Economie

Passage de magasins sous franchise chez Delhaize : que perdront vraiment les employés et quand ?

C’est véritablement la question sur laquelle s’affrontent, argument contre argument, les syndicats et la direction de Delhaize. Les employés des magasins y perdront-ils avec le passage sous franchise des 128 magasins ? La direction assure que non, les syndicats affirment que oui.

Dans un message publié sur Facebook, une employée à 4/5e temps affirme qu’elle perdra plus de 700€ par mois sur son salaire net mensuel de 2066€ en changeant de statut. De son côté, la direction, dans un message interne envoyé au personnel début de semaine, répète ce qu'elle a déjà dit à la presse: "tous les collaborateurs des supermarchés ayant un contrat avec Delhaize gardent leur emploi et l’ensemble de leurs conditions salariales et de travail actuelles".

Pour tenter d’y voir clair, nous avons consulté les conditions de travail et de rémunération des différentes commissions paritaires et contacté deux avocats spécialisés, un représentant syndical, une juriste du service RH Securex et le SPF Emploi. Et la réponse est nuancée, coincée entre de multiples subtilités que nous tenterons d’éclaircir.

Que signifie "franchiser" un magasin Delhaize ?

Démarrons par les bases. Le mouvement entamé par la direction de Delhaize vise à vendre à quelqu’un d’autre (un indépendant, une entreprise) chacun ou plusieurs des 128 magasins Delhaize qu’on appelle "intégrés", qui appartiennent pour l’instant au groupe Delhaize et qu'il gère, aujourd'hui, directement.

Lors de cette vente, quasiment tout est vendu : les machines et le stock, par exemple. Le personnel, lui, est transféré. Des accords sont alors passés entre le nouveau responsable indépendant du magasin et le groupe Delhaize pour continuer par exemple à profiter des achats groupés, des canaux de communication, de l’exploitation du logo, etc. Ainsi, le fait de pouvoir continuer à utiliser la marque Delhaize pour l’indépendant s’appelle être "sous franchise", d’où le nom donné à ces magasins : les "franchisés".

Lors de la vente d’un magasin par Delhaize à un indépendant, le personnel fait donc partie de la transaction. Le caissier, par exemple n’aura plus un contrat de travail avec Delhaize, mais avec l’indépendant (ou sa société) qui aura racheté le magasin. Et c’est là que le casse-tête commence.

"CP", "CTT" et beaucoup de chiffres

En fonction de certains critères, les employés de Delhaize peuvent être rattachés à la commission paritaire 202 ou à la commission paritaire 202.01. Ce sont ces commissions paritaires qui fixent les "conventions collectives de travail" (CCT), qui elles-mêmes fixent les salaires, les avantages extralégaux, les jours de congé, etc.

Le SPF Emploi indique sur son site que la commission paritaire 202.01 s’applique aux entreprises "dont l’activité est principalement le commerce de détail alimentaire général et qui occupent au moins vingt travailleurs, à l’exception des entreprises ayant un siège social et au moins deux succursales".

En revanche, et c'est le cas de Delhaize actuellement, si une entreprise active dans le commerce de détail alimentaire général occupe au moins 20 travailleurs et a au moins deux succursales (deux magasins) et un siège social, elle est rattachée à la CP202.

Quelles différences entre la CP202 et la CP202.01 ?

La question qui hante les discussions est donc là : quel impact auront ces transferts d’une CP à l’autre sur les conditions de travail ? Ce passage et ces changements de conditions se font-ils en un jour ? Avant de le déterminer, comparons les conditions de travail et de rémunérations des deux commissions paritaires, sur base des fiches explicatives de la CGSLB.

  CP 202 CP 202.01
Temps de travail 35 heures 36,5 heures
Réparties sur… 5 jours et maximum 9h/jour 5 ou 6 jours
Heures supplémentaires Compensées ou payées dès la 36e heure Compensées ou payées dès la 38e heure
Indemnité pour travail tardif +40% après 18h +25% après 19h
Indemnité pour travail le week-end +75% +100% (sauf absence de comité d’entreprise ou délégation syndicale : +50%)

Que ce soit au niveau du temps de travail ou des indemnités, la CP 202.01, celle donc des plus petits magasins franchisés, est moins avantageuse. C’est aussi le cas au niveau des salaires bruts. Nous avons pris 12 points de comparaison dans les barèmes.

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L’avantage de la CP 202 sur la CP 202.01 n’est pas immédiat et uniforme. Dans certains cas, la CP202.01 garantit une meilleure rémunération. Sur les 12 points de comparaison, le barème prévu par la CP 202 est plus élevé dans cinq cas et plus bas dans sept cas. Mais il ne faut pas oublier que ces salaires ne correspondent pas au même temps de travail. La CP 202 prévoit 35 heures quand la CP 202.01 prévoit une rémunération pour 36,5 heures. Et si on introduit ces temps de prestation dans la pondération (pour arriver à un salaire horaire), la CP 202 offre un meilleur salaire dans 11 des 12 points de comparaison que nous avons testés.

D’autres avantages font encore pencher la balance en faveur de la CP 202. Les employés de cette commission paritaire obtiennent un jour de congé annuel en plus par tranche de 5 ans passés dans l’entreprise (plafonné à 6 jours après 30 ans), ce qui n’existe pas dans la CP 202.01. D’autres avantages et primes sont plus élevés également.

  CP 202 CP 202.01
Ecochèques 250€ pour un temps plein 250€ pour un temps plein ou 188€ brut
Chèque repas Oui, montant non précisé Oui, montant non précisé
Prime de fin d’année 1 mois de salaire brut 1 mois de salaire brut
Prime annuelle 5€ par mois presté + 308,10€ 188€ bruts
Prime de décembre 148,74€  

Pour être complet, ces différences se constatent aussi au niveau du remboursement des frais de déplacement.

Mais le passage d’une commission paritaire à l’autre ne se fait pas pour tout le monde, et du jour au lendemain, car c’est là qu’intervient la CCT 32 bis.

La CCT 32 bis protège les travailleurs lors du transfert

Lors de la vente d’une entreprise à une autre, les travailleurs n’en sont pas responsables et ne doivent pas souffrir d’éventuelles conséquences du transfert. C’est la logique qui a motivé l’introduction dans notre cadre légal de la convention collective de travail n° 32bis du 7 juin 1985, qu’on réduit à "CCT 32 bis".

Cette transposition d’une directive européenne dans notre droit protège les travailleurs lors d’un "transfert conventionnel d’entreprise". Cette CCT 32 bis "vise à garantir le maintien des droits des travailleurs dans tous les cas de changement d’employeur du fait du transfert conventionnel d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise". "Elle s’applique aux entreprises relevant du secteur privé." Autrement dit, elle s’appliquera dans le cas de Delhaize.

Et cette CCT 32 bis indique très clairement que "le cessionnaire (le nouveau propriétaire, ndlr) est tenu de reprendre les obligations qui résultent des contrats de travail existant à la date du transfert." Les contrats de travail des travailleurs concernés sont donc transférés automatiquement, tant dans leur contenu que dans leurs modalités. Le site du SPF Emploi précise encore que ce qui fait partie du transfert couvre :

  • les conventions collectives de travail ;
  • le contrat de travail écrit conclu avec le cédant ;
  • les dispositions du règlement de travail du cédant ;
  • les conditions de travail convenues verbalement avec le cédant ;
  • l’usage en vigueur au sein de l’entreprise cédante.

Même certains engagements oraux, ou usages au sein d’une entreprise doivent être pris en compte précise Joëlle Boutefeu, juriste au partenariat RH Securex. "Si par exemple, un travailleur a reçu un bonus de 500€ au cours des quatre dernières années, même si c’est écrit nulle part, cela devra être respecté par le nouvel employeur. L’usage en vigueur est bien une source de droit."

C’est ici que les juristes s’empoignèrent…

Mais cette disposition bien connue du monde syndical ne rassure pas pour autant les représentants du personnel de Delhaize.

"On est d’accord que les conditions ne peuvent pas être changées immédiatement, dès le lendemain du transfert, acquiesce Sébastien Robeet, juriste et secrétaire général adjoint de la CNE. Mais sur le moyen terme, deux choses nous inquiètent. D’abord, à un moment donné, le nouvel employeur voudra harmoniser les conditions de travail et de rémunération dans son entreprise via une convention collective d’une entreprise, et il harmonisera plutôt à la baisse. Ensuite, il pourra assez rapidement dénoncer une convention collective de travail, même s’il y est lié par la CCT 32 bis dans un premier temps."

Là encore, des explications s’imposent. L’article 20 de la Loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives et les commissions paritaires, indique ceci :

En cas de cession totale ou partielle d’une entreprise, le nouvel employeur est tenu de respecter la convention qui liait l’ancien employeur, jusqu’à ce qu’elle cesse de produire ses effets.

Mais cet article 20 a priori clair, ne l’est pas tout à fait. "Lorsqu’il y a un changement de commissions paritaires, deux visions s’opposent, développe Joëlle Boutefeu, juriste au secrétariat social Securex. Une partie de la jurisprudence indique que les conventions collectives de travail conclues dans la CP précédente vont rester en application jusqu’à ce que ces CCT cessent de produire leurs effets."

Autrement dit, dans le cas de Delhaize, les conditions de la CP202 vont s’appliquer jusqu’à la fin des CCT qui ont actuellement cours dans la CP 202, indépendamment du fait que les magasins Delhaize y soient encore ou non.

"Mais une autre partie de la jurisprudence va dans l’autre sens. Elle indique qu’un employeur ne relève que d’une seule commission paritaire et donc cet article 20 ne s’applique pas." Et dans ce cas-ci, l’employeur pourrait dénoncer son lien avec la CP 202, et c’est précisément ce que craignaient les syndicats ci-dessus. Ces syndicats indiquent par ailleurs que le préavis pour dénoncer une CCT est généralement de 6 mois.

"Nous avons de la jurisprudence et de la doctrine qui vont dans les deux sens. Et il est tout à fait imaginable que le cessionnaire utilise une jurisprudence pour dire que seules les CCT liées à la CP 202.01 s’appliquent", conclut Joëlle Boutefeu.

D’ailleurs, c’est cette deuxième vision qui est appliquée par le SPF Emploi lui-même. "Si le transfert d’entreprise s’accompagne d’un changement de la commission paritaire compétente, le SPF Emploi considère qu’à partir du transfert de l’entreprise, le cessionnaire n’est plus tenu par les conventions collectives sectorielles qui étaient applicables chez le cédant", d’après une réponse qui nous a été fournie par e-mail.

Mais le SPF Emploi précise aussitôt, via l’article 23 de la loi du 5 décembre 1968, que même lorsqu’une CCT cesse de produire ses effets, le contrat de travail individuel implicitement modifié par cette CCT subsiste tel quel.

Le débat de juriste est donc très précis et pointu. Même si la CCT 32 bis semble bien protéger les travailleurs dans un premier temps, le risque n’est pas nul qu’à moyen terme, les travailleurs actuels de Delhaize soient victimes d’une dégradation de leurs conditions de travail. Et cela pourrait dépendre de l’appréciation d’un juge.

Cela dit, ce scénario n’est possible que si les nouveaux magasins sont effectivement éligibles à la CP 202.01, autrement dit, si l'entreprise racheteuse n'est pas propriétaire d'au moins deux succursales et d'un siège social.

Les travailleurs sont-ils également protégés contre le licenciement ?

"Le changement d’employeur ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou pour le cessionnaire, est-il écrit sur le site du SPF Emploi. Afin d’assurer le maintien de la relation de travail sans modification avec le cessionnaire, il est donc interdit de procéder à un licenciement dont la cause serait le transfert lui-même et qui aurait pour conséquence de priver le travailleur du bénéfice de la protection offerte par la C.C.T. n° 32bis."

Mais cela ne rassure pas encore complètement Sébastien Robeet de la CNE. "L’expérience de transfert d’entreprises intégrées vers des structures plus petites nous a montré que cela allait toujours vers une diminution de l’emploi ou vers des contrats de travail plus courts, contenant moins d’heures ou des contrats temporaires. Cela s’explique par la flexibilité importante demandée par des structures plus petites." Raison supplémentaire qui explique le combat syndical qui s’est déclaré sur ce dossier.

C’est ce que soulève aussi Jean-François Neven, maître de conférences en droit social à l’ULB. Etant donné que les nouveaux engagés dans les magasins Delhaize, inscrits sous le régime de la CP202.01, auront des conditions de travail et de rémunération plus faibles, "il y aura deux catégories de travailleurs chez Delhaize. D’une part, les "jeunes" qui coûtent moins cher, et d’autre part les "dinosaures" qui coûtent plus cher et on leur rappellera à intervalle régulier. Et sur le plan des ressources humaines, cela sera compliqué à gérer et progressivement, il est certain qu’on poussera les plus anciens vers la porte de sortie. Donc ce n’est pas un processus qui se fera du jour au lendemain, mais dans la longueur et les anciens travailleurs de Delhaize seront fragilisés."

Une représentation syndicale pas obligatoire sous 50 travailleurs

Actuellement, on compte une moyenne de 70 employés dans les 128 magasins Delhaize qui sont visés par la franchise. Dans le cas où un magasin de moins de 50 employés serait la seule propriété d'un racheteur, en plus d'être éligible à la CP202.01, il y a un autre risque pour les employés : celui de ne pas pouvoir constituer de représentation syndicale et donc de conseil d’entreprise. Car cette représentation n’est pas obligatoire sous le seuil de 50 employés. Le "saucissonnement" de la représentation syndical inquiète Sébastien Robeet à la CNE. "Aujourd’hui, nous avons un seul interlocuteur, c’est Delhaize. Mais comment ferons-nous quand nous en aurons 128 ? Nous aurons 128 négociations potentielles. Et le pouvoir de négociation collective disparaît de facto."

Mais Joëlle Boutefeu de chez Securex apporte une nuance. "En l’absence de comité d’entreprise et donc de représentation syndicale, tout changement de conditions de travail ou de règlement de travail doit être négocié avec tous les travailleurs. Et l’employeur ne peut faire les choses qu’avec les travailleurs. Même s’il faut le reconnaître, les travailleurs sont souvent mieux défendus par des syndicats qui connaissent mieux la législation pour négocier."

D’après Le Soir, plus de 150 repreneurs se seraient déjà manifestés pour racheter les 128 magasins Delhaize. Les syndicats eux, continuent à s’opposer au projet.

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