Belgique

Pays-Bas : hypersécurisation du secteur judiciaire confronté aux affaires de drogue

Le tribunal hypersécurisé d’Amsterdam, nommé le Bunker.

© RTBF

Par Stéphanie Lepage

Aux Pays-Bas, de puissantes organisations criminelles sont aux manettes du trafic de drogue. Pour protéger leur business, elles sont capables de faits d’une extrême violence. Un avocat et un journaliste d’investigation ont été liquidés froidement en 2019 et 2020. Pour assurer l’Etat de droit, des mesures de sécurité renforcées encadrent aujourd’hui audiences et acteurs judiciaires dans les affaires sensibles. Reportage à Amsterdam et La Haye.

Nous arrivons avant le lever du jour à Osdorp, un quartier résidentiel situé à l’ouest d’Amsterdam. La rue semble déserte mais c’est illusoire. Plusieurs équipes de policiers en civil patrouillent discrètement autour de ce bâtiment aux volets fermés, appelé le bunker. Il abrite le tribunal hypersécurisé d’Amsterdam, constitué d’une seule salle d’audience entièrement blindée. Le bunker a été créé en 1997 mais est aujourd’hui utilisé à plein régime.

Le ballet des policiers en civil s’intensifie. L’un d’entre eux nous demande de rester dans notre véhicule. Deux 4x4 déboulent en trombe et s’engouffrent dans le parking souterrain du bâtiment. Ce sont les derniers prévenus transférés en vue de l’audience du jour. Un procès pour le moins sordide. L’affaire remonte à juillet 2020 quand la police néerlandaise découvrit 7 conteneurs transformés en lieux de détention et de torture. "C’est une affaire très particulière, extrêmement violente" commente Paul Verspeek, journaliste à Radio TV Rijnmond. "Des conteneurs aménagés pour malmener les membres de bandes rivales, leur extorquer des informations, des noms ou les kidnapper pour les éliminer. Cela montre à quel point la violence autour du trafic de drogue a connu une escalade. C’est donc logique que le procès se tienne dans cette salle d’audience sécurisée d’Amsterdam".

Le bunker est réservé aux procès les plus sensibles liés au trafic de drogue et qui présentent un risque d’attaque ou d’évasion. "La gravité des faits n’est pas le principal critère pour qu’un procès ait lieu ici. C’est plus lié aux prévenus poursuivis" précise Tony Boersma, avocat pénaliste. C’est notamment ici qu’est jugé depuis 2019 le baron de la drogue aux Pays-bas, Ridouan Taghi.

Ce méga procès est dit "procès Marengo". 17 prévenus sont poursuivis pour leur participation à l’organisation criminelle de la Mocro Maffia menée par Taghi. "Avec le démarrage de ce procès, concernant plusieurs meurtres commandités par l’organisation criminelle, nous avons pu voir qu’ils ne reculaient devant rien, que les gens avaient été tués facilement" s’effrayent Saskia Belleman, journaliste judiciaire pour De Telegraaf. "Cela signifie que ce procès compte des prévenus capables d’une telle violence et qu’il faut l’encadrer de fortes mesures de sécurité pour que tous les acteurs n’encourent aucun risque".

Hélicoptères survolant la zone, policiers en nombre et lourdement armés, le dispositif sécuritaire est très important lors des audiences Marengo. "Il y a des raisons à ces mesures extrêmes" estime la journaliste. "Notamment l’information selon laquelle Ridouan Taghi avait fait des projets d’évasion et que l’un d’eux était de s’évader du bunker. Or on sait bien qu’une évasion va de pair avec une extrême violence, donc on n’est pas forcément serein".

Il existe trois tribunaux ultra-sécurisés en Hollande : à Schiphol, à Rotterdam et le Bunker d’Amsterdam où journalistes et avocats entrent au compte-gouttes ce matin.

Extrait de notre journal télévisé d lundi 7 février :

Derrière les volets du bunker se trouve une salle d’audience sécurisée.
Saskia Belleman est journaliste judiciaire pour De Telegraaf.

Je n’ai pas peur mais…

Après avoir passé le contrôle de sécurité et les détecteurs de métaux, les journalistes prennent place dans la tribune de presse. Elle est séparée de la salle d’audience par des vitres blindées. "Non, je n’ai pas peur" affirme Saskia Belleman. "Mais je reste aux aguets. A chaque fois que tu viens ici, tu évalues la situation".

Il faut dire qu’aux Pays-Bas, les risques sont bien réels. Récemment, la liquidation de deux personnalités publiques a fortement marqué la société néerlandaise. En septembre 2019, l’avocat Derk Wiersum est abattu à Amsterdam alors qu’il sortait de chez lui. Il défendait Nabil B., un repenti, ancien membre du groupe mafieux mené par Ridouan Taghi. L’homme est le témoin clé du procès Marengo. En juillet 2020, le journaliste d’Investigation Peter De vries est lui aussi tué en pleine rue alors qu’il travaille sur l’affaire Taghi et s’est rapproché de Nabil B.

Aujourd’hui de plus en plus nombreux sont les journalistes placés sous protection policière. Paul Verspeek et Saskia Belleman rédigent des comptes rendus d’audience et n’ont jusqu’ici pas été inquiétés mais tous deux ont des collègues qui sont désormais protégés en permanence. "J’ai deux collègues du Telegraaf qui écrivent sur la criminalité et qui sont placés sous un régime strict de sécurité en raison de menaces de morts qu’ils ont reçu" confie Saskia Belleman.

 

Onno de Jong et Peter Schouten dans leur bureau à La Haye.
Onno de Jong et Peter Schouten dans leur bureau à La Haye. © RTBF

Des avocats bien surveillés

Certains avocats font également l’objet d’une protection policière. C’est notamment le cas de Peter Schouten et Onno de Jong que nous rencontrons dans leur cabinet installé au sein de bureaux partagés à La Haye. Leurs protecteurs sont discrets mais bien présents. Combien sont-ils ? "Beaucoup" se contentera de dire Onno de Jong. "Ils sont très nombreux. Je ne suis plus jamais seul, 24 heures/24 et 7/7 jours. C’est permanent, peu importe où je vais, je suis toujours avec l’équipe de protection".

Les deux confrères ont succédé à Derk Wiersum en tant qu’avocats du repenti Nabil B. "Derk Wiersum a été abattu donc, avant de commencer, on savait bien dans quoi on s’engageait" explique Peter Schouten. "En septembre 2021, on a appris qu’on figurait sur la liste des personnes à éliminerAlors doit-on prendre au sérieux les menaces des trafiquants de drogue ? Ce qui est sûr, c’est que leurs avoirs sont très importants, on parle de 18 milliards d’euros aux pays bas pour le trafic de drogue. Cela signifie que les organisations criminelles ont beaucoup de moyens pour protéger leurs affaires. Et qu’ils n’acceptent pas qu’on empêche leurs agissements ni que des gens témoignent contre eux".

Et les intimidations font évidemment effet sur les acteurs judiciaires qui sont de plus en plus frileux à s’engager dans de telles affaires. "On remarque cela aux Pays-Bas aujourd’hui" regrette Onno de Jong. "Il y a très peu d’avocats qui veulent défendre des témoins. Je pense que, Peter et moi, nous sommes presque les seuls. Je ne connais pas d’autres avocats qui veulent le faire".

Cette vie sous surveillance et sans intimité pèse sur les deux hommes. Ils ont néanmoins conscience que la protection policière est malheureusement incontournable pour eux, qui ont fait le choix de défendre le droit à la justice. "On a fait le choix de prendre l’affaire car on pense que, dans un état de droit, un avocat doit pouvoir faire son travail" clame Peter Schouten. "Dans notre démocratie, il est important que les gens puissent être défendus face aux accusations qui leur sont faites. Donc, on va continuer à faire le job".

Certains avocats et journalistes sont placés sous protection policière après avoir reçu des menaces de mort.
L'avocat Peter Schouten est placé sous protection policière.

Des liens avec la Belgique

Importée en majorité d’Amérique du Sud, la drogue transite par les ports d’Anvers et de Rotterdam. Il existe de nombreux liens entre les organisations criminelles belges et néerlandaises selon Peter Schouten. "La drogue n’a pas de frontière. Ce n’est pas qu’une problématique néerlandaise. La Belgique est aussi étroitement liée au trafic et l’argent en jeu y est tout aussi important. Je pense que le risque qu’un avocat belge se retrouve sous menaces de mort n’est pas si lointain".

Ces dernières années, les importations de drogue sont devenues gigantesques et en parallèle, la violence inhérente au trafic, n’a fait qu’augmenter. L’avocat pénaliste ne voit pas d’issue positive à court terme. "Des organisations criminelles internationales face à une police internationale organisée, cela ne mène nulle part si ce n’est à une escalade de la violence. Aujourd’hui, il n’y a pas de solution miracle qui puisse être rapidement mise en place. Ce sera un processus à long terme. Les autorités doivent penser différemment la lutte contre le trafic de drogue, penser d’avantage à une solution mixte entre la légalisation de la drogue et la répression contre les pires organisations criminelles".

La drogue arrive en Europe via les ports d’Anvers et de Rotterdam.
La drogue arrive en Europe via les ports d’Anvers et de Rotterdam. © RTBF

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