. Ce mouvement a enclenché une vraie transformation sociale, c’est évident, néanmoins derrière, il y a certaines souffrances qu’on n’arrive toujours pas à entendre, alors qu’en revanche on est très content lorsqu’on peut lâcher dans la fosse un nom en pâture. Et je ne vois pas en quoi ça peut faire bouger les choses de l’intérieur."
Avec ce prologue, Mazarine Pingeot inscrit l’histoire dans son époque. On est à la fois complètement dans l’actualité et complètement dans la fiction.
Le poids de la domination masculine
Mazarine Pingeot met en parallèle cette ultra-violence visible du viol avec la domination masculine banalisée dans le couple. Dans la suite du roman, l’héroïne rencontre en effet un homme qui est un dominant. Son couple est la continuité du viol qu’elle a subi. "Elle s’est tellement éteinte et tellement empêchée, qu’à ses propres yeux, elle ne vaut pas mieux que de vivre avec quelqu’un qui ne la respecte pas. Elle a été piétinée. Et elle a un rapport à elle-même qui l’empêche d’aller vers quelqu’un qui la mettrait en valeur."
Lui-même a été humilié et, par son appartenance à une minorité, est victime dans son quotidien d’une certaine forme de domination. L’auteure analyse comment cette domination-là se transforme en domination vis-à-vis de Mathilde.
Mazarine Pingeot a eu la chance d’échapper à la question sexuée femme-homme, par ce statut de 'fille de', jetée dans l’espace médiatique. Mais c’est dans de petites choses qu’elle ressent le poids de son statut de femme : dans la difficulté à dire non ou à demander à être payée à sa juste valeur. "Comme j’ai un gros syndrome d’illégitimité, ça vient rencontrer de plein fouet mon statut de femme. Ça va très bien ensemble malheureusement, c’est très cohérent."
Se taire
Mazarine Pingeot aussi a dû se taire. "C’est l’histoire de mon enfance. Je me suis tue, j’allais dire 'pas pour protéger quelqu’un' mais si, en fait. Je me suis tue sur moi-même, sur ma filiation, sur mon identité. C’est ça qui a beaucoup structuré mon rapport au silence, à la parole et au monde en général. […] L’injonction était là une fois pour toutes et je pense m’être auto-censurée très longtemps sur pas mal de choses."
A la gendarmerie où Mathilde vient enfin confier le viol, le mal est nié, minimisé. Le problème de ce genre de crime, c’est que c’est une parole contre une autre, et la position sociale joue ici son rôle. La parole d’une jeune fille est moins importante que celle d’un Prix Nobel.
L’auteure évoque aussi le thème de la médiatisation et de l’amplification qu’elle provoque. Elle connaît personnellement bien cette problématique de la médiatisation, de la rumeur. Les médias, c’est ce qui a permis que le mouvement Me Too naisse, mais c’est aussi à cause d’eux qu’il y a eu des dérives et des excès, et que la délation comme modalité politique a été banalisée.
Empathie et culpabilité
Mathilde excuse les autres, mais jamais elle-même. Après le viol, elle ressent un terrible sentiment de culpabilité : pourquoi ne suis-je pas partie en hurlant ? Elle oublie le rôle puissant de la sidération. Elle se sent quasiment complice de son propre viol.
"J’ai honte du mal qu’on m’a fait", dira-t-elle. Après cela, il est difficile de se positionner comme quelqu’un qui dit je, qui dit non, qui vit sa vie en son prénom propre, observe Mazarine Pingeot.
Mathilde sera aussi plus en empathie avec la souffrance de son compagnon qu’avec la sienne propre, comme si l’autre était forcément plus important qu’elle…
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