C’est "la" bonne nouvelle sur le front de l’inflation… Les prix du gaz ont baissé de 7% sur un an. Et si on compare les prix sur un mois, entre janvier 2023 et décembre 2022, l’évolution est encore plus spectaculaire selon Statbel : - 27,7%.
Comment expliquer ce retournement de tendance ? Les réponses tout en nuances d’Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB.
Comment expliquer cette baisse des prix du gaz ?
Adel El Gammal: "L'évolution du prix des énergies fossiles dépend toujours d'une conjonction de plusieurs facteurs. Il n'y a jamais un facteur unique qui conditionne le prix.
Premier point à prendre en compte : l'hiver a heureusement été particulièrement clément en Europe. C'est ce qui nous a permis de consommer beaucoup moins que d'habitude au niveau du chauffage. C'est un premier élément, qu’il faut évidemment resituer dans le contexte de l'invasion russe en Ukraine il y a un an et de la crise énergétique qui a suivi.
Il faut dire que l'Europe a tout de même été très efficace pour refaire ses stocks de gaz naturel, avec un taux de remplissage de 95 % avant le début de l'hiver 2022-2023. C’est vraiment historique !
Et, du fait de l'hiver relativement clément, l’Europe disposait encore de stocks remplis à plus de 80% au début du mois de janvier. Le risque d'une rupture d'approvisionnement en gaz pour cet hiver-ci s'est amenuisé, ce qui a contribué à diminuer les tensions sur le marché du gaz et donc, les prix.
D’autres facteurs ont joué dans le même sens, comme le fait que la demande de gaz naturel liquéfié (GNL) a été relativement faible en Asie en général, et en Chine en particulier à cause des restrictions Covid."
Est-ce qu’on peut dire que les circonstances ont été très favorables pour l’Europe cet hiver ?
"Oui, mais pas seulement. La demande de gaz naturel liquéfié a été plus faible en Asie et le ralentissement de la croissance économique – on a frôlé la récession au dernier trimestre de 2022 en Europe – a eu pour effet de peser sur la demande d’énergie.
Mais il faut dire aussi que l'Europe a été assez efficace pour diversifier ses approvisionnements, en achetant en particulier du GNL aux Etats-Unis pour compenser les pertes d'importations de gaz russe, tout simplement parce qu'il y avait assez peu de capacité résiduelle sur les gazoducs d'Azerbaïdjan, de Norvège ou d'Algérie.
Et puis, il faut souligner qu’il y a eu également une politique assez agressive d'incitation à la modération de la consommation. L'ensemble de ces éléments expliquent comment on a pu maîtriser la demande énergétique et donc faire baisser les prix.
Pour le reste, il est extrêmement difficile de faire la moindre prévision pour la suite et, en tout cas, je reste très prudent pour 2023 et 2024 parce que beaucoup de choses peuvent se passer. Notamment au niveau de la météo, qui est totalement imprévisible. Si on a des hivers très rudes, la situation pourrait être beaucoup plus difficile."
Quelles sont les autres incertitudes à prendre en compte pour les prochains mois ?
"Une des grandes inconnues, c’est l’intensité de la reprise économique en Asie, en particulier en Chine. Si l’économie repart très fort là-bas, cela impliquerait une augmentation des importations de GNL, donc des tensions plus fortes sur ce marché sur lequel l'Europe s'appuie principalement pour compenser la chute des importations de gaz russe.
Ce point est d’autant plus important qu’il est très probable que, cette année, le flux des importations de gaz russes s’arrête complètement.
A l’heure actuelle, l’Europe en importe encore, peu, c’est vrai, mais elle en importe tout de même encore. On risque donc d’être dans une situation beaucoup moins favorable cette année pour remplir les stocks que l’été dernier."
Comment les prix du gaz pourraient-ils évoluer dans ce contexte finalement très incertain et mouvant?
"Je le répète, il faut être extrêmement prudent au petit jeu des prévisions. Même l'Agence internationale de l'énergie, qui est certainement l'organisation la mieux placée pour en faire, s'est historiquement très, très souvent fourvoyée sur ses prévisions de prix du pétrole ou du gaz.
Partons en tout cas de la situation actuelle : le prix du mégawattheure de gaz se situe autour de 60 euros. C’est beaucoup moins qu’au plus fort de la crise énergétique mais c’est tout de même à peu près trois fois plus que les prix du marché que l’on connaissait il y a un an et demi. Donc ça reste relativement élevé historiquement.
Est-ce que ce prix pourrait baisser ? C’est possible mais, pour autant, j'imagine mal qu’il pourrait baisser très significativement, d’abord parce que le GNL coûte plus cher que le gaz naturel transporté par gazoduc. Logique : la chaîne d'approvisionnement est beaucoup plus complexe pour le GNL, il faut liquéfier le gaz, le transporter par bateau puis le regazéifier. Ce sont des opérations complexes, énergivores et chères.
Cela dit, une étude récente donne à penser que, si le prix du gaz en Europe est conditionné à long terme par le prix du gaz de schiste aux Etats-Unis, alors, on pourrait imaginer un prix à long terme entre 30 et 50 € du mégawattheure en Europe. Mais, encore une fois, prudence sur les prévisions de prix !"
Est-ce que d’autres éléments pourraient également avoir une influence – favorable ou pas d’ailleurs – sur les prix du gaz ?
"Effectivement, le prix du gaz ne dépend pas seulement de la météo ou de la croissance économique en Chine ou en Europe. Il faut également prendre en compte la capacité que l’Europe aura de déployer rapidement un ensemble de technologies renouvelables bas carbone, que ce soit les pompes à chaleur, le photovoltaïque, l'éolien. Sans oublier un facteur parfois négligé : l'hydraulique. L’an dernier, cette source d’électricité a eu des rendements très faibles, à cause du manque de pluies en Europe.
Et puis, autre facteur, le nucléaire. En France, grand producteur d’énergie nucléaire, la moitié des réacteurs ont été à l'arrêt une bonne partie de 2022.
Si la production d’énergie hydraulique et d’énergie nucléaire repartent à la hausse en 2023, ce serait une bonne chose. Et on pourrait même imaginer que le prix du gaz puisse se stabiliser plus ou moins aux niveaux actuels.
Mais vraiment, j’insiste, il faut prendre les scénarios sur les prix avec beaucoup, beaucoup de précaution. Et en tout cas, je pense que, certainement sur les deux hivers prochains, on risque encore d’avoir de très sérieuses surprises en fonction de l'évolution de ces différents paramètres."
L’énergie bon marché, c’est terminé ?
"Avec toutes les précautions d’usage, je crois en effet que nous sommes entrés dans une période prolongée d’énergie chère.
Pour revenir à des prix bas pour le gaz naturel, je vois deux conditions :
- La première, c'est une normalisation des rapports politiques et commerciaux avec la Russie, chose que je ne peux absolument pas imaginer à court terme, ni même à moyen terme. Même en imaginant une victoire militaire ukrainienne et une chute du régime [de Vladimir Poutine, ndlr], il y a très peu de prémices qui puissent laisser entrevoir l'apparition en Russie d'un régime plus démocratique, libéral, avec lequel on pourrait reprendre des négociations commerciales.
- La seconde condition, c’est la transition énergétique vers les technologies bas carbone. Le processus est engagé en Europe et ailleurs dans le monde, mais il faut du temps, même si la guerre en Ukraine a manifestement accéléré les choses. Et donc oui, on peut imaginer d'ici quelques années que les tensions sur le gaz vont diminuer à mesure qu'il sera remplacé par d'autres sources d'énergie."