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"Predatorgate" : le scandale d'espionnage qui secoue le gouvernement grec

De g. à d. : Nikos Androulakis, chef du parti socialiste grec; Kyriákos Mitsotákis, Premier ministre grec; Thanasis Koukakis, journaliste.

© AFP

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Par Victor de Thier

Ce lundi, les députés grecs ont retrouvé les bancs du Parlement une semaine plus tôt que prévu en raison d'un important scandale qui secoue la classe politique depuis plusieurs semaines, le "Predatorgate". Cette rentrée anticipée doit permettre un débat extraordinaire à l'Assemblée, sous la pression de l'opposition qui réclame la démission du gouvernement.

Dans ce contexte, le Premier ministre s'est exprimé ce vendredi en appelant les partis de gauche à baisser le ton : "Tirons un trait sur les erreurs d'hier et soyons unis face aux défis de demain", a déclaré Kyriakos Mitsotakis lors d'un débat houleux au Parlement.

Retour sur ce scandale qui a marqué l'été grec et qui ne se cantonne pas à la sphère politique.

La révélation

Fin juillet, le socialiste Nikos Androulakis, eurodéputé et chef du parti d'opposition Pasok-Kinal fait une annonce qui va secouer le gouvernement et les services de renseignements grecs, l'EYP.

Il y a quelques jours j'ai été informé par le Parlement européen qu'il y avait eu une tentative de piéger mon portable par le logiciel de surveillance Predator.

- Nikos Androulakis, 26 juillet 2022

Si le leader de l'opposition détient cette information, c'est parce qu'il a fait procéder, "par précaution", à un examen de son téléphone le 28 juin 2022.

Suite au scandale Pegasus révélé en 2021, qui avait touché des journalistes et des opposants du monde entier, le Parlement européen a décidé de créer un service spécial pour permettre aux eurodéputés de faire contrôler leurs appareils téléphoniques pour y détecter la présence de logiciels illégaux de surveillance.

Résultat : dès le premier contrôle, un lien suspect lié à l'outil de surveillance de Predator est détecté.

Dans la foulée, Nikos Androulakis décide de porter plainte auprès de la Cour suprême de son pays pour "tentative" d'espionnage de son téléphone portable et demande à la justice d'enquêter "immédiatement" sur cette affaire.

Sur cette photo prise le 26 juillet 2022, Nikos Androulakis s'adresse aux médias après avoir déposé une plainte à la Cour suprême d'Athènes pour une tentative d'espionnage de son téléphone portable à l'aide du logiciel malveillant Predator.
Sur cette photo prise le 26 juillet 2022, Nikos Androulakis s'adresse aux médias après avoir déposé une plainte à la Cour suprême d'Athènes pour une tentative d'espionnage de son téléphone portable à l'aide du logiciel malveillant Predator. © Tous droits réservés

Un aveu... partiel

En première ligne de ce scandale se trouve le Premier ministre conservateur Kyriakos Mitsotakis, l'opposition allant jusqu'à parler de "Watergate" personnel du chef d'tat. L'EYP a en effet été placé sous sa supervision depuis son élection en juillet 2019, en vertu d'une des premières réformes décidées par son gouvernement.

Sous pression, celui-ci confirme publiquement à la télévision, le 8 août dernier, la surveillance de Nikos Androulakis par les services de renseignement, mais nie en être à l'origine tout en pointant une "erreur politiquement inacceptable".

Ce qui s'est passé était peut-être légal, mais c'était une erreur. Je ne le savais pas et je ne l'aurais évidemment jamais autorisé.

- Kyriakos Mitsotakis, 8 août 2022

Le Premier ministre promet dans un même temps une série de "réformes" pour corriger "les défaillances" de l'EYP.

Kyriakos Mitsotakis, Premier ministre grec.
Kyriakos Mitsotakis, Premier ministre grec. © Tous droits réservés

Les conséquences

La révélation de cette affaire a en tout cas déjà eu pour conséquence directe les démissions de deux membres de l'entourage de Kyriakos Mitsotakis : celle du chef de l'EYP Panagiotis Kontoleon et celle du secrétaire général du bureau du Premier ministre, Grigoris Dimitriadis, qui est également son neveu.

Ce dernier est mis en cause par plusieurs médias d'investigation pour ses liens présumés avec une société de commercialisation de Predator en Grèce. Sa réaction ne s'est pas faite attendre : après sa démission, Grigoris Dimitriadis a attaqué en justice deux journaux, Reporters United et Efimerida ton Syntakton (EfSyn), leur réclamant des dommages et intérêts s'élevant à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poursuites judiciaires que Reporters sans frontières a vivement dénoncé, les qualifiant d'"abusives".

En ce qui concerne le chef de l'EYP, son remplacement est déjà acté. La majorité conservatrice a approuvé mercredi la nomination de Themistoklis Demiris, ancien secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, alors que tous les autres groupes parlementaires se sont opposés à ce choix.

La partie émergée de l'iceberg ?

Si la révélation du chef de l'opposition a fait du bruit en Grèce, elle ne représenterait en réalité que la partie émergée de l'iceberg, le "catalyseur" qui a mis le feu aux poudres. Avant cela, des journalistes d'investigation avaient déjà révélé avoir eux-même été surveillés par le même logiciel. Dès lors, certains s'inquiètent de l'ampleur du phénomène.

Aujourd'hui personne ne peut dire combien et quels hommes politiques, journalistes ou autres citoyens ont subi la levée du secret.

- Alexis Tsipras, ancien Premier ministre grec (2015-2019)

Eliza Triantafyllou, journaliste du site Inside Story, a commencé à enquêter sur l'affaire en janvier après la publication de deux rapports de l'université de Toronto Citizen Lab et de Meta (Facebook) évoquant "un nouveau logiciel espion intitulé Predator ayant des clients et des cibles en Grèce" notamment.

"Ces rapports sont passés à l'époque inaperçus dans les (grands) médias grecs alors qu'ils révélaient que le gouvernement grec avait probablement acheté Predator", rapporte Eliza Triantafyllou, dans un récent article. Selon elle, la commercialisation de Predator en Grèce s'effectue par la société Intellexa, qui dispose de locaux dans le pays et "de liens" avec l'Etat.

En avril dernier, Inside story a publié le premier cas confirmé de l'utilisation de Predator en 2021 contre un citoyen européen, le journaliste grec Thanasis Koukakis, spécialisé dans des affaires de corruption. En novembre 2021 déjà, le quotidien de gauche Efsyn révélait "la surveillance par l'EYP" du journaliste du média d'investigation Solomon, Stavros Malichudis, spécialisé dans les affaires migratoires.

Le journaliste grec Thanasis Koukakis, qui a intenté une action en justice après avoir affirmé avoir été espionné par les services de renseignement de l'État à l'aide du logiciel espion Predator, arrive à la Cour suprême d'Athènes, le 16 août 2022.
Le journaliste grec Thanasis Koukakis, qui a intenté une action en justice après avoir affirmé avoir été espionné par les services de renseignement de l'État à l'aide du logiciel espion Predator, arrive à la Cour suprême d'Athènes, le 16 août 2022. © Tous droits réservés

Pendant tout ce temps, le gouvernement du Premier ministre conservateur n'a cessé de nier "toute implication dans la surveillance de journalistes". Mais depuis, le voile se lève de plus en plus sur ce scandale qui semble ne pas se cantonner uniquement aux politiques et journalistes. "Google a confirmé en exclusivité à Inside Story que d'autres citoyens avaient été infectés par Predator en Grèce", ajoute Eliza Triantafyllou dans ses conclusions.

La Grèce, pire pays européen pour la liberté de la presse

Ces révélations faites par des médias d'investigation indépendants sont d'autant plus marquantes qu'elles interviennent dans un paysage médiatique empreint de la connivence des groupes des médias traditionnels avec les pouvoirs publics, sur fond d'intérêts politico-financiers.

Cette "volonté de contrôler l'information" a été signalée par Reporters sans frontière (RSF) dans son dernier rapport qui classe la Grèce en queue de peloton en Europe en matière de liberté de la presse, en 108e position sur 180 à l'échelle mondiale.

Carte de liberté de la presse dans le monde en 2022.
Carte de liberté de la presse dans le monde en 2022. © RSF

Une volonté qui se reflète une nouvelle fois dans cette affaire, lorsque le chef de cabinet du Premier ministre intente des actions en justice contre les médias ayant participé aux investigations ou lorsque le gouvernement s'en prend directement à une journaliste de Politico Europe, font remarquer les unions de journalistes.

Nous appelons le gouvernement grec à rétablir une relation de confiance avec la communauté journalistique. Pour cela, nous exigeons des autorités grecques qu’elles accélèrent les enquêtes sur les surveillance de journalistes. Nous attendons des autorités qu’elles fassent notamment la lumière sur les raisons ayant poussé l’EYP, une agence sous le commandement direct du Premier ministre, à mettre deux journalistes sous surveillance.

- RSF, 5 août 2022

La Commission européenne elle-même a haussé le ton, appelant le gouvernement grec à faire davantage pour la sécurité des journalistes.

Toute tentative des services de sécurité nationaux d'accéder illégalement aux données des citoyens, y compris des journalistes et des opposants politiques, si elle est confirmée, est inacceptable. Les États membres sont compétents pour préserver leur sécurité nationale et ils doivent superviser et contrôler leurs services de sécurité pour s'assurer qu'ils respectent pleinement les droits fondamentaux.

 - Commission européenne, 9 août 2022

Une enquête judiciaire est en cours pour faire la lumière sur ces écoutes.

Sur le même sujet : extrait du JT du 22/08/2022

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