Chronique littérature

Mes fragiles, plongée dans l’intime de Jérôme Garcin

© Francesca Mantovani

Par Sophie Creuz via

Sophie Creuz vous propose aujourd’hui la dernière œuvre de Jérôme Garcin, Mes fragiles, qui paraît chez Gallimard.

L’exercice est périlleux, et doublement. Comment rendre compte du chagrin de deuils successifs, sans mettre le lecteur en position de voyeur ? Et comment rendre compte ici, de ce récit intime, sans en dénaturer la tonalité, la douceur et la pudeur ?

Le titre Mes fragiles, dit tout de la profonde affection que Jérôme Garcin porte aux siens, fragilisés à leur insu par une défaillance génétique. Mes fragiles, comme on dirait mes amours. Car il est le fils restant d’une longue lignée de fauchés avant l’âge.

Il y eut d’abord son frère jumeau Olivier, renversé mortellement, sous ses yeux, par une voiture, à l’âge de six ans et dont il racontera bien plus tard comment cette courte vie a grandi et s’est prolongée à travers lui. Puis il y eut son père, mort d’un accident de cheval à l’âge de 45 ans. Mais il y eut aussi le père de sa femme, le comédien Gérard Philipe, parti si jeune et en pleine gloire. Sur eux tous, Jérôme Garcin, a écrit : Olivier, La chute de cheval, et Le dernier hiver du Cid, de très beaux livres qui semblaient donner la réplique au destin.

Cette fois, alors que vient de décéder sa mère, délicieuse très vieille dame toujours souriante et lumineuse, suivie, six mois plus tard, en plein Covid, par son frère de 55 ans, atteint d’un handicap, et qu’il pensait pouvoir veiller encore longtemps, le voici convoqué à nouveau par le livre des morts.

Cet homme qu’on dira puissant — du moins sur le plan des lettres et des arts — puisque Jérôme Garcin est rédacteur en chef des pages culture du Nouvel Observateur, et qu’il est animateur et producteur pour France inter de l’émission Le Masque et la Plume, met cette fois genou en terre. S’avoue autant vaincu par ce destin qui s’acharne, que vaincu par l’amour inquiet qu’il porte aux siens, à sa famille, ses enfants et petits-enfants qu’il place ici sous le dais protecteur d’un "débordant amour" comme il l’écrit.

C’est un livre d’amour qui réussit le miracle de nous prendre doucement par le bras, pour nous inclure dans le cercle de la narration. Jérôme Garcin trouve en effet la juste distance, entre la triste ironie et la douleur, pour traverser les cruels aléas du hasard.

Les portraits de sa mère et de son frère sont merveilleux. Elle, si on devait la jouer, on la verrait bien sous les traits de Madeleine Renaud, fragile en son grand âge mais cristalline, curieuse, passionnée. Quant à son frère Laurent, il aurait été magnifiquement interprété par Michael Lonsdale, qui se trouvait être le frère d’âme et de transept de sa mère, tous deux fidèles au même Dieu et à la même paroisse.

Ce sont des pages pleines de grâce, comme dirait l’autre. Et d’échardes. Et de sourires en effet. Elles ont cette texture, si rare, de la défaillance sans l’apitoiement, du chagrin sans l’amertume, de l’intime sans déballage, et du sensible par imprégnation.

Les portraits de famille sont adorables. Des portraits de gens ordinaires, comme nous le sommes tous, mais qui étaient brillants, chacun à sa manière, intimidants, plein de savoirs et d’esprits pour son père, ou simplement présents, désarmants, "d’une bonté sans emploi" comme l’écrit Jérôme Garcin à propos de son frère.

Cette incantation aux disparus, cette adresse déguisée et superstitieuse à la mort et à l’avenir, rencontre ici la tendresse la plus vive, la plus brûlante, à laquelle s’ajoute la reconnaissance d’avoir pu les rencontrer. Et la gratitude pour ce qui fut donné, reçu, perdu, inavoué ou clamé comme cette fois, les larmes au bord du cœur.

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