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Personnaliser l’info : mieux s’informer ou mieux s’enfermer ?

La personnalisation de l’information ne risque-t-elle pas de nous enfermer tous dans notre "bulle informationnelle" ?

© RTBF – Quentin Vanhoof

Par Martin Caulier, journaliste à la rédaction Info, pour Inside

Vous êtes intéressés par la politique mais pas par l’actualité culturelle. Vous avez envie de tout savoir sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine et en même temps être tenu au courant de ce qu’il se passe près de chez vous. Bref, vous avez envie de faire vos propres choix dans la quantité d’articles web et de reportages télé ou radio qui sont produits chaque jour. C’est désormais ce que proposent plusieurs médias grâce à des fonctionnalités de personnalisation de l’information.

TF1 a récemment lancé son “JT personnalisé” et chez nous, à la RTBF, notre nouveau site propose une section “Mon choix” qui vous permet de ne sélectionner que les thématiques qui vous intéressent. Mais est-ce vraiment une bonne idée ? Ne risque-t-on pas de couper une partie du public des grands faits d’actualité et l’enfermer dans une bulle ? Plus encore, est-ce que cela ne va pas à l’encontre de nos missions de service public ?

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Personnaliser l’information

Dans son JT personnalisé, TF1 propose à ses internautes de faire leur propre JT. Concrètement, l’internaute rentre dans son application ou sur le site web de TF1 les thématiques qui l’intéressent. Ensuite, un algorithme va lui proposer une sélection de sujets qui ont été réalisés pour les JT “classiques” de TF1 et de LCI et qui répondent à ses préférences. Cet algorithme tente aussi de lui proposer “des choses nouvelles” comme l’explique au Soir Yani Khezzar, journaliste responsable de l’innovation à la direction de l’information du groupe TF1. “Par exemple, s’il n’avait pas coché “actualité internationale” mais qu’il s’est informé sur la situation en Afghanistan, l’algorithme lui offrira des contenus sur le sujet”, explique-t-il.

Et chez nous, depuis la semaine dernière, la nouvelle version du site de la RTBF propose une rubrique “Mon choix”. Ici, l’internaute, après s’être créé un compte, va pouvoir sélectionner toute une série de domaines qui l’intéressent : info, sport, culture & média, environnement, actualités locales, … “C’est une première étape, très thématique. On va préciser de plus en plus”, explique Thomas Mignon. Il est coordinateur éditorial RTBF. be. Il a travaillé à l’élaboration du nouveau site RTBF. Ainsi, la catégorie “info” qui se trouve aujourd’hui dans l’espace “Mon choix” du site, sera, à terme, divisée en plusieurs autres sous-catégories : politique, judiciaire, actualités internationales, … “L’idée à terme c’est de pouvoir suivre une actualité sur base d’un mot-clé. On aimerait même aussi proposer la possibilité de suivre un auteur. Par exemple, les personnes qui aimeraient lire les chroniques de Bertrand Henne pourraient le suivre”.

Voilà pour le principe. Mais pourquoi ce choix ? Selon Thomas Mignon, l’idée est d’une part de proposer ce que la RTBF estime important de connaître (via les infos et contenus sur les pages d’accueil, qui résultent donc d’un choix des rédactions), et d’autre part de répondre de façon spécifique à ce que chacun souhaite (via l’espace personnalisé).

La personnalisation a pour objectif d’adresser le bon contenu à la bonne personne

La personnalisation a pour objectif d’adresser le bon contenu à la bonne personne”, explique Pierre Dubois. Il est responsable du marketing personnalisé à la RTBF. “Il se trouve qu’on est dans une entreprise qui produit énormément de contenus. Donc il est opportun, à un moment, dans la communication qu’on met en place, de pouvoir adresser des contenus ciblés par rapport aux utilisateurs”.

TF1 propose désormais sur sont site un JT à la carte.
TF1 propose désormais sur sont site un JT à la carte. © capture d'écran du site de TF1

On l’a compris, le but c’est donc de proposer sur le site web une expérience différente que lorsqu’on regarde la télévision ou que l’on écoute la radio. Dans ces derniers cas de figure, on reçoit l’information comme un flux. Les sujets, les reportages, le sommaire des émissions sont choisis par les journalistes de la rédaction en fonction d’une série de critères qui constituent la ligne éditoriale. L’auditeur ou le téléspectateur est donc dans une démarche plus “passive”. Sur le site web, par contre, l’idée est de placer l’internaute dans une démarche plus “active” où il va pouvoir lui-même choisir le contenu qui l’intéresse. Mais alors, n’y a-t-il pas là le risque que l’internaute se coupe de toute une série de sujets et qu’il en arrive à s’enfermer dans une sorte de “bulle informationnelle” dans laquelle il ne retrouverait que des actualités qui l’intéressent déjà ?

Une bulle qui exclurait certains grands faits d’actualité qui peuvent, par ailleurs, le concerner. Prenons un exemple, imaginons que l’internaute est restaurateur. Il pourrait ne pas être mis au courant des dernières décisions du CODECO qui concernent les heures de fermeture des restaurants.

Bon, il faudrait que notre restaurateur ne s’informe que via le site web de la RTBF, qu’il ne regarde pas les JT, qu’il n’écoute pas la radio, qu’il ne consulte pas les sites web d’autres médias ou qu’il ne scrolle pas sur les réseaux sociaux. C’est un peu gros je vous l’accorde. Mais pour l’exercice, posons-nous la question. Cette personnalisation de l’information, poussée à l’extrême, pourrait-elle faire de nous des citoyens paradoxalement moins bien informés ?

Revoir le débat des Décodeurs sur le JT personnalisé de TF1 (28 janvier 2022) :

La “bulle informationnelle”

C’est un reproche qu’on adresse régulièrement aux réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram,…) Par les personnes que nous suivons, les contenus que nous likons, les commentaires que nous écrivons, les algorithmes de ces réseaux sociaux nous enfermeraient petit à petit dans des “bulles”. Nous en arriverions à ne lire, regarder ou partager que des contenus qui reflètent nos opinions. Tout cela n’est pas totalement faux. La faute à qui ? Celle des algorithmes.

Le problème, “ce sont les mécanismes qui sous-tendent ces algorithmes”, explique Hugues Bersini. Il est directeur du laboratoire "Intelligence artificielle" de l’ULB et professeur d’informatique. Et parmi ces mécanismes, il y a les recommandations que vont vous proposer ces algorithmes. Ici, on distingue deux grands principes :

  • Le content filtering

Le principe de cet algorithme est de vous recommander des contenus qui sont similaires à ce que vous aimez. Le principe c’est de regarder ce que vous avez apprécié, ce que vous avez liké", explique Hugues Bersini. "On va donc vous proposer des contenus qui sont semblables à ce que vous avez liké”.

C’est un principe que nous utilisons à la RTBF mais j’y reviendrai plus bas.

  • Le collaboration filtering

Le principe de cet algorithme-ci est un peu plus complexe. Prenons un exemple. Imaginons que j’adore la Moto GP. Je lis beaucoup d’articles sur la moto GP, je regarde des courses, je suis des joueurs coureurs sur les réseaux sociaux. L’algorithme sachant que je ne suis pas le seul à aimer la moto GP va analyser les contenus que les autres utilisateurs qui aiment la moto GP consomment. Il va ensuite remarquer que ces personnes-là aiment tel restaurant italien et il va donc me le recommander. Ça n’a rien à voir avec la moto GP, certes, mais l’idée est celle "du grégarisme, de l’imitation sociale”, explique Hugues Bersini. “Si vous avez regardé un film et qu’une autre personne, appelons-le Monsieur X a aimé le même film que vous et qu’il a aussi apprécié tel restaurant, ce restaurant va vous être recommandé”.

C’est donc là que se crée la fameuse bulle. Petit à petit, l’utilisateur va se retrouver confronté à des contenus qui sont majoritairement proposés à des gens qui aiment les mêmes choses que lui.


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Les fans de moto GP sont traqués par les algorithmes mais pas qu'eux.
Les fans de moto GP sont traqués par les algorithmes mais pas qu'eux. © AFP or licensors

Et à la RTBF ?

Alors question : utilise-t-on ce "collaboration filtering" à la RTBF? Non, pas sur le site de la RTBF, justement pour éviter de créer une bulle. Mais oui dans d’autres cas, par exemple dans les newsletters personnalisées que nous vous envoyons. Elles ont pour but de vous proposer des contenus que vous pourriez aimer.

L’avantage de cette méthode c’est que l’on va chercher des éléments qui ne sont pas dans le top de la consommation, à la fois des gens qui regardent de la moto GP [par exemple] et du reste du public. On va plutôt chercher des éléments qui sont dans le bas du classement", explique Pierre Dubois, responsable du marketing personnalisé à la RTBF. "Ça nous permet d’avoir des divergences vraiment marquées. Ça nous amène à avoir des recommandations qui sont surprenantes parce qu’elles sont très divergentes par rapport à la proposition initiale”.

Et quid du "content filtering" ? 

Penchons-nous sur les liens qu'on vous propose en bas des articles de notre site. Imaginons que je suis fan de moto GP. Je navigue sur Facebook et en scrollant je tombe sur un article de la RTBF qui parle du résultat du dernier grand prix de moto GP. Je clique dessus et le lis. Arrivé à la fin de l’article, je me retrouve face à d’autres articles divisés en deux catégories : “sur le même sujet” et “recommandés pour vous”. Explications.

  • “Sur le même sujet” :

Pour le fan de moto GP que je suis, le site va me proposer une série d’autres articles en lien avec la moto GP.  Ce sont là des articles choisis par la rédaction qui sont en lien avec l’article que vous venez de lire. C’est donc un choix fait par le ou la journaliste à l’origine de l’article.

Cela suit la logique du “content filtering” mais ce n'est donc pas un algorithme qui agit. 

  • “Recommandés pour vous”

Il s’agit ici d’articles sur le même sujet mais qui sont, eux, choisis par un algorithme toujours selon une logique de "content filtering". L’idée est qu’au fur et à mesure des liens que vous suivez, l’algorithme vous propose des articles qui sont "plus éloignés" du sujet de base tout en restant dans une thématique proche. Exemple : je suis fan de moto GP, on me proposera au fil de mes lectures, un article sur la formule 1.

A cela, il faut ajouter les hyperliens qui se trouvent dans les articles et qui permettent de renvoyer vers d’autres contenus qui servent à compléter le sujet. En voici d’ailleurs un juste pour vous.


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Les recommandations et les hyperliens permettent donc de voyager d'articles en articles. Précisons qu'il existe d'autres moyens d’arriver sur le site de la RTBF. Par exemple, en faisant une recherche sur Google ou en cliquant sur un article depuis Facebook ou Twitter. 

Intelligence artificielle : la révolution

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Comment éviter la bulle ?

Alors question, ces recommandations qu'on vous propose en bas d'articles ainsi que l'espace "Mon choix" disponible sur le nouveau site ne contribueraient-ils pas à créer une "bulle informationnelle" ? 

Pour Pierre Dubois, responsable du marketing personnalisé à la RTBF, “c’est évidemment un risque parce que lorsqu’on regarde ça du point de vue de la pure consommation, c’est tentant”. Mais ce n’est pas pour autant que la RTBF va aller dans cette direction comme l’explique Thomas Mignon, responsable du site RTBF.be.

Selon lui, “la rubrique “Mon choix” est et restera une rubrique à part”. Cela veut dire que l’internaute qui arrivera sur le site RTBF en tapant l’adresse dans sa barre de recherche arrivera toujours sur la page d’accueil. Il en existe plusieurs selon les choix qu’on opère. Sur ces pages d’accueil, l’information est hiérarchisée en fonction des choix éditoriaux de la rédaction. Ceci dit, “à terme, un des objectifs qu’on a, c’est aussi d’avoir une proposition de contenus en fonction de ce que la personne aime”, précise Thomas Mignon. Cela veut donc dire qu’à l’avenir, les pages d’accueil du site RTBF pourront être influencées par les thématiques que vous aurez choisies dans la rubrique “Mon choix”.

On l’a compris, il peut exister un risque de créer une “bulle informationnelle". Ceci dit, pour Samuel Profumo, directeur du service de gestion des données à la RTBF, “on ne fait rien d’autre que ce que l’on faisait déjà c’est-à-dire : proposer des contenus et les organiser. Simplement, ici, cette organisation se fait à un niveau plus personnel”. Selon lui, “le simple fait de diviser en rubrique un site c’est une sorte de bulle de filtre en soi. On ne peut pas empêcher l’utilisateur de se créer sa bulle informationnelle. Selon moi, le problème c’est lorsque l’utilisateur n’a pas conscience d’être dans une bulle”.

On ne peut pas empêcher l’utilisateur de se créer sa bulle informationnelle. Selon moi, le problème c’est lorsque l’utilisateur n’a pas conscience d’être dans une bulle

Alors qu’est-ce qui est mis en place sur le site de la RTBF pour éviter cela ?

D’abord, le simple fait de regrouper tous les contenus proposés par la RTBF permet un plus grand choix. 

Ensuite, il y a une intention et une ligne éditoriale derrière les contenus qui vous sont proposés. On l’a vu, dans les liens qui vous sont proposés en bas d'article, on tente d’inclure à la fois des articles qui vous intéressent mais aussi des nouveautés qui peuvent être en lien avec des contenus que vous pourriez potentiellement aimer. 

A cela, il faut ajouter les notifications sur le site et sur l’application RTBF. L’idée est de continuer à proposer des “alertes infos” lorsque des informations importantes surgissent. Voilà une manière d’éviter que des internautes ne passent à côté d’informations cruciales.

Les pages d’accueil restent aussi hiérarchisées en fonction de la ligne éditoriale de la rédaction et selon les choix des éditeurs de ces pages. Ces éditeurs sont aussi des journalistes.

L’algorithme de service public

Enfin, il y a une grande idée pour l'avenir: créer un algorithme de service public. 

Un algorithme de service public c’est un algorithme qui, à la fois, pour sélectionner les contenus et pour les organiser, a des objectifs différents que ceux des grandes entreprises privées comme les GAFAM”, explique Samuel Profumo, directeur du service de gestion des données à la RTBF.

L’idée c’est d’ajouter aux critères classiques de recommandations une série d’autres critères. “Nous, ce qu’on veut faire à la RTBF, c’est conserver une certaine éthique et que cette éthique se retrouve dans l’algorithme”, explique Samuel Profumo.

Il faut lutter contre le premier réflexe de l’algorithme qui est de trop personnaliser et plutôt créer la surprise

Parmi les critères à ajouter, il y a une option de “découvrabilité”. En termes savants, c’est ce qu’on appelle la sérendipité. On pourrait la traduire par l’heureux hasard.

Le but c’est d’intégrer aux recommandations que l’algorithme vous fait, une part de hasard. “L’aléatoire cela peut être une très bonne chose”, selon Hugues Bersini, expert en intelligence artificielle. “Il peut être très bénéfique. On peut aussi imaginer de proposer un contenu qui soit pratiquement opposé à ce que vous consultez mais tout en gardant un champ qui ne soit pas trop large. Je pense qu’il faut lutter contre le premier réflexe de l’algorithme qui est de trop personnaliser et plutôt créer la surprise. La surprise est parfois très bonne conseillère”.

La sérendipité, cette idée d'heureux hasard, c’est une option pour tenter de garantir les missions de service public qui incombe à la RTBF. “On va toujours sélectionner les contenus dans l’idée qu’il faut une pluralité de l’information”, insiste Samuel Profumo. “On ne va pas non plus chercher à maximiser du clic. On va plutôt chercher à maximiser le nombre de contenus proposés à l’utilisateur”. Une vision partagée par Pierre Dubois, responsable du marketing personnalisé. “On n’a pas pour vocation unique de faire des audiences. On vise à assurer nos missions de service public entre autres, la découverte, l’émancipation, l’ouverture, etc.”

L’idée est belle, reste encore à la concrétiser. Pour l’instant, les équipes techniques travaillent avec les éditeurs du site web pour créer ce nouvel algorithme. Car, il ne semble pas inopportun de le rappeler, les algorithmes restent des programmes informatiques imaginés et fabriqués par des humains.

Quoi qu’il en soit, pour Hugues Bersini, expert en intelligence artificielle, la personnalisation de l’information n’est pas un problème en soi. “Dans un flux d’informations qui sont toutes de qualité, vérifiées, éditorialisées, etc. Changer la hiérarchie en fonction des intérêts des gens, pourquoi pas. Tant qu’on a la garantie que l’information est de qualité”. Voilà donc la mission première à remplir.

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