Les Classiques

Paris-Roubaix 1922 : Premier triplé belge de l’histoire sur l’enfer du Nord, l’heure de gloire d’Albert Dejonghe

Albert Dejonghe passe la ligne en solitaire –

© Miroir des sports, 20 avril 1922

Paris-Roubaix est une course de légende, forgée sur les exploits de ses vainqueurs, sur les larmes de ses héros, qui combattent une météo parfois dantesque ainsi que des routes piégeuses pour se disputer la victoire à Roubaix. Chaque édition de la course mérite la mention pour l’aspect atypique de cette épreuve, où les hommes repoussent sans cesse leurs limites pour triompher ou parfois simplement rallier l’arrivée.

Il y a 100 ans, la 23e édition de l’Enfer du Nord rentre dans l’histoire, au-delà de la difficulté même de l’épreuve. Pour la première fois, aucun Français ne se place sur le podium. Les coureurs qui trustent les 3 premières appartiennent même au même pays : la Belgique !

Une affiche 5 étoiles

16 avril 1922. Paris-Roubaix bat déjà un record avant même le premier mètre de course. Les organisateurs du journal L’Auto se congratulent car 182 coureurs ont émis le souhait de participer à Paris-Roubaix. Un record pour cette épreuve qui fait de plus en plus partie des affiches de l’année, où peuvent s’affronter les trois grands pays du cyclisme : la France, l’Italie et la Belgique.

Il faut dire que du côté français, la course a le vent en poupe, boostée par un kilométrage un peu en dessous des normes de l’époque et le doublé franco-français des frères Pélissier en 1921. D’un point de vue sociologique, le souvenir de la grande guerre s’estompe peu à peu, les infrastructures sont remises en état. Le sport reprend pleinement ses droits et les organisateurs font tout pour proposer un parcours le plus correct possible pour la pratique du cyclisme professionnel.

Par exemple, pour cette édition, une grande partie de l’itinéraire est de meilleure facture que l’édition précédente. L’organisation évalue les dangers et cherche des solutions aux descentes trop dangereuses et adapte le parcours. Non sans laisser évidemment la part belle aux pavés après le passage d’Arras. Mais la volonté est d’éviter les chutes et les abandons avant le chef-lieu du Pas-de-Calais.

Parmi les engagés, il y a donc la fine fleur du cyclisme d’un jour de l’époque. "Quel champion manque à l’appel ? Je n’en vois pas, puisque Girardengo et les meilleurs Italiens sont là, puisque la Belgique est représentée par le lot habituel de ses rudes gaillards, puisque nos Français ont répondu : "Présents !" avec les Christophe, les Pélissier, les Barthélemy, les Bellenger, etc…" écrit Henri Desgranges dans L’Auto le 15 avril 1922.

Gaetano Belloni en 1922 -

L’Italie se présente avec la Bianchi et ses stars Costante Girardengo (vainqueur du Giro 1919, de Milan-Sanremo 1919 et 1921, du Tour de Lombardie 1919 et 1921, 5 fois champion d’Italie), Gaetano Belloni (vainqueur du Giro 1920, de Milan-Sanremo 1917 et 1920, du Tour de Lombardie 1915 et 1918) et Federico Gay.

La Belgique enregistre la présence de ses durs à cuire. René Vermandel (vainqueur du récent Tour de Belgique, lauréat du Tour des Flandres 1921), Louis Mottiat (vainqueur de Liège-Bastogne-Liège 1921 et 1922), Paul Deman (Vainqueur du Tour des Flandres 1913 et de Paris-Roubaix 1920), Philippe Thys (vainqueur du Tour de France 1913, 1914 et 1920, du Tour de Lombardie 1917), Jean Rossius (champion de Belgique 1919) ou encore Emile Masson et Firmin Lambot.

Du côté français, c’est simple, il ne manque personne. Des frères Henri et Francis Pelissier à Eugène Christophe (gagnant de Milan-Sanremo 1910, premier maillot jaune de l’histoire), en passant par Charles Lacquehay, Jean Alavoine, Honoré Barthélemy ou Jean Brunier (récent deuxième au Tour des Flandres 1922), ils sont tous là, de l’ancienne comme de la jeune génération.
 

A fond, du départ à l’arrivée

Le départ, à Chatou –
Le départ, à Chatou – © Miroir des sports, 20 avril 1922

Le départ fictif est donné au Pavillon bleu, boulevard de Versailles à Suresnes, non loin du Bois de Boulogne. A 5h30. 148 concurrents prennent finalement le départ. Le départ réel se déroule à Chatou, dans la banlieue ouest de Paris à 6h30. Les coureurs partent pour 262 kilomètres. Pour être classé il faudra arriver dans le temps imparti, c’est-à-dire, 150% du temps du vainqueur. Le temps est beau, le vent est favorable.

La côte du Pecq, la première difficulté du jour est avalée par le peloton, sous la maîtrise de Francis Pélissier qui domine les pavés de la difficulté et la franchit en premier. Derrière c’est déjà la file indienne. Les derniers sont déjà à plus de 2 minutes.
 

La bagarre se lance au passage à niveau fermé…

C’est le moment choisi par l’équipe JB Louvet pour lancer pleinement la bagarre. Un groupe de fuyards se détache, avec Francis et Henri Pélissier. La manière peut surprendre à notre époque mais l’équipe JB Louvet profite d’un passage à niveau fermé pour se faufiler par le portillon de la barrière fermée et prendre la poudre d’escampette !
 

Les fuyards après le passage à niveau –
Les fuyards après le passage à niveau – © Miroir des sports, 20 avril 1922

Ce groupe ne reste pas longtemps devant. Dans un premier temps, Francis Pélissier, victime d’une crevaison, réintègre le groupe des favoris, qui s’entend pour mener la chasse après avoir un peu tardé à réagir. Les échappés sont repris alors que l’allure est toujours aussi rapide. Après 32 kilomètres, au contrôle de Pontoise, le timing horaire prévu est devancé de 30 minutes. Poussés par un vent dans le dos les coureurs vont agrandir tout au long de la journée la différence entre l’horaire prévu et leur temps de passage effectif.

Un temps groupés, les favoris perdent Francis Pélissier, à nouveau victime d’une crevaison avant Méru. Le Français, maudit, en connaîtra une troisième un peu plus loin. Affaibli, il ne recollera plus aux favoris.

Fortunes diverses parmi les favoris

Le rythme est très élevé, la course use, la cadence essouffle. La malchance frappe certains cadors. Costante Girardengo est victime de soucis mécaniques, René Vermandel aussi quelques mètres plus loin : son cadre est froissé et la direction bloquée. C’est fini pour le Belge, qui faisait clairement partie des 4 ou 5 grands favoris du jour. Après 112 kilomètres, au contrôle de Breteuil, le groupe de tête s’est réduit à une quinzaine de personnes, qui possèdent une heure d’avance sur l’horaire escompté.

Le ravitaillement et le pointage à Amiens –
Le ravitaillement et le pointage à Amiens – © Miroir des sports, 20 avril 1922

Girardengo revient sur la tête juste avant la Côte de Doullens, la grosse difficulté de Paris-Roubaix, située après Amiens. Il a refait les 6 minutes de retard qu’il avait emmagasinées suite à ses soucis mécaniques. Il est accompagné de Gaetano Belloni, victime quelques minutes plus tôt d’une crevaison. La Cote de Doullens fait peur. Certains veulent récupérer après les efforts consentis. D’autres ont peur de craquer.

Un carré d’as se dégage

Pourtant, quatre sportifs se détachent juste avant le début de la difficulté. Il s’agit du Belge Albert Dejonghe et des Français Henri Pélissier (qui a lancé l’attaque), Charles Lacquehay et Jean Brunier. Le quatuor grimpe la côte sans qu’aucun coureur ne prenne l’avantage.

Le quatuor dans la Côte de Doullens. De gauche à droite : Henri Pélissier, Albert Dejonghe, Charles Lacquehay et Jean Brunier –
Le quatuor dans la Côte de Doullens. De gauche à droite : Henri Pélissier, Albert Dejonghe, Charles Lacquehay et Jean Brunier – © Miroir des sports, 20 avril 1922

Une petite temporisation s’opère en fin de difficulté mais Albert Dejonghe décide de poursuivre son effort juste après la côte. Il accélère doucement mais sûrement et s’isole. Les favoris ne bougent pas. Dejonghe est parti, on ne le reverra plus.

Albert Dejonghe part seul -
Albert Dejonghe part seul - © Miroir des sports, 20 avril 1922

La chasse commence à s’opérer peu après, mais en vain. Brunier et Lacquehay combinent leurs efforts, ils se détachent. Après plusieurs kilomètres, c’est une autre paire qui décide de mettre en route, belge cette fois-ci, avec Jean Rossius et Emile Masson.
Ils reviennent sur le duo Français et le déposent.

Emile Masson et Jean Rossius au pointage à Arras –
Emile Masson et Jean Rossius au pointage à Arras – © Miroir des sports, 20 avril 1922

Une arrivée modifiée

Après 2 années au Stadium, les organisateurs décident de changer l’arrivée et de quitter l’hospitalité du Racing Club de Roubaix pour s’offrir une arrivée en ville, sur une voirie plus aérée. L’Allée des villas et ses 25 mètres de large sont choisis et sont situés juste après une petite côte. Le dernier kilomètre est entièrement refait par la ville pour garantir un revêtement optimal. Une tribune de 400 personnes est dressée à quelques mètres de la ligne, placée au numéro 29 de l’allée.

Après 7h47 de course, Albert Dejonghe se présente seul sur la ligne. Il signe sa première victoire professionnelle. Sa plus belle. Son monument.

Six minutes derrière lui, Jean Rossius et Emile Masson se disputent la 2e place, gagnée par le premier nommé. Paul Deman, l’espion belge condamné deux fois à mort et lauréat sur l’enfer du Nord en 1920, complète le succès belge en prenant la 4e place.

Les autres triplés belges sur Paris-Roubaix

Les Belges ont occupé toutes les places du podium de Paris-Roubaix à 7 reprises. Outre l’édition de 1922, cela s’est reproduit en 1957, avec la triplette Fred de Bruyne/Rik van Steenbergen/Léon van Daele.

A la fin des années 1960 et durant les années 1970, la Belgique domine les classiques flandriennes, avec Eddy Merckx, Walter Godefroot, Roger de Vlaeminck ou encore Herman van Springel. En 1968, 1969, 1970, 1973 et 1975, 3 de nos compatriotes se retrouvent sur le podium, ensemble, à Roubaix.

Le plus grand succès de la carrière d’Albert Dejonghe

La Une du Jour L'Auto au lendemain de la victoire d'Albert Dejonghe

Paris-Roubaix 1922 est sans conteste la plus belle ligne du palmarès d’Albert Dejonghe. Né le 14 février 1894 à Middelkerke, le Belge a aussi remporté une étape du Tour de France, la 4e, en 1923.

Il a terminé à deux reprises sur le podium du Tour des Flandres (1920 et 1923) et fait deux top 6 sur le Tour de France (1925, 1926). Il est mort dans sa ville de naissance le 23 février 1981, à 87 ans.

Albert Dejonghe s’impose devant Hector Tiberghien dans la 4e étape du Tour de France 1923, le 30 juin –
Albert Dejonghe s’impose devant Hector Tiberghien dans la 4e étape du Tour de France 1923, le 30 juin – © Miroir des sports, 07 juillet 1923

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