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Prokofiev en Amérique, incompris puis adulé

Manhattan Bridge, carte postale

© Getty Images

Par Axelle Thiry via

Après l’insurrection de Saint-Pétersbourg, rebaptisée Pétrograd, Prokofiev décide de fuir l’atmosphère étouffante de la guerre civile. Il veut émigrer en Amérique. Il réussit à monter dans un train pour Vladivostok… on dit que c’est le dernier. A 27 ans, Prokofiev embarque pour les Etats-Unis.

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Premiers pas en Amérique

Sergueï Prokofiev et le cinéaste Sergueï Eisenstein à Chicago, en 1919.
Sergueï Prokofiev et le cinéaste Sergueï Eisenstein à Chicago, en 1919. © Tous droits réservés

Un des musiciens les plus prometteurs depuis Stravinski, vient tout juste d’arriver, après de nombreuses aventures, de Petrograd à New York.

Titre le New York Times, le 19 septembre 1918. Au mois de décembre, Serge Prokofiev joue son Premier Concerto pour piano au public américain. Les auditeurs retiennent leur souffle pendant que ce grand jeune homme entre sur scène à longues enjambées, frémissant comme une flamme. Mais les critiques sont dures. On lit dans les journaux : "Si c’est de la musique, je crois que je préfère l’agriculture". Prokofiev est qualifié de "Chopin-cosaque des générations à venir". On lit encore ceci : "Le compositeur livre bataille au clavier, et ce duel entre les doigts qui s’agrippent et les touches de piano qui n’en peuvent plus provoquent la mort de la consonance".

Le pianiste titan

Sergueï Rachmaninov

Le 20 novembre 1918, Prokofiev donne un récital de piano à New York. Il joue des œuvres de ses compatriotes comme Rachmaninov et Scriabine mais aussi sa Deuxième sonate. Les journalistes américains sont sidérés par Prokofiev. Ils lui donnent toute une série de surnoms : " l’homme aux doigts d’acier, le pianiste titan ". Sa musique devient le " bolchevisme en art ", " le chaos russe ". On lit dans les journaux : " Le finale de la 2e sonate rappelle la charge d’un troupeau de mammouths sur un plateau asiatique. Lorsque la fille d’un dinosaure terminait ses études au conservatoire de son temps, les pièces de Prokofiev figuraient déjà au répertoire. " Serge Prokofiev est ravi. Peu importe qu’on dise du bien de sa musique ou qu’on en dise du mal, l’essentiel, c’est qu’on en parle.

De New-York à Chicago

Le soir où Prokofiev joue sa Deuxième sonate en ré mineur au public américain, Serge Rachmaninov est dans la salle. Il entend Prokofiev jouer certains de ses Préludes, qui figurent aussi au programme. Serge Rachmaninov est arrivé à New York la même année que Serge Prokofiev, quelques semaines plus tard. Rachmaninov pose le pied à New York le 10 novembre 1918, la veille de l’armistice ! C’est aussi la révolution russe de 1917 qui l’a poussé à quitter son pays. A 44 ans, il est parti, comme dit l’un de ses amis, avec ses mains pour seul capital, et il a repris une carrière de soliste. En Amérique, Rachmaninov devient vite célèbre. Mais son pays natal lui manque. Comme Prokofiev, il se sent un peu déraciné. En tant que pianiste, Rachmaninov va rencontrer le triomphe en Amérique. Son exil va véritablement marquer le début de sa légende de virtuose.

Aux Etats-Unis, on propose à Serge Prokofiev un engagement de concerts sur plusieurs années mais il refuse. Il confie : "J’étais tellement sûr de rentrer chez moi au bout de peu de temps que je ne voulais pas entendre parler d’une servitude qui promettait de traîner en longueur". Prokofiev est déçu par le public new-yorkais. Il décide de tenter sa chance à Chicago. Il rejoue son premier concerto et cette fois, le public l’acclame. La presse est plutôt réticente, sauf peut-être le Daily News du 7 décembre qui publie ceci : "Aujourd’hui la Russie nous administre l’antidote de l’impressionnisme musical français, dont le clair-obscur délicat et séducteur avait imprégné toute la musique d’avant-guerre".

Prokofiev à l’opéra

La soprano russe Anna Netrebko (qui interprète 'Natasha Rostova') au Metropolitan Opera debut in the Metropolitan Opera dans une production de "Guerre et Paix" de Prokofiev

Prokofiev est introduit à l’opéra de Chicago. Le directeur, Cleofonte Campanini, est séduit par l’idée de Prokofiev d’écrire un opéra sur la pièce de Carlo Gozzi, l’Amour des trois oranges. L’opéra est reporté, suite au décès de Campanini. On le donne finalement le 30 décembre 1921. Prokofiev est frappé par le manque d’ingéniosité du metteur en scène et il va lui-même dans les coulisses, pour expliquer leur rôle aux chanteurs. Il monte sur scène pour donner des instructions au chœur. Le metteur en scène, Koyni, s’énerve, et il demande à Prokofiev : " Pour parler franc, qui est préposé pour faire ce travail, vous ou moi ? " Prokofiev répond : " Vous, pour faire respecter mes intentions ".

Le 30 décembre on donne l’Amour des Trois Oranges à Chicago et c’est le triomphe ! L’opéra est surtout connu pour la Suite pour orchestre que Prokofiev écrit en 1924, et en particulier, pour la Marche.

La maladie, puis l’amour

Pendant son séjour en Amérique, Prokofiev tombe malade. Il a d’abord la scarlatine, puis une diphtérie, puis une furonculose. A l’hôpital, Prokofiev est un cauchemar pour les infirmières. On veut qu’il se repose et surtout qu’il ne travaille pas trop. Quelle idée ! Prokofiev refuse de se soumettre à cette discipline. Il cache du papier à musique sous son lit et quand il est pris en flagrant délit, il se met dans des colères noires. Quand il sort de l’hôpital, il retrouve une de ses admiratrices qu’il avait rencontrée à New York, après un de ses concerts à Carnegie Hall en 1918, Lina. Il l’avait revue chez les Rachmaninov. C’est une jeune femme d’ascendance russo-catalane. Prokofiev lit dans son regard la fierté latine mais aussi le romantisme le plus ardent. Lina est une femme de caractère, cultivée, les sujets de conversation ne manquent pas. Prokofiev est conquis. Dans l’effervescence de cette idylle, il est dans une fièvre créatrice. Il donne aussi des concerts et n’hésite pas à inscrire au programme de ses concerts des œuvres de Beethoven, Schumann ou encore Frédéric Chopin.

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"Il m’arrivait d’errer dans l’immense Central Park de New York. Et je regardais les gratte-ciel qui l’entourent. Avec rage, je pensais aux formidables orchestres américains qui ne voulaient rien connaître de ma musique, aux critiques qui ressassaient des lieux communs du genre 'Beethoven est un génie', qui repoussaient systématiquement ce qui était nouveau…, aux imprésarios qui n’organisaient de tournées que si on acceptait de jouer cinquante fois un programme composé de morceaux universellement connus et qui craignaient l’inédit comme la peste ! J’étais venu ici avant l’heure. L’enfant n’était pas suffisamment mature pour comprendre la musique nouvelle.", écrit-il.

Mais Prokofiev ne se laisse pas abattre. Un jour, il flâne dans une librairie. Il met la main sur une revue sur le symbolisme russe et il découvre l’existence du roman de Valeri Brioussov, L’Ange de feu, un livre où on parle du diable apparu à une jeune fille, qui la séduit et la pousse à commettre des actes condamnables. Prokofiev décide d’en tirer un opéra en cinq actes. Il compose aussi une Ouverture sur des thèmes juifs, opus 34, en deux jours seulement. On la jouera en avril 1920 à New York.

Paris – New-York, allers-retours

Illinois Central Railroad Train

Prokofiev tire un bilan mitigé de son séjour aux Etats-Unis. L’Amérique tend à ignorer en lui le compositeur, pour ne vanter que le pianiste. Etrange nouveau monde, dans lequel Prokofiev ne trouve pas vraiment sa place. A un journaliste qui lui demandait de définir un musicien classique, il répond : "C’est un type insensé. Ecrire seulement selon les règles établies par les classiques précédents, cela signifie qu’on n’est pas un maître mais un élève. Un tel compositeur est facilement assimilé par ses contemporains, mais il n’a aucune chance de survivre à sa génération." En avril 1920, la lassitude l’emporte et Prokofiev s’embarque pour la France. Dans sa valise, il a notamment Les Contes de la vieille grand-mère, les premières pages qu’il a écrites sur le sol américain. Elles ont vu le jour dans l’agitation de Manhattan, et pourtant, elles sont si typiquement russes. Comme dit Francis Poulenc, à l’ombre des gratte-ciel, Prokofiev a dû avoir un peu le mal du pays. Ces Contes parlent de l’enfance, et de la nostalgie que cette période insouciante inspirait à Prokofiev. Il écrit en marge de la partition : "Certains souvenirs sont à moitié effacés dans sa mémoire, d’autres n’en disparaîtront jamais."

L’Amérique tarde à reconnaître ses talents de compositeur, mais il ne se laisse pas décourager. Le voyage lui permet de goûter les joies du soleil. Il écrit à Stravinski, le 22 décembre 1920 : "Cher Igor Feodorovitch, bien cuit par le soleil brûlant. Je vous embrasse de Mexico. Dans un mois ou un mois et demi j’espère mettre le cap sur l’Europe et vous embrasser pour de vrai."

Entre les années 1923 et 1932, Prokofiev prendra Paris comme point d’attache. Les Parisiens s’entichent de lui. C’est une révélation. Tout le monde veut l’entendre ! Le public français admire aussi la musique de Maurice Ravel, et quelques années plus tard, en 1928, Ravel traversera lui aussi l’Atlantique pour rejoindre les Etats-Unis.

Le triomphe, enfin

Le réalisateur Rouben Mamoulian sur un plateau de tournage

Au début de l’année 1938, Serge et Lina Prokofiev entament une tournée qui se termine aux Etats-Unis. Cette fois, c’est le triomphe. Prokofiev est enfin reconnu en Amérique comme grand compositeur. Le cinéaste Rouben Mamoulian organise un banquet en l’honneur de Serge Prokofiev, où Marlène Dietrich et Arnold Schoenberg sont présents. Prokofiev tente peut-être d’obtenir un contrat des studios Walt Disney ? Il écrit à ses enfants Sviatoslav et Oleg, confiés à Nicolaï Miaskovsky : "Il y a déjà dix jours que je suis en Californie, il fait très chaud. J’ai oublié ce que c’est qu’un manteau. Les arbres sont couverts d’oranges et de pamplemousses. Ici à Hollywood on fabrique des films américains. Pour cela, ils construisent des maisons entières, des châteaux, et des villes en carton. Aujourd’hui, j’ai assisté à un tournage. Dans un énorme hangar très haut on avait reconstitué la place d’une ancienne ville que des acteurs traversaient en galopant sur des chevaux. Je suis aussi allé chez le papa de Mickey Mouse. Je vous embrasse tous les deux très fort. Votre Papa."

Prokofiev tire sa révérence à l’Occident

Quand Prokofiev a joué son Troisième concerto pour piano aux Américains en 1937, on a salué son œuvre comme "le plus beau concerto moderne pour piano". Cette tournée lui a rapporté assez d’argent pour réaliser un rêve. Il s’est acheté une magnifique Ford modèle 37, bleue, aérodynamique, qu’il a fait expédier à Moscou par bateau. Mais cette image de luxe évident sera perçue comme une provocation qui lui attirera la jalousie de ses confrères.

Pendant son dernier séjour aux Etats-Unis en 1938, Prokofiev reçoit un message de Vernon Duke l’informant qu’un studio de cinéma est prêt à lui offrir un salaire mirifique pour collaborer avec lui. Prokofiev aurait répondu : "C’est un bel appât, mais je n’y mordrai pas ! Je dois retourner à Moscou, à ma musique et à mes enfants." Après, le couple passe quelques jours à Paris où Prokofiev donne un récital à l’ambassade soviétique, avant de retourner à Moscou, le 16 avril. Les portes de l’Occident se referment alors à jamais.

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