Un jour dans l'histoire

Quand la nostalgie était considérée comme une maladie mortelle

Un Jour dans l'Histoire

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Au début du 19e siècle, on 'avait' la nostalgie comme on avait le typhus, et on en mourait souvent. La nostalgie frappe surtout les soldats, les travailleurs migrants, les colons, les expatriés. La nostalgie tue, parfois plus que la violence des combats. Comment en est-on arrivé à pathologiser la nostalgie ? Quand et pourquoi a-t-on cessé de le faire ? De quelle manière est-on passé du regret, du manque d’un espace familier à la recherche d’un temps perdu ? Thomas Dodman, maître de conférences à l’université de Columbia, New York, nous livre ses réponses.

Thomas Dodman est l’auteur de Nostalgie – Histoire d’une émotion mortelle.

La nostalgie naît en tant que maladie au 17e siècle

Thomas Dodman publie "Nostalgie – Histoire d’une émotion mortelle"

L’étymologie du mot remonte aux racines grecques nostos, qui évoque le retour au foyer. C’est un terme fondateur de l’œuvre d’Homère, avec l’Iliade, l’Odyssée.

Mais selon Thomas Dodman, le mot nostalgie serait un néologisme apparu à la fin du 17e siècle, dans le monde alsacien, entre Mulhouse et Bâle. Les raisons de cette nouvelle maladie, définie comme une forme de mélancolie, ne se trouvent pas dans des explications purement médicales.

Il faut plutôt aller chercher dans le contexte historique, politique et militaire de l’époque, pour comprendre pourquoi un jeune étudiant en médecine, Johannes Hofer, décide de dénommer ce mal nostalgie, inventant ainsi un néologisme médical pour sa thèse. Pour parler de cette fièvre, de cette langueur qui prend les jeunes soldats, il évoque 'les esprits animaux', c’est-à-dire tous ces fluides nerveux qui activent les différentes parties du corps et qui peuvent y créer des déséquilibres.

La nostalgie provoque une fixation de l’esprit sur les images, le souvenir du pays, le chez soi, le nostos, et crée une sorte de blocage dans la répartition des fluides du corps, menant au dépérissement. Elle engage le pronostic vital.

Pour sa thèse, Johannes Hofer étudie 3 cas, dont des soldats suisses qui se battent pour défendre Mulhouse, enclave protestante indépendante entourée de gros états catholiques, et qui souffrent de la nostalgie du pays. Ces 3 cas vont se solder par une guérison, grâce à un traitement médical, mais surtout grâce à un soutien psychologique et, cure ultime, au renvoi au pays.

Le 17e siècle vit une période d’instabilité, de développement de l’Etat-Nation, avec des guerres qui vont conduire jusqu’aux grandes guerres de l’époque révolutionnaire et napoléonienne.

C’est aussi le début de la grande transformation socio-économique du capitalisme, avec des déplacements de centres économiques et de populations. Les formes de mobilité deviennent de plus en plus longues et soumises à une contrainte. Que l’on soit soldat, ouvrier saisonnier ou esclave, on ne peut pas tout simplement quitter son poste et rentrer chez soi, explique Thomas Dodman. Il y a une forme de domination qui s’inscrit dans le déplacement dans l’espace. Ces nouvelles formes de mobilité favorisent les conditions de cette nouvelle maladie appelée nostalgie, par la perte de racines, de repères, l’aliénation, puis le dépérissement.

Le 18e siècle et l’intérêt pour les sentiments

La notion de nostalgie va beaucoup évoluer à travers les siècles. A l’apogée du siècle des Lumières, elle va surtout intéresser les médecins militaires engagés dans la nouvelle spécialisation de pathologie professionnelle, ou médecine du travail. Leur incombe la tâche de maintenir en vie, c’est-à-dire au combat, les soldats, notamment les mercenaires suisses, particulièrement sujets à la maladie.

En cette époque de raison mais aussi de sentiments, ils vont s’intéresser à la sensibilité des soldats et essayer de les protéger de tout ce qui peut leur rappeler leur pays. Leur souffrance émotionnelle va être prise en charge, jusqu’à envisager le renvoi au pays.

C’est un phénomène que l’on rencontre dans toutes les forces armées de l’Europe, souligne Thomas Dodman. Lors du recrutement déjà, on tient compte de ce facteur nostalgie, en veillant à rassembler les recrues selon leur 'pays', leur région, avec des médecins qui parlent leur langue. Il est pris en compte aussi dans le coût social des armées.

La nostalgie se ressent sans doute dans plusieurs autres catégories sociales, mais, hors du champ militaire, on a du mal à la retrouver dans des archives, parce que la médication est moins importante.

On la retrouve par contre dans les sources littéraires, chez des écrivains qui vont parler plus librement de leurs sentiments, chez Chateaubriand notamment.

© Getty Images

Vers notre concept actuel de la nostalgie

Les jeunes soldats, eux, ne se servent pas du mot 'nostalgie', ils parlent de l’ennui du pays, de la tristesse, du chagrin, de l’envie de retrouver leur mère, leur famille, leur maison. Les médecins font le lien entre l’amour filial et la santé psychique des recrues. Des tentatives de psychothérapie ont lieu, notamment avec le docteur Ruquier qui cherche à être à leur écoute, de façon paternelle.

On retrouve là les prémices de ce qui sera le traitement mental de l’aliéniste Pinel, au début de la psychiatrie, que la psychanalyse développera par la parole et l’écoute. Car le vrai nostalgique ne parle pas de sa nostalgie, ne s’épanche pas, ce qui le porte à potentiellement mourir de sa souffrance.

La nostalgie va se lire aussi dans les correspondances et mémoires qui consignent les expériences des témoins des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. On va ainsi retrouver chez certains vétérans une nouvelle forme de nostalgie vis-à-vis du régiment.

"Et là, on bascule dans les prémices de notre nostalgie contemporaine, c’est-à-dire un sentiment plutôt bénin, qui renvoie à un temps perdu, plutôt qu’à un lieu dans l’espace. Un temps qu’on ne peut pas retrouver, et donc un temps qui n’est plus un problème de médecine, parce qu’on ne peut pas le guérir, on ne peut pas revenir en arrière dans le temps, et qui devient du coup une forme de sentiment bénin, peut-être doux, qui nous rassure dans un moment de difficultés."

Donc je dis que les vétérans des guerres napoléoniennes sont les premiers nostalgiques comme nous pouvons l’être aujourd’hui.

Le 19e siècle, l’âge d’or de la nostalgie

Balzac est un grand nostalgique, au sens médical du terme, mais il est également représentatif du passage vers cette nouvelle forme de nostalgie, plus bénigne, davantage liée à la notion du temps.

On assiste à une banalisation de ce terme, qui entre dans le langage courant vers la fin du siècle. Il est à la fois à son apothéose parce que tout le monde s’en sert, mais il commence à se vider de son sens. Les romantiques s’en servent pour décrire une forme de vague à l’âme, de spleen, de maladie dans laquelle ils se complaisent.

Les médecins commencent à considérer que ce n’est plus vraiment une maladie. Les progrès médicaux vont d’ailleurs leur donner d’autres nouvelles entités pathologiques, plus 'scientifiques'.

La nostalgie devient progressivement un concept, assez large pour englober différentes significations et utilisations. Même si lors de la Première Guerre mondiale, il sera encore question de la nostalgie des soldats dans les tranchées.

La nostalgie est-elle genrée ? A-t-elle un lien avec l’hystérie ?
Qu’en est-il du mal du pays pendant le colonialisme et pour les migrants aujourd’hui ?

Ce sont des questions qu’évoque aussi Thomas Dodman.

>> Écoutez-le ci-dessus !

Nostalgie – Histoire d’une émotion mortelle est paru chez Seuil.

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