Qatargate

Qatargate : la FGTB et la CSC demandent le départ de Luca Visentini de la tête de la Confédération syndicale internationale

Levées d’immunité, interpellations, inculpations. Le Qatargate a fortement secoué le Parlement européen. Plusieurs de ses membres sont soupçonnés d’avoir participé à un vaste réseau de corruption au profit du Qatar et du Maroc.

Mais l’enquête lancée par la justice belge provoque également des remous au sein du mouvement syndical international. À cause d’un homme : Luca Visentini. Moins d’un mois avant le Qatargate, l’Italien avait pris la tête de Confédération syndicale internationale (CSI), une organisation dans laquelle on retrouve les grands syndicats belges et qui dit représenter 200 millions de travailleurs dans le monde.

Un syndicaliste italien interpellé

Luca Visentini, le nom de ce syndicaliste de haut niveau, aussi bien en Europe qu'à l'international, est apparu dès le début du Qatargate. Le vendredi 9 décembre 2022, quand le scandale éclate, il est interpellé à Bruxelles. Comme les autres principaux acteurs du dossier, l’ex-eurodéputé Pier Antonio Panzeri, la vice-présidente du Parlement européen Eva Kaili et son compagnon Francesco Giorgi, il est soupçonné de participer à une organisation criminelle, un vaste réseau de corruption au profit du Qatar.

La détention de Luca Visentini sera brève. 48 heures. Il est libéré sous conditions, sans inculpation. Pourtant, par la suite, l’Italien fait des aveux. Tout en se disant innocent, il reconnaît avoir reçu un " don " de Fight Impunity, l’ONG des droits de l’homme créée par l’italien Pier Antonio Panzeri, le cerveau présumé du Qatargate.

Luca Visentini a reçu un don de "moins de 50.000 euros" de la part de Fight Impunity, l’ONG de Pier Antonio Panzeri.
Luca Visentini a reçu un don de "moins de 50.000 euros" de la part de Fight Impunity, l’ONG de Pier Antonio Panzeri. © Photo by John THYS / AFP

Un don de Fight Impunity

"J’ai reçu un don de Fight Impunity, pour un montant global de moins de 50.000 euros", a affirmé Luca Visentini le mercredi 21 décembre 2022 dans une déclaration adressée au Conseil général de la CSI. Dans ce document, que nous nous sommes procuré, il explique également ce qu’il a fait de cette somme.

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Le don de Fight Impunity lui a permis de financer sa campagne électorale pour prendre la tête de la CSI, la Confédération syndicale internationale : "J’ai transféré une partie de ce don à la CES (la Confédération européenne des syndicats dont Luca Visentini a été le secrétaire général entre 2015 et 2022 – ndlr) pour rembourser la plupart des coûts de ma campagne pour le Congrès de la CSI, et une partie du don à la CSI pour soutenir les frais de voyage au Congrès des syndicats qui ont des moyens financiers limités ou nuls."

Une élection qu’il a gagnée. Le mardi 22 novembre 2022, Luca Visentini est devenu le nouveau secrétaire général de la CSI.

Le monde syndical sous le choc

Luca Visentini assure avoir accepté ce "don en espèces de bonne foi, en raison de la qualité du donateur et de son caractère non lucratif". Mais ses arguments n’ont pas totalement convaincu dans les rangs syndicaux. Un mois à peine après son élection, Luca Visentini a été suspendu de ses fonctions.

Marc Leemans : "J’ai été vraiment perplexe et même scandalisé par ce qui s’est produit. C’est du jamais vu, jamais vécu."
Marc Leemans : "J’ai été vraiment perplexe et même scandalisé par ce qui s’est produit. C’est du jamais vu, jamais vécu." © RTBF

Mais aujourd’hui encore, la fièvre ne baisse pas. En tout cas, pas chez nous, en Belgique. Marc Leemans, le président de la CSC, ne décolère pas. "Moi, j’ai été vraiment perplexe et même scandalisé par ce qui s’est produit", commence le dirigeant du syndicat chrétien. "Parce que Monsieur Visentini a reconnu qu’il avait de l’argent, en espèce, en liquide et qu’il a utilisé une grande partie de cet argent pour organiser sa campagne électorale. Qu’un leader syndical, au niveau international ou européen, ait besoin de fonds pour organiser une campagne, selon nous, c’est du jamais vu, du jamais vécu. Chez nous, on croyait peut-être, à tort, qu’on était quand même un peu plus solide sur ce terrain-là. C’était donc une grande déception."

Thierry Bodson, de la FGTB : "Permettre à certaines organisations syndicales qui ont peu de moyens de venir et de payer leurs billets d’avion, c’est acheter des voix. C’est inadmissible."
Thierry Bodson, de la FGTB : "Permettre à certaines organisations syndicales qui ont peu de moyens de venir et de payer leurs billets d’avion, c’est acheter des voix. C’est inadmissible." © RTBF

Plus direct encore, le président de la FGTB, Thierry Bodson, affirme que Luca Visentini a tout bonnement acheté son élection. "Il faut savoir que le congrès de la CSI s’est déroulé en Australie et qu’il fallait être présent physiquement pour avoir le droit de vote et le droit de décision. Donc, évidemment, à partir du moment où on a la capacité de pouvoir permettre à certaines organisations syndicales qui ont peu de moyens de venir et de payer leurs billets d’avion, c’est acheter des voix, il n’y a pas d’autres définitions à cela. Donc c’est inadmissible."

L’argent de la corruption ?

Mais Luca Visentini a-t-il défendu d’une manière ou d’une autre les intérêts du Qatar, en échange de l’argent reçu de la part de Fight Impunity ? Lui nie catégoriquement.

"Je conteste toutes les accusations à mon égard ", s’est-il défendu devant le Conseil général de la CSI. " On ne m’a rien demandé en échange de cet argent et aucune condition n’a été fixée pour ce don. Ce don n’était pas lié à une quelconque tentative de corruption, ni pour influencer ma position syndicale sur le Qatar ou sur toute autre question. "

Pour bien comprendre la position de Luca Visentini sur le Qatar, il faut d’abord en connaître le contexte. Selon les enquêteurs belges, l’émirat a voulu influencer illégalement les décisions du Parlement européen, dans le but de faire taire les critiques sur les abus commis sur les travailleurs migrants venus construire les stades et les infrastructures de la Coupe du monde de football. Un sujet hautement sensible pour le Qatar.

En octobre 2022, à Doha, Luca Visentini, alors secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, rencontre le ministre qatari du Travail Ali Bin Samikh Al-Marri.
En octobre 2022, à Doha, Luca Visentini, alors secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, rencontre le ministre qatari du Travail Ali Bin Samikh Al-Marri. © Ministère du Travail du Qatar

Loin de se montrer aussi critique que des organisations de défense des droits de l’homme, comme Amnesty International ou Human Rights Watch, Luca Visentini préfère, lui, saluer les réformes du droit du travail entreprises par le Qatar. "Il reste encore du travail à faire sur la mise en œuvre des réformes, mais le Qatar doit être considéré comme une success story", déclarait le syndicaliste italien en octobre dernier après une visite à Doha, alors qu’il était encore secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats. "La Coupe du monde de football a sans aucun doute été l’occasion d’accélérer le changement, et ces réformes peuvent constituer un bon exemple à étendre à tous les autres pays qui accueilleront à l’avenir de grands événements sportifs."

Le Qatar, une success story. Vraiment ?

La position de Luca Visentini ne sort pas de nulle part. Il ne fait que suivre la ligne de la Confédération syndicale internationale. En juin 2022, l’Australienne Sharan Burrow, qui a précédé Luca Visentini à la tête de la CSI, vantait déjà les efforts de l’émirat.

Dans une vidéo promotionnelle publiée par le ministère du travail du Qatar, elle déclarait : "Aux personnes qui attaquent le Qatar pour son droit du travail depuis l’extérieur du pays, nous disons : allez-y et regardez. Allez voir le changement. Le système d’esclavage moderne de la Kafala est mort. Il y a des lois sur le travail, il y a du progrès. […] Le système d’indemnisation est en place. Les travailleurs peuvent obtenir justice au Qatar."

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Mais tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Les défenseurs des droits humains se montrent bien plus prudents à l’égard du Qatar. C’est le cas par exemple de Fair Square. Cette ONG, basée à Londres, a écrit une lettre à la CSI en novembre 2022, lui reprochant de ne pas dénoncer les graves abus commis par l’émirat.

Un exemple : pour James Lynch, co-directeur de Fair Square, la Kafala, ce système qui met les travailleurs migrants à la merci de leurs employeurs n’est pas mort au Qatar. "En 2020, il y a eu une réforme juridique importante qui, sur le papier du moins, s’attaquait à la Kafala. Mais le problème, c’est que nous avons assisté à trois années de mise en œuvre extrêmement médiocre, au point que l’on peut se demander s’il y a vraiment eu une intention de mettre en place cette réforme. Or la CSI n’a jamais parlé de ces questions et a déclaré, au contraire, que la Kafala était morte. Il y a eu de multiples rapports à ce sujet. Quiconque travaille sur le terrain sait que cette déclaration est fausse."

James Lynch, co-directeur de Fair Square : "La CSI a déclaré que la Kafala est morte. Quiconque travaille sur le terrain sait que cette déclaration est fausse."
James Lynch, co-directeur de Fair Square : "La CSI a déclaré que la Kafala est morte. Quiconque travaille sur le terrain sait que cette déclaration est fausse." © RTBF

La Confédération syndicale internationale aurait donc tendance à enjoliver les réformes menées par le Qatar. Pour l’ONG Fair Square, c’est vraiment problématique parce que la CSI est une institution respectable et écoutée partout dans le monde.

La FGTB et la CSC ne veulent plus de Visentini

Face à l’onde de choc provoquée par l’interpellation temporaire de Luca Visentini, la CSI a dit s’opposer à toute forme de corruption et elle a pris deux initiatives. Elle a lancé un audit indépendant qui doit analyser les finances de l’organisation. Et puis, elle a mis en place une commission spéciale chargée d’enquêter sur les allégations de corruption au sein de la CSI. Leurs conclusions sont attendues dans deux semaines.

Mais pour Luc Leemans de la CSC, il est déjà certain que Luca Visentini n’a plus sa place à la tête de la CSI. "La CSC a été parmi les organisations les plus claires au niveau de son expression envers ce qui s’est passé. Nous avons dit tout de suite que monsieur Visentini ne pouvait pas rester au volant de l’organisation et qu’il fallait prendre une décision sur base d’éléments fondés le plus vite possible. […] Un fruit pourri, il faut l’enlever tout de suite parce que sinon tout le panier risque d’être détruit. La cause syndicale et la défense collective des travailleurs partout dans le monde sont tellement importantes que nous devons être droits dans nos bottes."

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Comme la CSC, la FGTB demande elle aussi la destitution de Luca Visentini. Et pour Thierry Bodson, s’il le faut, d’autres personnes seront écartées. "Le problème auquel on est confronté, c’est que l’équipe actuelle est une équipe qui est fortement constituée de ceux qui auparavant travaillaient déjà avec madame Burrow, l’ancienne secrétaire générale de la CSI, à qui on peut reprocher un manque de transparence au cours des années précédentes. Donc, il y a un mode de fonctionnement qui doit être modifié. Peut-être faudra-t-il changer d’autres personnes à l’intérieur de l’équipe dirigeante."

Le Qatargate pourrait donc bien provoquer de nouvelles secousses dans les hautes sphères du syndicalisme mondial. Reste à voir si la fermeté des syndicats belges est largement partagée au sein de la Confédération syndicale internationale. On y verra plus clair à l’issue de la réunion du Conseil général de la CSI prévu à Bruxelles le samedi 11 mars prochain.

Sur le même sujet : Matin Première

Le focus sur Luca Visentini

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