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Projet de loi en France pour bannir les cyberharceleurs : Myriam Leroy explique son scepticisme

Myriam Leroy souhaite lever l'impunité des cyberharceleurs.

© Romain Garcin

Par Maya Cham via

Le gouvernement français a déposé fin avril un projet de loi proposant de bannir temporairement des réseaux sociaux les cyberharceleurs et autres auteurs de haine en ligne condamnés en justice. Serait-ce souhaitable de transposer cette mesure à la Belgique ? Nous avons posé la question à Myriam Leroy, coréalisatrice avec Florence Hainaut du documentaire #SalePute consacré aux cyberviolences misogynes. La journaliste, chroniqueuse, romancière et dramaturge belge a elle-même été cyberharcelée. Si dans son cas précis le harceleur a pu être poursuivi en justice, elle dénonce l'impunité dont bénéficie l'immense majorité des cyberharceleurs. 

Pour "sécuriser et réguler l’espace numérique" le gouvernement français envisage d’interdire aux personnes condamnées pour cyberharcèlement ou autre forme de haine en ligne (racisme, sexisme, homophobie etc.) l’accès aux réseaux sociaux. Les auteurs de ces délits verraient leurs comptes bloqués pour une durée de six mois à un an. Les plateformes n’appliquant pas la mesure s’exposeraient à une amende de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ce projet de loi est pour l’heure soumis au Conseil d’Etat.

Cette mesure peut-elle permettre de lutter efficacement contre la haine en ligne ? Doit-on s’en inspirer en Belgique ? Nous avons demandé l’avis de Myriam Leroy qui a interviewé une dizaine de femmes cyberharcelées pour le documentaire #SalePute qu’elle a co-réalisé. Elle-même a subi pendant plusieurs années des cyberviolences, comme 73% de femmes dans le monde. L’auteur du cyberharcèlement a été condamné fin 2021 par le tribunal correctionnel de Bruxelles mais a fait appel de la décision. Un nouveau procès doit s’ouvrir en 2024.

Myriam Leroy pose un regard prudent sur la mesure proposée par le gouvernement français : "Il faut juger sur pièces, bien sûr, mais je ne crois pas trop à l’efficacité d’un bannissement des personnes condamnées. Peut-être que ça aura éventuellement un impact envers l’un ou l’autre petit vieux pas trop geek, qui s’est laissé dépasser par ses émotions, mais les autres, les plus jeunes, les plus motivés, les trolls coordonnés politiquement, ceux qui maîtrisent un brin l’informatique, contourneront sans problème l’interdiction. Nombre de harceleurs se partagent déjà les clés de comptes, se les revendent les uns les autres, utilisent un VPN pour brouiller les pistes…"

Elle pointe aussi la lenteur des procédures judiciaires peu compatible avec l’instantanéité d’Internet : "La justice est lente. Aboutir à un procès après une plainte au pénal peut prendre 3 ou 4 ans. Si la personne condamnée fait appel, cet appel est suspensif de la peine, et il faut attendre encore 2 ou 3 ans pour qu’elle soit jugée à nouveau. (Sans compter les éventuels pourvois en cassation.) (ndlr : dans son cas, les faits de harcèlement concernés par la procédure judiciaire remontent à 2012 – 2017) Est-ce que ça a vraiment un sens d’interdire de réseaux un agresseur 7 ou 8 ans après les faits ?"

Quel type de peine peut-on alors imaginer ? Pour la journaliste, "une peine qui semblerait appropriée, dans les cas les plus graves : le bracelet électronique." Elle explique : "Le harcèlement par des moyens numériques est une prison, un enfermement pour la victime, qui perd en autonomie, tant physique que numérique. Le bracelet, en ce qu’il limite les déplacements de l’agresseur, et s’il est visible, en ce qu’il est susceptible de susciter une réprobation sociale, est une réponse symboliquement très juste aux violences subies."

"La loi belge, un drame pour toutes les victimes"

Autre point critique dans ce projet de loi : cibler les auteurs de haine en ligne condamnés par la justice, or seule une toute petite minorité est jugée. L’impact de la mesure risque donc d’être limité. Et cela serait encore plus vrai en Belgique où la loi est peu adaptée au phénomène de cyberharcèlement comme le souligne amèrement Myriam Leroy : "En Belgique, hors racisme et antisémitisme, tout ce qui est écrit et public est considéré comme du journalisme, et protégé comme tel. Donc toto69 qui te traite de " grosse pute " toute la journée bénéficie de la même protection que le journaliste qui lève d’immenses lièvres relevant de l’intérêt général. Il est dès lors impossible de faire condamner quelqu’un pour harcèlement si celui-ci a lieu uniquement par écrit via les réseaux sociaux."

Elle poursuit : "Inutile d’aller déposer plainte. Moi j’ai réussi à faire condamner mon harceleur parce qu’il avait aussi agi dans la vie "physique", ce qui nous a permis de ne pas nous échouer sur l’écueil de ce qu’on appelle "le délit de presse". La loi belge est l’une des moins adaptées au monde à l’évolution des technologies et des modes d’expression. C’est un drame pour toutes les victimes : elles sont confrontées à une impunité totale."

Comme d’autres spécialistes, elle pointe du doigt l’article 150 de la Constitution : "Il faudrait une volonté politique de modifier un article de la Constitution, l’article 150, pour que les expressions haineuses relevant du sexisme ou de l’homophobie (pour ne citer que ces critères de discrimination) sortent du "délit de presse". Mais plusieurs partis bloquent, et la majorité spéciale n’est pas atteinte au Parlement. Peut-être que quand il y aura des meurtres ciblés motivés par des discours de haine, comme ce fut hélas le cas en Allemagne, ça dessillera les yeux sur l’urgence de la situation. "

Lever l’impunité des cyberharceleurs est pour elle une priorité : "La priorité : changer la loi pour permettre des procès au pénal. Et ensuite, poursuivre. Une immense majorité des plaintes sont classées sans suite. Ça ne veut pas dire que l’auteur de l’agression est blanchi, parfois même est-il rappelé à l’ordre dans le courrier de classement du parquet. Ça dit surtout que le parquet ne place pas là ses priorités."

Une liberté d’expression aussi pour "celleux qui s’en prennent plein la tronche tous les jours via Internet"

Le projet de loi du gouvernement français n’entre pas dans les détails techniques de l’application d’un bannissement numérique mais beaucoup s’interrogent sur la faisabilité d’une telle mesure : si le bannissement repose sur une adresse e-mail ou un numéro de téléphone, il est facile d’en changer et s’il repose sur une adresse IP ça pénalise les éventuels cohabitants de l’individu condamné. Le bannissement serait facilité si l’accès aux réseaux sociaux était couplé à des données certifiant la véritable identité de l’utilisateur (comme des documents officiels) mais n’est-ce pas risqué de livrer aux plateformes de telles informations ? Moins d’anonymat pour plus de sécurité, serait-ce la solution ? Pas pour Myriam Leroy qui rappelle que "l’anonymat (qui est en réalité un pseudonymat) n’est pas utile qu’aux agresseurs. Il protège aussi les lanceuses et lanceurs d’alerte et les usagers plus faibles de l’espace public." Elle est catégorique : "Je ne plaide pas pour son interdiction."

D’autres projets de loi pour lutter contre le cyberharcèlement et la haine en ligne ont échoué face à la défense de la liberté d’expression. Myriam Leroy met en garde : "La liberté d’expression, de nos jours, est systématiquement envisagée du point de vue de celui qui a toujours eu le monopole de l’expression, ou qui crie le plus fort. Lorsqu’on l’invoque, c’est pour couvrir des contenus haineux. C’est un dévoiement complet de cette notion. On ne parle jamais de la liberté d’expression à laquelle devaient avoir accès les femmes, les publics minorisés, les minorités, toustes celleux qui s’en prennent plein la tronche tous les jours via Internet, et qui se coupent de ces surfaces d’expression pour espérer avoir la paix."

Parler aux agresseurs et à leur public

De quelles autres façons peut-on lutter contre la haine en ligne ? A travers l’éducation et la prévention ? "L’éducation, sans doute", répond Myriam Leroy. Mais elle précise : "Pas seulement de la jeunesse. J’éduquerais avant tout la vieillesse, qui semble former le gros du bataillon des personnes condamnées, en France et en Allemagne notamment.

Quant à la prévention elle aimerait l’adresser aux agresseurs plutôt qu’aux agressés : "La prévention, aussi, mais pas à l’égard des victimes potentielles. Il faut parler aux agresseurs, et à leur public. Aux indifférents. A ceux qui regardent ces violences sans s’émouvoir. Les victimes potentielles sont actuellement abreuvées de conseils de bonnes pratiques. Qui tendent toutes à réduire leur liberté et leur autonomie sur les réseaux (ne pas s’afficher dans telle ou telle tenue, passer en mode privé, etc.). Je suis contre ces Do’s and Don’t, qui relèvent souvent d’une forme subtile de "victim blaming". Aucun truc, aucune astuce ne permet d’éviter à coup sûr le harcèlement. Je ne vois de salut que dans un renversement du paradigme : qu’il devienne "honteux" d’être un harceleur, alors qu’aujourd’hui encore, la honte est du côté de la personne harcelée."

Ses combats féministes et, plus largement, en faveur des publics minorisés, Myriam Leroy continue à les porter dans ses œuvres. Elle a fait paraitre un troisième roman "Le mystère de la femme sans tête" qui retrace le parcours d’une résistante décapitée durant la Seconde Guerre mondiale. Cette destinée héroïque et tragique a également inspiré son dernier podcast "La poupée russe" qu’elle a d’ailleurs présenté au micro de Tipik.

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