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"Pensée féministe décoloniale" : 15 autrices d’une grande richesse

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Par July Robert, une chronique pour Les Grenades

Dernier arrivé dans la collection "EPOCA – La diversité des voix brésiliennes" des éditions Anacaona, Pensée féministe décoloniale donne la parole à quinze femmes d’Amérique du Sud, centrale et caribéenne.

Pointu mais lisible pour autant que l’on dispose de certaines bases théoriques, voici un texte destiné à toutes celles et ceux qui s’intéressent à la pensée féministe des Suds. Intersectionnalité, décolonisation, écoféminisme, véganisme, au-delà de toutes les thématiques abordées au fil des chapitres de cet ouvrage, quatre concepts fondateurs de ces nouvelles réflexions et actions pour les féminismes d’aujourd’hui où les femmes des Suds trouveraient leur juste place.

À l’école, nous apprenons que le Brésil a été découvert en 1500 par Pedro Álaves Cabral. Cette affirmation est un symbole très évident de la colonisation de notre pensée, la marque de notre hétéronomie. Nous nous décrivons à partir du regard du colonisateur.

Plusieurs notions sont ainsi vulgarisées. La colonialité du pouvoir, expression créée pour démontrer que l’organisation sociale et les institutions des ex-colonies reproduisent les normes culturelles et sociales hiérarchiques de l’époque des colonies ; le système colonial de genre étend cette première notion pour y intégrer l’intersectionnalité entre la race et le genre ; la colonialité de l’être qui signifie la négation de l’humanité de certaines populations qui ont été considérées comme des obstacles à la christianisation et à la modernisation et enfin, la colonialité du savoir qui se veut le modèle légitime de la production de savoir.

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Le féminisme comme proposition émancipatrice pour "toutes les femmes"

Ces quatre concepts, transversaux à tous les textes, sont utilisés pour montrer le côté obscur de la modernité occidentale d’où nait également le féminisme comme proposition émancipatrice pour "toutes les femmes". Ce constat posé, chacune dans leur domaine de compétences, les autrices invitent à développer une nouvelle pensée contestatrice, à reposer les questions de classe, de genre, de sexe, d’universalisme depuis leur position afro-latino-américaine (ou améfricaine). Elles permettent de porter un autre regard sur des notions qui semblent des acquis de la pensée progressiste. Pour n’en prendre que deux, intéressons-nous aux concepts d’intersectionnalité et de droits humains.

Les peuples autochtones ont un passé, une histoire et une mémoire avec lesquels il est nécessaire d’établir un dialogue pour pouvoir construire ce que nous voulons être.

La notion d’intersectionnalité, notamment, est remise en question. Tout en lui reconnaissant de nombreux atouts, Maria Elvira Diaz Benitez interroge ce concept créé par une juriste vouée à la défense des droits humains mais qui, selon elle, le définit depuis le paradigme moderne occidental eurocentré et crée ainsi un multiculturalisme libéral prétendant reconnaître les différences en les incluant dans un modèle complexe, mais sans questionner les raisons de ce besoin d’inclusion.

Et d’invoquer bell hooks et ce qu’elle appelle "la connaissance située" pour affirmer qu’il ne s’agit pas de décrire que ces personnes sont noires, pauvres et femmes, mais de comprendre pourquoi elles sont racisées, appauvries et sexualisées. L’intersectionnalité, pour l’autrice, est utile dès lors qu’elle reconnaît l’agentivité (pouvoir d’agir) politique de tou·tes et perçoit le pouvoir comme une relation et non comme quelque chose que certain·es possède et d’autres pas.

Depuis les féminismes du Sud

L’universalité des droits humains fait également l’objet d’une critique constructive en amont d’une proposition de conception améfricaine de ces droits portée par Thula Rafaela de Oliveira Pires qui affirme qu’ universels, ces droits représenteraient les facultés et les institutions capables de promouvoir les conditions nécessaires à une vie libre, égalitaire et digne pour tout être humain. En outre, l’universalité présuppose une seule possibilité de nature humaine qui, une fois appréhendée, permettrait de chercher une protection suffisante et adéquate pour une expérience humaine pleine. Mais cet idéal a favorisé la construction d’une norme d’humanité qui n’a pas été capable d’accéder aux multiples possibilités de l’être existantes".

Et de proposer une relecture de ces droits humains en dehors de la suprématie blanche et du système de privilèges dont ils sont issus pour les repenser depuis les marges, avec une conscience et des points de vue collectifs. Au même titre que de nombreuses militantes qui ne souhaitent pas se dire féministes car elles ne se retrouvent pas dans ce "féminisme d’origine blanche et occidentale, qui a confondu femme et femme blanche", de nombreuses personnes ne se retrouvent pas dans ces droits humains "structurés dans un modèle colonial qui hiérarchise en termes ethnico-raciaux les civilisés et les rationnels (les Européens) par rapport aux barbares et aux sauvages (les Autochtones et les Noir·es)".

Pour être claires, nous considérons qu’après plusieurs décennies de pensée féministe originaire du Nord, c’est depuis les féminismes du Sud qu’ont lieu et que s’actualisent les débats qui mettent en relation le patriarcat, la crise civilisationnelle, le modèle de production et de développement, et les alternatives à ce paradigme.

L’universalité des droits humains et l’intersectionnalité ne sont que deux des nombreux sujets abordés par les quinze autrices. Il est aussi question de bien vivre plutôt que de mieux vivre comme alternative au développement, d’émergences décoloniales dans le mouvement environnementaliste ou encore de cosmovision maya.

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Mais ce qui fait la grande richesse de cet ouvrage, c’est la capacité de toutes les autrices à déconstruire la pensée dominante pour la reconstruire de manière située. Sans jamais laisser transparaitre un conflit (qui serait préjudiciable à toutes nos luttes), elles font preuve d’une grande justesse dans leurs revendications en cherchant à apporter du contenu à la scène politique au-delà de la simple "touche de couleur".

La traduction toute en finesse de tous ces textes doit être applaudie tant il est aujourd’hui important de laisser entendre toutes ces voix des Suds longtemps, trop longtemps silenciées.

Pensée féministe décoloniale, Éditions Anacaona, 2022, 320 pages.

July Robert est traductrice et autrice.

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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