Chers tous, chères toutes, chère masse, chère foule, chers marcheurs, oui en marche ! En marche immensément, contre ce projet dont vous ne voulez pas, manifestement : la retraite à 64 ans.
Peu importe la source de comptage, étiez-vous 87 000 dixit la police ou 500 000 selon les syndicats à Paris sur le pavé le 31 janvier dernier, 40 000 ou 200 000 à Marseille, étiez-vous sur tout le territoire 1 million 272 000 chiffre officiel ou 3 fois plus, au sud à Sète, comme au nord à Calais jusqu’à Guéret, à l’hypercentre, dans la Creuse, vous imaginez ? La Creuse, étiez-vous plus ou moins, en tous cas, vous étiez là, à faire enfler l’affluence, l’inflation n’était donc pas qu’une insulte à vos finances bien avant la fin du mois.
Mais oublions un instant les stats, quelle est donc, chers manifestants entêtants, cette fureur sous vos semelles, franchement, 64 ans, là où l’Allemagne, l’Italie ou le Danemark culminent à 67, la Belgique aussi y va allègrement. Qu’est-ce qui vous prend ?
Zoom avant. Zoom, zoom, zoom encore, y’a du monde.
Cher toi, prise au hasard, je te vois, tu as posé une deuxième journée de grève, ton budget s’en ressent mais plutôt trop de pâtes dans ton assiette que 2 ans de plus à bout de souffle. Car tu ne t’y attendais pas, 61 ans à ton compteur, comme du tirage dans ton moteur, mais tu tenais le bon bout, dernier tour de piste à trimer au bureau, et soudain, tu as appris qu’on rajoutait des bornes, oui, des bornes, aux 42 kilomètres 195 de ton marathon de travail. Toute une vie, que tu n’avais pas choisie, toute une vie à gagner trop peu, sans perspective de progression, juste l’ennui, l’ennui, jour après jour, depuis un bail.
Pas de pénibilité avérée, pas de poids ou de personne âgée à soulever, pas de produits toxiques à inhaler, pas de lever au milieu de la nuit, simplement un manque de sens, des décennies à subir, des décennies à obéir, jour après jour, 5 par semaine, à ce petit patron qui ne craint pas, quand ça lui prend, de s’en prendre à toi, vexation, humiliation.
Alors, le 31, pour la deuxième fois de ta vie, tu as franchi le pas. La première, c’était seulement quelques jours auparavant. Tu t’es habillée chaudement et baskets aux pieds, tu as rejoint les autres sur le parcours du défilé. Jamais tu n’avais manifesté, jamais tu n’avais vu autant de monde sur l’avenue principale de ta petite ville.
Ça t’a fait chaud au cœur, tu n’étais pas seule à éprouver de la rancœur, à enchaîner les pas pour montrer que 64 ans, non, vraiment pas, que ce n’était pas un caprice de diva, que simplement, tu ne pourrais pas, y’a un moment où ça craque, comme tes os dès que tu fais un mouvement, tu ne tenais que grâce à ça : la prochaine perspective de faire comme il te plaît, te recoucher jusqu’à pas d’heure, garder tes petits enfants, ou partir te balader le nez au vent.
La semaine prochaine, tu y retourneras. Mardi, ou samedi, ou les 2, on verra. Il est trop tard pour renoncer, chère manifestante que je ne connais pas, je te vois.
Métro, boulot, au triptyque, tu crains de n’avoir à ajouter que le tombeau. Alors, tu marcheras, jusqu’à l’épuisement. Ton slogan ? " Born to be alive ".
Pascale Clark