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Pourquoi la RTBF a-t-elle flouté l'image de ce prisonnier de guerre ?

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Par Thomas Dechamps, journaliste à la rédaction RTBF Info, pour Inside

La nouvelle a été reprise par tous les grands médias : ce lundi 23 mai, un premier soldat russe a été jugé pour crimes de guerre dans le conflit opposant son pays à l’Ukraine. Vadim Shishimarin, 21 ans, reconnaissant l’ensemble des faits qui lui ont été reprochés, est condamné ce jour-là à la prison à perpétuité par un tribunal ukrainien. L’image du jeune homme de 21 ans fait alors rapidement le tour du monde. Avec toutefois une différence notable entre plusieurs médias : tantôt son visage a été flouté pour le rendre méconnaissable, tantôt pas.


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Différence de traitement

A la RTBF, décision a été prise de ne pas dévoiler entièrement l’identité du jeune homme dans le but de respecter la Convention de Genève qui stipule que "les prisonniers de guerre doivent être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique". Car qui dit apparition en public de prisonniers de guerre, dit aussi risque de représailles à leur retour dans leur pays d’origine.

Pourtant, dans le cas du jeune Vadim, nous avons dû constater qu’un grand nombre de médias, dont la très respectée BBC britannique, souvent considérée comme une référence en matière de respect du droit, n’ont pas pris la peine de flouter le visage de l’accusé. La RTBF aurait-elle pris une précaution inutile ? C’est ce que nous avons demandé à Raphaël Van Steenberghe, chercheur FNRS et professeur en Droit international à l’UCLouvain.

La Convention de Genève s’applique-t-elle aussi aux médias ?

"En principe, il n’y a pas de responsabilité des médias", prévient Raphaël Van Steenberghe. La Convention de Genève s’applique avant tout aux Etats signataires et notamment à la "puissance détentrice", c’est-à-dire dans ce cas-ci l’Ukraine. "L’Ukraine a l’obligation de faire tout ce qu’elle peut pour respecter la Convention et donc aussi pour que les médias ne diffusent pas des images avec des prisonniers de guerre visibles" continue le professeur néolouvaniste. Or, sur les images du procès de Kiev, on peut clairement voir qu’un grand nombre de photographes et de cameramen ont été admis à l’intérieur du tribunal, notamment pour prendre des images de l’accusé.  

Un soldat russe jugé pour crimes de guerre

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Mais si ces images ont un retentissement international, c’est aussi parce que des médias étrangers reprennent et diffusent ces images dans un second temps. L’Ukraine devrait-elle en endosser toute la responsabilité ? "Là aussi, et le Comité international de la Croix rouge l’a encore rappelé récemment, ce sont les Etats signataires de la Convention qui ont non seulement l’obligation de respecter celle-ci mais aussi de la faire respecter. De la faire respecter par toutes les personnes sous leur juridiction, c’est-à-dire aussi les médias", précise Raphaël Van Steenberghe. C’est-à-dire que, théoriquement, la Belgique mais aussi par exemple les Etats-Unis, le Royaume-Uni et tous les autres pays signataires ont une obligation de "moyens", de faire "tout ce qu’ils peuvent" pour éviter que leurs propres médias ne contribuent à la violation du droit humanitaire. Même si, reconnait le chercheur en droit international, cette notion est encore discutée et que dans les faits la responsabilité des Etats tiers ne sera pas forcément engagée.

Les règles sont-elles différentes lors d’un procès ?

La question du respect de l’anonymat des prisonniers de guerre russe s’était déjà posée lorsque dans les premières semaines du conflit l’armée ukrainienne avait diffusé sur les réseaux sociaux des images de soldats russes déposant les armes, voire fraternisant avec les défenseurs ukrainiens. Ce qui pouvait déjà constituer une éventuelle violation de la troisième Convention de Genève. Dans le cas de Vadim Shishimarin, le contexte est cependant différent puisque le jeune homme a comparu devant ses juges (et les caméras) en tant qu’accusé, puis en tant que condamné. Cela changerait-il la donne ?

Pas si on se base sur un autre article de la fameuse Convention, l’article 85, qui précise bien que les prisonniers resteront "au bénéfice de la convention" même s’ils sont condamnés. "Donc ça veut dire que, de manière générale, ils bénéficieront toujours de toute la protection offerte par la Convention, incluant donc l’article qui les protège contre la curiosité publique ", souligne Raphaël Van Steenberghe. Ce dernier précisant au passage qui si l’article 85 prend la peine de protéger les condamnés, il protège forcément aussi les accusés d’un procès en cours.

Pourquoi voit-on le visage de l’accusé lors des grands procès internationaux ?

Pourtant, lors des procès les plus retentissants pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, ceux ayant eu lieu devant un tribunal pénal international (comme ceux pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie) ou de nos jours devant la Cour pénale internationale de La Haye, on a clairement pu apercevoir les visages des accusés dans la presse. Pourquoi cette différence ? " Ici, la question c’est plutôt : 'Est-ce que la Convention s’applique encore ?'", nous répond Raphaël Van Steenberghe. "Lors de ces procès, le conflit est terminé et la Convention ne s’applique tout simplement plus. C’est une procédure pénale relativement normale", complète-t-il. Dans ces cas-là, non seulement le procès mais aussi (et peut-être surtout) l’arrestation des criminels de guerre présumés ont lieu généralement bien après la fin du conflit. L’accusé n’est donc pas un prisonnier de guerre mais un "simple" justiciable.

Le procès de Thomas Lubanga Dyilo est le tout premier procès instruit par la Cour pénale internationale en 2009.
Le procès de Thomas Lubanga Dyilo est le tout premier procès instruit par la Cour pénale internationale en 2009. © Tous droits réservés

Ce qui pose d’ailleurs la question de la pertinence d’un procès pour crimes de guerre en plein conflit, comme a choisi de le faire l’Ukraine. "Parce que là c’est le procès d’une personne qui continue à être prisonnier de guerre. Le procès arrive très tôt" insiste Raphaël Van Steenberghe. "D’ailleurs, l’une des recommandations des Etats lors de la rédaction de la Convention de Genève c’était justement de dire 'attention, c’est dangereux de faire ça en pleines hostilités'. Parce qu’il faut respecter toutes une série de garanties, il faut récolter des preuves, etc. et donc certains Etats préconisaient déjà de postposer", explique le professeur de l’UCLouvain.

Une précaution toujours nécessaire

En conclusion, et malgré l’absence de responsabilité juridique des médias devant la Convention de Genève, la RTBF aurait donc plutôt bien fait d’être prudente selon Raphaël Van Steenberghe : "Par prudence, et même si ça peut paraître ridicule au niveau pratique parce que le mal est fait, l’identité du condamné a de toute façon été largement divulguée, d’un point de vue juridique il vaut mieux continuer à flouter son visage" estime-t-il. Car le procès n’est pas terminé : Vadim Shishimarin a fait appel de sa condamnation à perpétuité, la plus sévère possible, et d’autres procès du même genre pourraient suivre. Non seulement en Ukraine mais aussi côté russe, avec cette fois des prisonniers ukrainiens sur le banc des accusés et devant les caméras.

 

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Pour aller plus loin, cet éclairage dans l'émission Déclic du 2 mars dernier dans laquelle nous nous demandions si la justice pouvait arrêter Vladimir Poutine... Kiev avait alors notamment saisi la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Le tout en compagnie d'Olivier Corten, professeur de Droit International à l'ULB.

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