Les 111èmes Championnats du monde de cyclisme sur piste étaient initialement prévus au Turkménistan mais l'Union Cycliste Internationale a été contrainte de trouver un autre lieu à cause de la situation sanitaire catastrophique dans ce pays d'Asie centrale. C'est finalement la France qui accueille ces Mondiaux depuis mercredi et jusqu’à la fin du week-end, dans le lumineux Vélodrome couvert Jean Stablinski, le " Stab ", à Roubaix.
La sélection belge y a déjà obtenu, et c'était totalement inespéré, quatre médailles d'argent avec, chez les messieurs, Tuur Dens dans le scratch masculin et Kenny De Ketele dans la course aux points, et chez les dames, deux fois Lotte Kopecky, dans la course à élimination et dans l’omnium ! Quelques habitués de la route participent à l'évènement comme Filippo Ganna, Elia Viviani, Michael Morkov, Thomas Boudat, Benjamin Thomas, Jan Willem Van Schip ou chez les filles, Élisa Balsamo, Chiara Consonni et Amy Pieters.
Alors que le cyclo-cross est devenu "la" discipline à la mode ces dernières années grâce aux performances des Wout Van Aert, Mathieu Van der Poel, Tom Pidcock et consort, le vélo sur piste, lui, avec ses épreuves de poursuite, de sprint, de Madison, de scratch, reste très obscur pour le grand public. Et puis surtout, on a cette impression désormais que pour réussir sur route, il faut absolument passer par la " case cross ".
Nous avons donc profité de l’organisation des Championnats du monde à la frontière franco-belge pour ouvrir le débat auprès des principaux acteurs de la " planète piste " : les coureurs, les responsables de fédérations, les gestionnaires d’infrastructures. Alors, rivalité, concurrence, guéguerre... ou solidarité et complémentarité entre la piste et le cyclo-cross ?
Le coureur, Morgan Kneisky (champion du monde de la Madison 2013-15-17)
" Le succès du cyclo-cross ne desservira jamais la piste ! Chaque pays a sa culture. En Belgique, les gamins vont naturellement avoir tendance à opter pour le cross puisque c’est quasi le sport national. Et je reconnais que c’est une discipline ludique qui permet d’apprendre énormément de choses, notamment tenir sur un vélo… et ce n’est pas rien dans un peloton ! J’ai pratiqué les deux pendant plusieurs années. J’ai finalement choisi la piste mais ça aurait vraiment pu être l’inverse. C’est aussi une question d’envie, de goût et surtout de plaisir. Le cyclisme est tellement difficile qu’il faut absolument garder une notion de plaisir. Si, par rapport à ses qualités, un jeune prend plus de plaisir sur la piste, alors qu’il aille sur la piste ! Et idem avec le cyclo-cross évidemment.
Clairement, un coureur qui a un profil de sprinter va plus s’y retrouver sur la piste où le placement et l’explosivité sont importants. C’est le cas également en cross mais un profil de puncheur s’y exprimera mieux. Si un pistard décide de se tester dans les labourés, il faut que le terrain soit sec parce que si c’est gras, c’est foutu pour lui ! Les avis concernant ce débat sont partagés et je crois que l’argument principal avant de choisir, c’est indéniablement le profil du coureur. Moi, je prône la diversité. C’est important d’avoir une double activité. Les saisons sur route sont longues et difficiles. Apporter un peu de changement, de temps en temps, sur quelques séances, en coupure ou en reprise, c’est bon. Ça permet aussi de garder une certaine agilité sur le vélo, qu’importe qu’on fasse de la piste ou du cross.
Dans les deux cas, on apprend à se placer, on visualise où mettre les roues. Dans le cyclisme sur route moderne, les courses se gagnent beaucoup au placement. Il ne faut pas avoir peur de frotter, de freiner… et je ne parle même pas des pavés ! En poussant le raisonnement plus loin, on devrait obliger chaque jeune à pratiquer deux disciplines au début de sa carrière parce que ça apporte énormément de choses. Maintenant, si vous me demandez quels sont les avantages de la piste sur le cyclo-cross, je dirais, en tant que spécialiste de la Madison, que je bosse beaucoup sur l’intensité, les fractionnés, les 40-40… On enseigne plein de trucs au niveau du placement. Quand il faut se replacer à un moment chaud de la course, le pistard est capable d’aller au-dessus de sa zone maximale pendant une quarantaine de secondes, ce que tous les coureurs ne sont capables de faire.
Un pistier peut se replacer au bon moment, il peut aussi de courir la tête levée pour anticiper les mouvements, choisir la bonne roue, sentir la bonne vague… En 2021, le peloton professionnel est très homogène et donc le coureur qui a fait une double activité sera peut-être plus apte qu’un autre à aller chercher le pourcent supplémentaire au fond de lui-même, plus apte à aller loin dans le lactique pour faire la différence. Maintenant, il faut reconnaître que la technique acquise au cross est exceptionnelle. Je suis impressionné quand je vois les crossmen garder leur équilibre dans un banc de sable à 600 watts ! C’est d’ailleurs bien plus difficile que de tenir en équilibre en haut du virage d’une piste.
Quand je roulais chez les pros (NDLR : Notamment dans l’équipe de l’Armée de terre, chez Roubaix-Lille Métropole et dans la continentale de Groupama-FDJ), je repérais tout de suite les gars qui avaient fait de la piste, surtout quand ça commençait à rouler vite et qu’il fallait faire le jump sans toucher le dérailleur. Lors d’une accélération, en observant simplement le coup de pédale du mec assis sur sa selle, on sait s’il a fait de la piste ou non. A contrario, quand on voit Mathieu Van der Poel sur le Vélodrome lors du final du dernier Paris-Roubaix, on comprend très vite qu’il n’a jamais fait de piste ! (Il rit) S’il en avait fait, il aurait l’aurait gagné 100 fois ce Paris-Roubaix !
Le dirigeant, Frédéric Broché (directeur technique de Belgian Cycling, la Fédération belge de cyclisme)
" Pratiquer une autre discipline à côté de la route peut aider. Je suis convaincu à 100% que les coureurs de 15-16 ans doivent se diversifier pour améliorer leur technique et apprendre des choses qui les aideront sur la route. C’est vrai que la piste est moins populaire qu’avant, surtout parce qu’elle réclame une réelle spécialisation. Prenez la poursuite par équipe par exemple, pour y performer il faut vraiment y mettre le focus et ce n’est pas facile à combiner avec la route. Vous me demandez de comparer piste et cross… la piste permet clairement de travailler la vitesse, la technique et la discipline car dans les compétitions sur piste, tout est plus strict (l’heure et la durée de l’échauffement, l’horaire des épreuves, le règlement…).
Évidemment, qu’Elia Viviani soit ici est normal, que Romain Bardet ne soit pas là est normal aussi ! Bardet n’a pas le corps d’un pistard mais je peux lui conseiller le cyclo-cross ou le mountain bike. Je me dis parfois que si la piste était un peu plus populaire en Belgique, on pourrait y tester Wout Van Aert… J’ai travaillé quelques années pour British Cycling, la fédération britannique (NDLR : Il y était Performance Pathway Coach Coordinator) et j’ai souvent vu Tom Pidcock sur la piste quand il était junior. Il a combiné la piste avec le cyclo-cross, avec la route, avec le VTT… c’est donc possible ! Et c’est un vrai " plus " que de se limiter à la route. C’est aussi une question de culture. Dans notre pays c’est le cross, en Grande-Bretagne c’est la piste. Là-bas, tous les gamins débutent sur la piste alors que chez nous, tout commence à côté de l’église du village, dans les champs et la boue… "
Le gestionnaire de piste, Adrien Noppe (directeur général du Vélodrome couvert régional Jean Stablinski à Roubaix)
" Je regarde les différentes disciplines du cyclisme avec une forme de complémentarité. On a en France des pistards qui sont très bons sur la route. Il y a différentes écoles de cyclisme et la piste en fait toujours partie évidemment. Peut-être que le cyclo-cross est en train, en Belgique et aux Pays-Bas notamment, non pas de supplanter la piste mais de se donner une image résolument plus moderne. A charge pour le cyclisme sur piste de tout faire pour garder sa place. La piste a une histoire, une longue histoire, et le cross ne va pas la détrôner. Ce sont deux disciplines complémentaires.
Il y a quand même, petit clin d’œil, une grosse différence : le cyclisme sur piste est au programme olympique au contraire du cyclo-cross ! D’ailleurs, la piste a sa place aux J.O. depuis la création des Jeux modernes. On a encore cet avantage-là, oui… et je le dis avec une touche d’humour. Mais le sport évolue beaucoup, les instances évoluent beaucoup, et on peut parier que le cyclo-cross fera son entrée lors d’une prochaine Olympiade. Et c’est tout ce que je lui souhaite parce que c’est une belle discipline.
Quand on gère une infrastructure comme le " Stab Vélodrome ", il faut la rentabiliser. Et donc, nous pourrions avoir peur du succès actuel du cross qui pourrait éloigner nos adhérents. Ce n’est pas le cas parce que les équipements rares, comme les vélodromes couverts, sont toujours des équipements qui tournent. En revanche, je vous mentirais si je vous disais qu’on n’anticipe pas ce type de phénomène. On travaille sur notre propre diversification. Ici, à côté de notre vélodrome couvert, il y a une piste de BMX. Les deux infrastructures ont vu le jour en même temps, il y a une dizaine d’années et c’était novateur à l’époque. Et puis, sur le même site, nous avons le célèbre Vélodrome extérieur de Paris-Roubaix mais qui, pour le moment, n’est pas exploité au quotidien. Nous sommes également au carrefour de plusieurs " Véloroutes " (NDLR : Réseau cyclable français à vocation touristique), à proximité de la Belgique. Et… oui, on réfléchit aussi cyclo-cross sur les terres de Roubaix ! "
Écoutez le reportage radio complet en cliquant sur le média ci-joint.