Belgique

Pourquoi l’avant-projet de décret sur l’évaluation des enseignants crispe-t-il ces derniers ?

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Par Jean-François Noulet, avec T.D Quach

Ce mardi matin, un millier d’enseignants venus des quatre coins de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont manifesté à Charleroi devant le siège du PS local. Ils dénonçaient notamment l’avant-projet de décret sur l’évaluation des professeurs, un texte qui crispe les organisations syndicales depuis deux ans, déjà.

Plusieurs aspects sont prévus dans ce projet de décret. Certains posent moins de problèmes et passent la rampe des organisations syndicales. C’est le cas de la question du soutien apporté aux jeunes enseignants et de la formation continue des enseignants plus âgés. Qu’il y ait des sanctions, comme c’est déjà le cas actuellement dans les différents réseaux, semble ne pas poser problème.

On en a ras la casquette.

Ce qui coince, c’est le projet de faire évaluer les enseignants par le chef d’établissement et/ou ses délégués. Il est ici question d’entretiens en face-à-face, de processus d’évaluation et de formations étalés sur plusieurs années. Les syndicats estiment que ces évaluations mèneraient à des sanctions, laissant place à de l’arbitraire ou à des règlements de compte.

Ce mardi à Charleroi, c’est ce que les manifestants ont laissé entendre. "On en a ras la casquette", expliquait une enseignante. "On nous démotive. Pourtant on adore notre travail et nos élèves, mais on nous démotive par ces mesures inacceptables", ajoutait-elle.

Et de dénoncer la philosophie du projet de décret. "Dans le Pacte d’excellence, il y avait un décret sur l’évaluation des enseignants. Normalement, c’était de l’évaluation formative qui était prévue. Ici, on nous propose un décret qui va très loin en matière de sanctions, à la fois pour des temporaires qui commencent, mais aussi pour des enseignants définis", explique Fabien Crutzen, délégué à la CNE Enseignement.

Une nouvelle culture de l’évaluation, loin des habitudes du secteur de l’enseignement ?

L’évaluation du personnel, c’est courant dans le secteur privé. Cela l'est aussi dans la fonction publique. Dans l’enseignement, c’est, jusqu’à présent, différent. Dans l’enseignement, il faudrait parler d’un "contexte sociologique", voire "historique", selon Patrice Verleye, Directeur de l’école communale les Apicoliers 2, à Kain, près de Tournai. "Le monde enseignant a toujours été un monde un peu particulier, avec une inspection particulière. C’était le rôle des inspecteurs d’arriver dans les écoles et d’établir des rapports sur les enseignants, sur les méthodologies et sur les pratiques", explique Patrice Verleye. Depuis quelques années, les inspecteurs ont changé de rôle.

Alors que ce serait donc désormais aux directeurs d’école d’évaluer les professeurs, un peu comme dans les entreprises les managers évaluent leur personnel, les enseignants ne seraient pas tout à fait prêts à ce changement. "Je pense que c’est un métier qui a toujours été un peu à part et qui n’est pas du tout accoutumé, acclimaté avec les méthodes qu’on peut employer, par exemple, dans le privé ou dans les asbl, à savoir les évaluations périodiques, voire des autoévaluations en termes de progression", estime Patrice Verleye, Directeur d’école.

On passe dans un système complètement différent qui va beaucoup plus ressembler à une gestion d’entreprise qu’à une gestion d’école.

Patrice Verleye, Directeur d’école

Pour d’autres, pour expliquer les blocages vis-à-vis de la future évaluation des professeurs, il y aurait aussi, du côté des enseignants une volonté de protéger leur indépendance. Mathieu Collette, Directeur associé de MyRHo, une société active dans la gestion des ressources humaines, notamment dans le secteur public explique qu'"il y a une métaphore qu’on entend souvent dans le monde de l’enseignement. C’est que les enseignants sont un petit peu comme des indépendants. Quand ils arrivent le matin, ils ferment la porte de leur classe et ils ont parfois beaucoup de difficultés à accepter qu’on ouvre leur porte avant que la journée ne se termine".

Cependant, "il ne faut pas généraliser", estime Mathieu Collette qui souligne aussi qu’il y a des changements dans les écoles, notamment en raison de la mise en place des plans de pilotage qui reposent sur "des valeurs qui sont sous-jacentes à cette nouvelle démarche". Ces plans de pilotage mis en place dans les écoles, "permettent à un certain nombre d’acteurs de prendre conscience de l’importance d’être confronté au regard des autres et de se remettre en question par rapport à sa pratique professionnelle", explique Mathieu Collette.

En fait, c’est toute une nouvelle manière de faire qui se met en place. "Au niveau de l’évaluation, avec le Pacte pour un enseignement d’excellence et la dynamique des plans de pilotage que l’on rencontre dans les établissements, on passe dans un système complètement différent qui va beaucoup plus ressembler à une gestion d’entreprise qu’à une gestion d’école comme on l’imaginait jadis", souligne Patrice Verleye, Directeur d’école. "Au sein des écoles, la gouvernance, le leadership ou le management reposent beaucoup plus sur les épaules de la direction des écoles que cela n’était le cas avant", constate Patrice Verleye. C’est dans cette logique que l’évaluation des enseignants serait modifiée pour devenir "une évaluation interne, au sein de l’école, avec le référent direct qui sera, dans un premier temps, le directeur", poursuit Patrice Verleye.

Les enseignants craignent-ils les sanctions et l’arbitraire ?

Etre évalué par un supérieur direct, en l’occurrence le chef de l’établissement scolaire est-il de nature à inquiéter ? Les enseignants craignent-ils l’arbitraire ? "On peut le craindre, mais on peut le craindre dans l’enseignement comme on peut le craindre partout", réagit Patrice Verleye. Mais, ajoute-t-il, "dans le monde professionnel, on a des règles, des procédures. Dans l’enseignement, ça doit être la même chose ou ça doit déjà être la même chose". Pour lui, c’est "normal qu’à un moment donné on puisse porter une évaluation sur la profession des gens et la façon dont ils l’effectuent, mais tout doit se faire dans un cadre légal et normal". Les craintes, c’est "parce qu’on ne sait pas ce que c’est et qu’on n’a pas été habitué à ce genre de travail dans l’enseignement", ajoute Patrice Verleye.

Toute la difficulté serait de comprendre pourquoi et sur quoi il y a évaluation et quelles pourraient être les conséquences de l’évaluation. "Pour avoir discuté déjà de nombreuses fois avec les syndicats quand on voulait mettre en place des systèmes d’évaluation, que ce soit dans le monde de l’enseignement ou ailleurs dans la fonction publique, le premier réflexe des syndicats, c’est de se dire 'ok, si l’évaluation n’est pas favorable, que se passe-t-il ?', avant même de discuter de la philosophie, des étapes, des critères pour objectiver la démarche", souligne Mathieu Collette, de MyRHo.

L’essentiel serait de comprendre les objectifs de l’évaluation, de mesurer ce qui a été mis en œuvre par l’enseignant, de voir les résultats obtenus et de définir des plans d’action pour améliorer les pratiques professionnelles. Il faut "qu’on arrive à distinguer ça d’une sanction disciplinaire", estime Mathieu Collette. A cette condition-là, "on aura fait un grand pas", ajoute-t-il.

Cela n’empêchera pas des agents qui n’ont jamais été évalués de s’inquiéter de leur future nouvelle évaluation. D’où l’importance de communiquer avant, en interne, sur les tenants et aboutissants de cette évaluation.

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