Belgique

Producteurs, fournisseurs, distributeurs : comment les chaînons de l’agroalimentaire subiront-ils l’impact de la crise ukrainienne ?

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Par Jean-François Noulet

La guerre en Ukraine aura des conséquences sur le secteur agroalimentaire. La taskforce "Ukraine", qui rassemble les acteurs belges de l’agroalimentaire, le ministre de l’économie et celui des Classes moyennes, indépendants, PME et de l’Agriculture, s’est d’ailleurs réunie ce mardi afin d’évaluer l’impact du conflit en Ukraine pour les secteurs de l’agroalimentaire.

L’augmentation des coûts de production se faisait déjà sentir avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle s’accentue aujourd’hui. Le secteur doit aussi s’adapter au risque de pénurie de certains ingrédients. La Russie et l’Ukraine représentent 30% de la production mondiale de céréales, notamment de blé. 50% de l’huile de tournesol produite dans le monde l’est en Ukraine.

Certains experts s’attendent à une augmentation des prix des produits alimentaires de l’ordre de 20% d’ici la fin de l’année. Cette augmentation sera le reflet de l’augmentation des coûts pour les producteurs, les fournisseurs et les distributeurs. Cependant, entre ces maillons de la chaîne agroalimentaire, la négociation sera tendue pour se répartir l’augmentation des coûts.

Producteurs, fournisseurs, distributeurs : quel est le poids de chacun dans le prix d’un produit d’alimentation ?

Prenons un produit alimentaire "semi-industriel". Il se différencie des produits hautement industriels, tels que des plats préparés, nécessitant plus d’emballages et plus de processus de fabrication. Le pain industriel est un exemple type de produit alimentaire "semi-industriel".

Dans les produits alimentaires "semi-industriels", "sur un pain, l’agriculteur va gagner entre 4 et 5%", estime Pierre-Alexandre Billiet, expert en marketing chez Gondola.

Toujours sur un produit "semi-industriel, le secteur de la distribution, qui intervient en bout de chaîne, "prendra 30 à 40% du prix du produit", estime Pierre-Alexandre Billiet.

Entre l’agriculteur et le distributeur, les fournisseurs, c’est-à-dire les usines ou les ateliers où le produit est fabriqué, pèsent pour environ 55% du prix. Là-dedans, "il y a à peu près 15% en marketing, 10% en sales (vente), 40% pour la production même, soit l’achat de matières premières et la transformation", explique Pierre-Alexandre Billiet. Le reste, à peu près un tiers, c’est notamment pour la logistique et le fonctionnement de l’entreprise.

Dans les produits alimentaires "hautement industriels", la part du prix de vente du produit qui revient aux entreprises de transformation est un peu plus importante.

Toutefois, l’augmentation du prix des matières premières et celle des prix de l’énergie pèsent sur les marges des fournisseurs, dans un contexte où ces marges avaient déjà tendance à être sous pression.

Les coûts, les marges… Un sujet sensible : l’exemple du lait

Il n’est pas évident de mesurer la marge de manœuvre des différents maillons de la chaîne agroalimentaire. Les chiffres sur les coûts, sur les marges ne sont pas communiqués facilement, secrets industriels et commerciaux obligent.

Prenons le lait, par exemple, l’un des produits qui a le plus fait parler de lui ces dernières années. Il y a, en début de chaîne, les agriculteurs qui, régulièrement, font savoir que le prix auquel ils vendent leur lait ne couvre pas leurs coûts, dénonçant, à l’autre bout de la chaîne, les distributeurs qui font pression sur les prix à la baisse. Entre les deux, les laiteries sont entre le marteau et l’enclume.

Avant la guerre en Ukraine, les agriculteurs estimaient à environ 45 ou 46 centimes le litre le prix auquel le lait aurait dû être vendu aux laiteries afin de couvrir les coûts de production, alors que le lait a longtemps été vendu aux laiteries autour des 35 cents le litre.

Fin de l’année 2021, les producteurs de lait ont déjà connu des augmentations de coût, en partie compensées par une augmentation du prix de vente du lait. Les agriculteurs sont arrivés à des prix de vente du lait d’environ 45 centimes le litre. Mais à présent, la guerre en Ukraine vient à nouveau grever les coûts de production des agriculteurs. Les chiffres ne sont pas encore connus en Belgique. Ils sont calculés trimestriellement et tomberont prochainement. "Les trois postes de coûts les plus impactants, c’est l’alimentation du bétail, les fourrages qui doivent être achetés ou les compléments alimentaires qui ne sont pas produits à la ferme, les engrais et les semences pour produire les fourrages à la ferme et l’énergie", explique Benoît Haag. Ce dernier évalue à environ 29 ou 30 cents ces coûts de production.

Ces coûts, avec les conséquences de la guerre en Ukraine, risquent de fortement grimper. Du côté de la European Milk Board, une association européenne des producteurs de lait, on explique qu’au Danemark, les agriculteurs producteurs de lait ont déjà fait une estimation. Par rapport aux coûts en vigueur à l’automne 2021, le coût de l’électricité a été multiplié par deux. Celui du diesel a aussi doublé. Les engrais sont passés de 34 centimes le kilo à 67 centimes le kilo. Le prix des fourrages grimpe lui aussi.

Bref, tout indique que les producteurs de lait auront besoin d’obtenir des prix de vente plus élevés, probablement de l’ordre d’une dizaine de centimes d’augmentation par litre de lait vendu.

Deuxième maillon de la chaîne de production du lait, les laiteries. Ce sont elles qui achètent le lait. Et là aussi, on s’inquiète de la flambée des coûts. "C’est clair. Il y a surtout l’énergie, le gaz. Il y a certains emballages, par exemple le plastique, qui ont une relation avec l’énergie. Il y a les salaires", explique Renaat Debergh, l’Administrateur délégué de CBL, la Confédération belge de l’industrie laitière. "On estime l’augmentation des coûts pour un litre de lait à au moins 8 cents, hors prix payé au fermier", ajoute Renaat Debergh.

L’industrie laitière a dès lors les yeux tournés vers le secteur de la distribution, le troisième maillon de la chaîne, en espérant qu’il achète le lait un peu plus cher. "Le problème, c’est qu’on a négocié les prix en septembre-octobre, avant l’augmentation des prix du gaz et avant la guerre", explique Renaat Debergh de CBL. Selon lui, la réponse donnée par le secteur de la distribution est "ah non, vous avez un contrat et un contrat, c’est un contrat. Vous n’avez pas vu qu’il y aurait une guerre, c’est de la malchance pour vous", résume Renaat Debergh.

Notons toutefois que la Confédération belge de l’industrie laitière ne nous dira pas à quel prix les laiteries revendent le lait à la grande distribution. "Ce sont des informations confidentielles", répond Renaat Debergh.

Bref, avec les dix centimes par litre de lait dont auraient besoin les agriculteurs et les huit centimes d’augmentation des coûts calculés par l’industrie laitière, le prix de la brique de lait vendue aux alentours des 65 centimes, premier prix, devrait idéalement grimper de 18 centimes… A moins que chaque maillon de la chaîne, dont la grande distribution, n’accepte de prendre à son compte une partie de la hausse.

L’industrie agroalimentaire en demande de renégocier les prix

Très intensive en énergie, grande utilisatrice de surgélateurs, de fours, grande consommatrice de céréales et d’huile, l’industrie agroalimentaire est particulièrement concernée par l’augmentation des coûts de production. "Il y a beaucoup d’entreprises qui nous disent que leur production n’est plus rentable", explique Carole Dembour, économiste à la FEVIA, la fédération de l’industrie alimentaire, car les augmentations de coût font pression sur des marges déjà très basses. "La marge opérationnelle sur les ventes, pour le secteur, on serait en 2021, sur base de projections aux alentours de 2,8%, ce qui correspond quasiment à un minimum historique", explique Carole Dembour. Pour elle, "dans l’ensemble de la chaîne, on ne peut pas dire que les agriculteurs et les producteurs d’aliments aient beaucoup de marge".

Alors, pour le secteur agroalimentaire, il faudrait pouvoir aussi augmenter les prix. "Ce qu’il faut, c’est que le prix final puisse augmenter, que les retailers (la distribution) prennent en charge une partie des coûts", estime Carole Dembour. "Cela se répercutera sur le consommateur. Tout le monde est mis sous pression. Aucun maillon ne peut être épargné", ajoute-t-elle.

La difficulté, pour les entreprises du secteur agroalimentaire, c’est, comme on l’a vu plus haut pour le lait, qu’il faut pouvoir renégocier des contrats annuels déjà conclus avec le secteur de la distribution, explique Carole Dembour, de la FEVIA. La Fédération de l’industrie alimentaire a d’ailleurs interrogé ses membres qui ont tenté de renégocier un contrat avec la distribution. "40% n’ont pas eu de réponse. 30% ont essuyé un refus. Pour les 30% restants, une hausse marginale a été consentie", constate l’économiste de la FEVIA.

A sa décharge, le secteur belge de la grande distribution subit aussi la pression d’un concurrent néerlandais qui s’implante de plus en plus en Belgique. Bénéficiant de sa puissance commerciale aux Pays-Bas, il fait pression sur les prix en Belgique.

Nous avons sollicité ce mardi Comeos, la fédération belge du secteur de la distribution, pour mesurer l’impact des augmentations de coût sur les marges du secteur, depuis le début de la guerre en Ukraine. Nous n’avons pas encore eu de réponse.

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