Belgique

"On travaille toujours plus": comment la durée du temps de travail a-t-elle réellement évolué ?

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© Getty Images

Travailler toujours plus. C’est le sentiment qu’on a. En France, avec le débat tendu sur les retraites. En Belgique, où les réformes sur les pensions sont déjà passées. Où les employés de Delhaize craignent, notamment, un allongement de leur temps de travail via le passage d’une commission paritaire à une autre.

Evidemment, on revient de loin. Selon l’enquête de 1843 sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants, adultes comme enfants travaillaient à l’époque entre 8 et 15 heures par jour, 12 heures en moyenne, la plupart du temps six jours sur sept, comme le rappelle l’historien Lionel Vanvelthem (Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale) dans une note rédigée pour la FGTB.

En 1889, une première loi est votée pour limiter le temps de travail des enfants. D’autres modifications seront apportées progressivement mais il faudra attendre 1921 pour qu’une loi fixe la durée du travail à 48 heures par semaine et 8 heures par jour. En 1936, on institue les congés payés (il faudra cependant attendre 1975 pour qu’ils comptent quatre semaines). En 1978, on passe à la semaine de 40 heures. Les 38 heures ne viendront que bien plus tard, en 2001.​​​​​

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"À partir de 1975 environ, commente Lionel Vanvelthem, le mouvement de réduction collective du temps de travail s’essouffle lentement au profit de la mise en place (très progressive) de solutions plus individuelles, à l’échelle de l’entreprise."

À partir de 1975 environ, commente Lionel Vanvelthem, le mouvement de réduction collective du temps de travail s’essouffle

Le graphique suivant montre assez logiquement que les réductions conventionnelles du temps de travail ont largement contribué à la baisse du temps de travail moyen des salariés, principalement avant 1980.

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De 2200 à 1500 heures par an

Le deuxième graphique ci-dessus indique que, de 1955 à 2021, le temps de travail moyen, indépendants et salariés confondus, est passé d’environ 2200 à environ 1500 heures/an, soit une baisse de 700 heures par an. Cela s’explique en grande partie, pour ce qui est des salariés, par une baisse continue du temps de travail conventionnel jusqu’aux années 80, telle que l’on vient de l’évoquer.

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Selon Philippe Defeyt, économiste, auteur d’une note sur le sujet et par ailleurs membre d’Écolo, c’est aussi dû à la baisse de la part des indépendants dans l’emploi total (notamment via le recul de l’emploi agricole), les indépendants travaillant en moyenne plus que les salariés.

Temps partiel

Enfin, cela s’explique aussi par l’augmentation croissante de l’emploi à temps partiel depuis les années 50, principalement due à la féminisation de l’emploi. Un temps partiel qui, pour une part, est choisi par les travailleurs ou travailleuses et pour une autre part est imposé par les employeurs, comme dans le secteur des titres-services par exemple.

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"Mais, précise l’économiste, cette forte hausse est contrebalancée, à partir du début des années 90, par une augmentation régulière du temps de travail moyen des salariés à temps partiel." La tendance historique à la diminution du temps de travail s’est donc bel et bien arrêtée autour de 1980. "À partir de là, commence une période de quasi-stabilité du temps de travail moyen."

Le tableau suivant montre la situation aujourd’hui : le nombre moyen d’heures effectivement prestées par semaine en 2023.

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Allongement des carrières, espérance de vie

En ce qui concerne la durée moyenne des carrières, elle s’est considérablement raccourcie jusqu’en 1995, l’âge d’entrée sur le marché du travail étant plus tardif et celui de la sortie plus précoce. "À partir de 1995, l’âge de sortie du marché du travail commence à remonter, explique Vincent Vandenberghe, économiste à l’UCLouvain. C’est la conséquence des réformes des retraites et des restrictions graduelles de possibilités de préretraite."

Rappelons qu’en Belgique, l’âge légal de la pension est de 65 ans, mais qu’il va être progressivement relevé à 66 ans à partir de 2025 et 67 ans à partir de 2030.

"L’âge d’entrée sur le marché du travail continue par ailleurs à augmenter puisque l’accès à l’enseignement supérieur se massifie. Mais je suspecte qu’en net, on a quand même un effet de rallongement des carrières."

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Vincent Vandenberghe ajoute encore : "En même temps, l’espérance de vie augmente. Donc si vous raisonnez en termes de pourcentage de vie passée à travailler, cela a continué à diminuer."

"Selon mes calculs, aujourd’hui, en moyenne, pour les 20 ans et plus, moins de 20% de leur vie éveillée (hors sommeil) d’adulte est consacrée au travail, affirme Philippe Defeyt. Parce qu’il y a des gens qui travaillent à temps partiel, parce qu’on est malade, parce qu’il y a les congés, la pension, etc. C’est un chiffre absolument étonnant."

 

En moyenne, pour les 20 ans et plus, moins de 20% de leur vie éveillée (hors sommeil) d’adulte est consacrée au travail

Pression, de toutes parts

Si le temps de travail a diminué (puis stagné), les exigences qui pèsent sur les travailleurs se sont accrues. "On est entré dans une société multi-active, analyse Bernard Fusulier, sociologue à l’UCLouvain. L’enjeu actuel c’est la tension entre les différents engagements du travailleur. Au niveau professionnel, il y a une pression importante, il faut faire plus avec moins, ce qui fait que quand on quitte le boulot on continue à y penser ne se demandant comment on va y arriver. Au niveau privé, les normes de parentalité se sont transformées, on demande beaucoup aux parents. Il faut encore concilier tout ça avec les loisirs. Le tout avec une injonction culturelle forte à s’épanouir personnellement. Cela crée une grande fatigue."

Le sociologue rappelle que l’emploi s’est par ailleurs précarisé depuis les années 80, via l’intérim notamment. Les frontières entre travail et vie privée sont aussi plus poreuses, et cela s’est accentué avec la progression du télétravail.

Et maintenant ?

Selon Philippe Defeyt, le nombre moyen d’heures travaillées est en 2022 à son plus bas depuis 1995, si on ne tient pas compte des années 2020 et 2021 (marquées notamment par l’épidémie de coronavirus, comme on le voit sur le deuxième graphique de cet article, ndlr), tant pour les salariés que pour les indépendants.

Pour l’économiste, le nombre d’heures de travail moyen des salariés devrait revenir en 2023 à un niveau proche – même si probablement légèrement inférieur – de celui d’avant les crises récentes.

Pour ce qui est de l’avenir, il ne voit pas comment le temps de travail pourrait encore évoluer : "Il me semble qu’on a atteint une sorte de plafond, ou de plancher plutôt."

Il me semble qu’on a atteint une sorte de plafond, ou de plancher plutôt

Du côté des syndicats, on dénonce le fait que, depuis 2001 et le passage à la semaine des 38 heures, "il y a donc plus de 20 ans", on n’a plus réduit le temps de travail, "alors que la productivité a augmenté."

"La loi de blocage de salaire de 1996 nous empêche de négocier la réduction du temps de travail, explique Clarisse Van Tichelen, permanente au service d’études de la CNE. Augmenter les salaires ou réduire le temps de travail, c’est la même chose pour l‘employeur. Ça augmente le coût salarial horaire."

Attaque

Par ailleurs, au-delà de la question de la durée conventionnelle d’une semaine de travail hebdomadaire, toute une série de mécanismes destinés à diminuer le temps de travail pour faciliter la conciliation vie professionnelle/vie privée sont "attaqués", dénonce encore Clarisse Van Tichelen. "Le nombre de personnes qui arrivent à partir en prépension ou à bénéficier d’un crédit-temps de fin de carrière diminue énormément, on a supprimé le crédit-temps sans motif, on a supprimé les accès pour les temps partiels au crédit-temps, etc."

Pour le sociologue Bernard Fusulier, le crédit-temps était une bonne réponse face à une problématique : la concentration de la productivité des individus entre 25 et 55 ans, "alors que vous faites tout pendant cette période-là !". Les enfants notamment.

La productivité des individus se concentre entre 25 et 55 ans, alors que vous faites tout pendant cette période-là !

Selon lui, la décision du passage de l’âge légal de la retraite à 67 ans aurait dû s’accompagner d’une réflexion sur la définition d’un travail soutenable tout au long d’une carrière et sur "la manière d’organiser le temps à l’échelle d’une société".

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