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Pénurie alimentaire, nouveaux maires pro-russes, disparations : la (sur)vie sous occupation russe dans le sud de l'Ukraine

Les habitants de Berdiansk font la file pour recevoir l'aide humanitaire distribuée par les camions militaires russes.

© Capture d'écran AFPTV

Par Daphné Van Ossel

A quoi ressemble la vie sous occupation russe ? Il y a les images effroyables de la ville de Boutcha. Elles disent la violence, elles disent l’innommable. Mais Boutcha a été libérée après un mois d’occupation. Qu’en est-il du sud du pays, des régions autour de Kherson, Melitopol ou Berdiansk, des territoires toujours occupés, et ce depuis deux mois.

La ville de Kherson, proche de la Crimée annexée par Moscou en 2014, est la première et à ce jour la seule ville d’importance ukrainienne dont les Russes aient pris complètement le contrôle depuis le début de leur invasion (ils en ont revendiqué la prise le 3 mars). Elle comptait 300.000 habitants mais près de la moitié de la population est partie.

De cette ville nous parviennent régulièrement des images de manifestations. Celles d’Ukrainiens qui osent défier l’occupant. Les dernières datent du 27 avril. Les manifestants sont dispersés par des grenades lacrymogènes. Une vidéo montre l’un d’entre eux, blessé. Et dernièrement, les Russes dénoncent des attaques ukrainiennes sur la ville.

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La presse étrangère n’a pas accès à ces zones, si ce n’est sur décision et sous escorte russes. Les reportages réalisés dans ces conditions permettent malgré tout d’en savoir un peu plus. Tout comme les messages de responsables politiques sur les réseaux sociaux, ou encore les témoignages des habitants qui ont fini par fuir ces endroits.

Eux ont la parole libre, même s’ils demandent souvent de témoigner anonymement. Plus libre en tout cas que ceux restés sur place, à l’image de Vladislav Replentchuk, de Melitopol, qui répond en ces termes à la question d’un journaliste accompagné par des militaires russes : "C’est difficile de dire ce qu’on pense. On est neutre. On va dire ça comme ça".

Terreur, vol, humiliation

C’est que les Russes font régner la terreur. "Ils étaient constamment ivres. Ils avançaient dans les rues en braquant leurs lampes vers les fenêtres, parfois ils tiraient", se souvient Natacha Bortch, qui a quitté une région partiellement contrôlée par les Russes, entre Melitopol et Zaporijjia. 

Elle affirme à l'AFP que certaines de ses connaissances se sont retrouvées emprisonnées dans leurs caves, "mains et jambes attachées", et que la mère d’une de ses amies a été "kidnappée". "Personne ne sait ce qui lui est arrivé." 

Les vols sont légion. Dans les villes et les villages, ou aux checkpoints, sous forme de racket. Les checkpoints sont aussi synonymes d’humiliation : on doit souvent s’y déshabiller pour montrer qu’on n’a pas de tatouage pro-ukrainien.

Et, comme en Russie, les contrôles des GSM sont fréquents.

Les listes du FSB

Tous les résidents de Kherson interrogés par l’AFP au début du mois d’avril ont aussi dit avoir vu ou avoir entendu parler de visites de soldats russes dans les appartements. "Ils cherchaient des gens dont les noms sont sur des sortes de liste. Ils entrent dans les maisons et sont armés, c’est impossible de leur résister", explique Tetyana, une employée d’université.

Ce témoignage ne surprend pas Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut Royal de Défense. Ces pratiques ont déjà été rapportées à Melitopol et Berdiansk.

"On sait, raconte-t-il, que dès les premières semaines, des listes établies par le FSB (service de renseignement russe, ndlr) ont été communiquées à la garde nationale russe. Elles sont destinées à contraindre à la collaboration les journalistes, les acteurs socioculturels, les acteurs politiques, etc. Ceux qui n’obtempèrent pas, comme c’est souvent le cas, peuvent disparaître. On sait qu’il y a des déportations, et de la torture."

La garde prétorienne de Poutine 

La garde nationale russe, la Rosgvardia, créée en 2016, dépend directement de Vladimir Poutine. C’est la force d’occupation actuelle en Ukraine. "On a donc une prise en main de ces régions d’occupations d’une part par le FSB qui screene les gens et d’autre part une occupation militaire de la place publique par la Rosgvardia."

Bien sûr, dans la population, tout le monde ne résiste pas, certains habitants déplorent que d’autres collaborent avec l’ennemi. Les manifestations à Kherson se sont faites plus rares, elles sont plus durement réprimées. Au début, le drapeau ukrainien continuait de flotter sur l’hôtel de ville, et le maire a pu rester en place. Mais le 25 avril, le drapeau a été retiré. Et l’occupant russe a désigné un nouveau maire : Igor Kastsyukevich, un député russe de Russie unie, le parti de Vladimir Poutine.

Cela s’est fait dans d’autres villes aussi, notamment à Melitopol, le maire a même été enlevé pendant plusieurs jours, et remplacé par une Ukrainienne prorusse. Petit à petit, les Russes mettent en place une administration militaro-civile d’occupation.

Russification

Dans un reportage tourné sous surveillance russe, une équipe de télévision a pu filmer la place centrale de Melitopol. Elle est gardée par des camions militaires qui diffusent des chansons patriotiques. Un drapeau rouge orné de la faucille et du marteau y flotte désormais.

Le "drapeau de la victoire" soviétique hissé sur la place centrale de Melitopol.
Le "drapeau de la victoire" soviétique hissé sur la place centrale de Melitopol. © Capture d'écran AFPTV

Dans les zones occupées, les médias ukrainiens ont été remplacés par les chaînes de propagande russes. "Ils ont aussi supprimé les émetteurs mobiles ukrainiens, ajoute Nicolas Gosset, les gens ne pouvaient plus communiquer avec le reste de l’Ukraine. Maintenant, les Russes remettent des nouvelles antennes, mais sur des réseaux russes. Même chose pour l’internet. Cela crée une situation d’intégration de facto, non seulement physique et militaire mais aussi des communications, des imaginaires."

La russification est en marche. L’administration russe veut introduire le rouble à Kherson, en ce début de mois de mai.

Selon Igor Kydryavtsev qui a fui la semaine dernière Novotroïtske, dans la région de Kherson, la langue ukrainienne est interdite. "Si vous dites un seul mot en ukrainien et quelqu’un vous entend et le leur rapporte, ils viennent chez vous et vous enlèvent", affirme-t-il.

Pénurie

La pression est psychologique. Elle est aussi très concrète. Les Russes ne laissent pas passer l’aide humanitaire. Dans les magasins, les médicaments et les denrées alimentaires manquent, et les prix explosent. Ils distribuent des denrées eux-mêmes mais de manière limitée. "Il y a une instrumentalisation de cette aide. Il faut montrer patte blanche pour en bénéficier. C’est une manière d’amener à une sujétion volontaire", explique Nicolas Gosset.

"Nous avions une vie tranquille, du travail. Puis ils sont arrivés et ont tout détruit", s’indigne Igor Kydryavtsev. "Ils vous prennent vos équipements, vos voitures. Ils prennent les céréales des paysans."

Le 30 avril, le vice-ministre ukrainien de l’Agriculture, Taras Vysotsky déclarait : "À ce jour, nous avons confirmé le fait que plusieurs centaines de milliers de tonnes de cultures céréalières ont été enlevées dans les régions de Zaporijia, Kherson, Donetsk et Luhansk. […] Il y a un risque important que ce soit volé et emporté en faveur de la Russie."

Réminiscence de la Grande famine

Le sujet n’est pas anodin. Il ne le serait pour aucun peuple, mais il l’est encore moins en Ukraine. C’est ce que souligne Ana Colin Lebedev, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Nanterre, spécialiste des sociétés postsoviétiques, sur Twitter : "Ce qui se passe actuellement dans les territoires du sud occupés par la Russie, et notamment autour de Kherson, est une réminiscence macabre et une continuation de la Grande famine, qualifiée en Ukraine de génocide."

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"La Grande famine est pour l’Ukraine une grande tragédie, détaille la chercheuse, et un événement fondateur de son identité. En 1931-1933, cherchant à écraser des paysans ukrainiens rétifs au régime soviétique, Moscou a organisé en Ukraine le "Holodomor", une famine artificielle. On estime à 4 à 6 millions le nombre de victimes de cette famine."

Pour Anna Colin Lebedev, la Russie reproduit aujourd’hui, volontairement ou involontairement les techniques des années 1930. Elle ne se prononce pas pour autant sur la nature génocidaire de la guerre actuelle. Mais cela éclaire encore d’une autre manière le vécu dans les villes occupées.

Un référendum et à terme...

Les Russes ont bien l’intention de mater cette région du Sud. A l’image de ce qui a été fait dans les territoires séparatistes prorusses de Donetsk et Lougansk en 2014, ils projettent d’y organiser un référendum pour faire advenir une “République populaire de Kherson” indépendante.

Les Ukrainiens s’y attendent, les Américains aussi. La fuite d’un document de la Douma (chambre basse russe) va dans le même sens. Selon le site d’information indépendant russe Meduza, qui cite des sources proches de l’administration de Poutine, cela pourrait avoir lieu à la mi-mai, le 14 ou le 15.

Au même moment serait organisé un nouveau référendum dans les territoires séparatistes de l’Est, sur le rattachement à la Russie, cette fois. Le même sort attendrait, à terme, la République de Kherson.

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Journal télévisé 03/05/2022

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