Les Grenades

Quand le théâtre répare l’oubli : Jean Dominique, immense poétesse belge ressuscitée sur les planches

© Atelier Côté Cour/photo : Carolina del Valle

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Connaissez-vous Jean Dominique ? Sous ce nom de plume se cache la poétesse belge Marie Closset qui a vécu et écrit à la fin du 19e siècle et au 20e siècle. Très connue et mondaine à l’époque, elle est peu à peu tombée dans l’oubli, comme nombre d’autres autrices qui sont peu enseignées.

Une pièce consacrée à sa vie et à ses poèmes intitulée Le Banquet de Jean Do sera jouée au Senghor ce 23 novembre. La pièce a été pensée et mise en scène par Viviane Wansart. "Cela fait 15 ans que je travaille au sein de la Compagnie de la cour, avec des personnes qui ont des parcours de vie difficile. S’impliquer pour jouer dans une pièce de théâtre donne une structure aux journées, un objectif. Ce n’est pas évident car souvent les larmes et les rires se côtoient lors de nos ateliers. Nous ne sommes pas une troupe amateur, ni une troupe professionnelle, c’est un entre-deux. Après avoir joué tous les classiques masculins, Shakespeare, Tchekhov, etc., je me rends compte que j’ai commencé à m’intéresser à la visibilité de la parole des femmes", explique-t-elle.

Des recherches presque journalistiques

La compagnie a notamment créé une pièce, D'Antigone à WeToo, où les actrices et acteurs s’interrompaient dans l’histoire pour livrer des témoignages de violences faites aux femmes, parfois des témoignages personnels.

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"Durant le confinement, je ne voulais pas que cette dynamique s’arrête. Je suis partie sur une idée qui m’animait depuis longtemps, depuis l’adolescence même : à 16 ans, j’allais à la bibliothèque de Spa pour photocopier les poèmes d’autrices belges. J’ai demandé aux comédiens et comédiennes de choisir une de ces autrices, de déclamer un de ses poèmes et de nous raconter sa vie. Toute la préparation de cette pièce s’est faite au travers de réunions en visioconférence", relate Viviane Wansart. "Cela a demandé des recherches presque journalistiques ! Pour mieux connaitre ces femmes, il a fallu plonger dans des livres, contacter leur famille, aller chez des bouquinistes..."

Après avoir joué tous les classiques masculins, Shakespeare, Tchekhov, etc., je me rends compte que j’ai commencé à m’intéresser à la visibilité de la parole des femmes

Parmi toutes ces autrices belges, l’une des comédiennes a travaillé pour ce projet sur Jean Dominique. "Elle s’est prise de passion pour cette poétesse et nous a transmis cette passion, cette nouvelle pièce est vraiment l’histoire de transmissions entre femmes. Elle a vécu une vie incroyable et hors norme", souligne la metteuse en scène. Émerge alors l’idée de créer une pièce entièrement consacrée à Jean Dominique, notamment en se basant sur le travail de la chercheuse Vanessa Gemis qui s'est intéressée aux autrices belges peu connues.

Qui est Jean Dominique ?

Née en 1873 à Saint-Josse, Jean Dominique est issue d’une famille modeste. A la mort de son père, elle est envoyée à Mons chez sa grand-mère et sa tante, directrices d’écoles. Elle découvre alors la poésie et publiera ses premiers vers en 1895. Elle suit également des cours pour devenir régente et enseigne dans l’école d’Isabelle Gatti de Gamond.

Pour écrire, elle se fait appeler Jean Dominique car c’est un nom d’homme, c’est plus simple pour se faire publier

Après sa rencontre avec ses deux amies, Marie Gaspar et la romancière Blanche Rousseau, elle fonde sa propre école à Ixelles en 1912, puis à Uccle en 1924. "Elles se font surnommer Les Peacocks ('Les Paons'). Il s’agit très certainement d’amours lesbiens, mais cela ne se disait pas à l’époque. Elles resteront toute leur vie ensemble", précise Viviane Wansart. "Jean Dominique est liée aux milieux anarchistes et libertaires de son époque. C’est notamment pour cette raison qu’elle fonde son école. L’école d’Isabelle Gatti de Gamond demandait beaucoup de rigueur, elle voulait que les filles accèdent à l’Université Libre de Bruxelles et deviennent avocates ou médecins. Pour Jean Dominique, il s’agit d’un enseignement trop élitiste. Elle souhaite créer un enseignement alternatif, plutôt axé sur la culture, pour permettre aux filles d’embrasser une carrière artistique."

© Atelier Côté Cour/photo : Carolina del Valle

Après la Première Guerre mondiale, elle abandonne petit à petit la poésie pour se consacrer à son école, à donner des conférences, à l’écriture d’articles et à mentorer des jeunes poétesses, comme l’Américaine May Sarton qui deviendra également son "amie". "Jean Dominique vit toujours entourée de femmes", réagit Viviane Wansart. "May Sarton va écrire un roman sur leur relation, qui parle d’homosexualité féminine. Elles vont s’écrire des lettres pendant des dizaines d’années. Si on regarde des interviews de May Sarton dans les années 90, elle a une photo de Jean Dominique dans son bureau. Dans la pièce de théâtre que nous avons créée, j’interprète May Sarton."

Des aînées au théâtre

Le titre de la pièce, Le Banquet de Jean-Do, est une référence directe au texte Le Banquet écrit par Platon aux environs de 380 av. J.-C, qui met en scène des hommes parlant d’amour lors d’un repas, et notamment d’homosexualité.

Avec un accompagnement musical composé par le musicien de jazz Pirly Zurstrassen, la pièce prend place lors de l’anniversaire de 75 ans de Jean Dominique. "Il est rare de voir des aînées au théâtre [au cinéma également, NDLR], c’est tout aussi rare de voir des femmes qui s’aiment ! Même l’amitié entre les femmes n’est pas valorisée, ni montrée. On montre toujours les femmes dans des situations de rivalité", selon Viviane Wansart.

© Atelier Côté Cour/photo : Carolina del Valle

"Dans la pièce, elles savent que c’est leur dernière fête ensemble, elles ont beaucoup fait la fête durant leur vie ! Elles savent qu’elles vont bientôt mourir, c’est touchant. Il y a une certaine atmosphère, elles chantent, elles rient. C’est important parce que Jean Dominique a parlé de sa vie dans ses écrits, elle est un peu pionnière de l’auto-fiction, qui est aujourd’hui popularisé par Annie Ernaux. Jean Dominique décrit ce que cela fait de vieillir, de perdre ses facultés intellectuelles, ce qu’on ressent. Pour écrire, elle se fait appeler Jean Dominique car c’est un nom d’homme, c’est plus simple pour se faire publier. Je trouve aussi qu’il y a beaucoup de symbolisme dans ces poèmes, certains sont assez mystérieux. Elle était aussi connue pour s’affranchir des règles de la poésie, avec des vers libres, etc.", poursuit-elle.

Certains personnages de la vie de Jean Dominique sont invité·es à cette fête, comme Isabelle Gatti de Gamond mais aussi Jacqueline Dalcq Depoorter, qui est toujours vivante. "Elle est interprétée à l’âge de 18 ans par une jeune comédienne dans notre pièce. Aujourd’hui, elle a 93 ans ! Elle sera présente avec sa famille lors de la représentation de mercredi. Sa vie est également incroyable ! Elle était l’une des voisines de Jean Dominique à Uccle. Elle a été diplômée de l’ULB en droit avec la plus grande distinction en 1951, à l’âge de 21 ans, elle était une des rares femmes à faire ces études à l’époque et elle sera la première de sa promotion."

En 1977, Jacqueline Dalcq travaille sur la dépénalisation partielle de l’avortement. En 2002, elle devient membre de la Commission nationale d’évaluation, chargée d’évaluer l’application de la loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse. Elle a lutté toute sa vie pour les droits des femmes "Nous avons réussi à contacter cette dame qui ne sort pratiquement plus de chez elle. Elle garde beaucoup de souvenirs de Jean Dominique et de son école, elle nous en a parlé. Voilà un autre exemple de transmission de femme en femme qui s’est produit pendant le processus de création de cette pièce."

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Un grand silence

Jean Dominique meurt en 1952, dans la précarité. Après avoir touché tant de femmes autour d’elle, elle tombe dans l’oubli.

Il est rare de voir des aînées au théâtre, c’est tout aussi rare de voir des femmes qui s’aiment

"C’est scandaleux. Je pense notamment au tableau exposé aux Musées royaux des Beaux-Arts La Promenade du peintre belge Théo van Rysselberghe, qui était son ami et qui l’a soutenue pour qu’elle publie ses premiers poèmes. On y voit quatre femmes, on ne sait rien sur elles, elles ne sont pas présentées. Pourtant, celle qui est au premier plan et qui nous regarde, c’est Jean Dominique ! Et il est rare à l’époque de représenter une femme avec autant de mouvements, on voit sa robe qui bouge, elles sont libres, elles marchent sur la plage. Mais on les oublie. Jean Dominique n’a pas de descendance, personne pour raviver sa mémoire, d’autant qu’on étudie peu les autrices, comme l’a montré le travail de recherche de Fanny Goerlich qui sera présente mercredi avec Vanessa Gemis pour un bord de scène [Les Grenades ont publié un résumé de son travail par ici]. Après leur mort, c’est un grand silence qui les entoure..."

Une invisibilisation et un silence que cette pièce entend bien combler.

© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : J. Geleyns – Art Photography

Des poèmes écrits par Jean Dominique

 

A bord

Le soir adorable tremblait sur la mer.

Je regardais passer doucement le soir clair,

Entre le ciel et l'eau, dans les vents et dans l'air...

 

L'écume, au soleil couchant moussait, rose,

Et, fléchie au sommet des vagues les plus hautes,

Prenait la courbe circonflexe des mouettes.

Jamais je n'avais vu de si belles mouettes ;

Jamais je n'avais été si seul devant la mer,

Et je me sentais triste, pâle et fier

D'être si content, seul à seul avec la mer.

 

J'avais quitté mon amie, j'avais quitté mon amie !

Le vent traversait mon âme avec le soleil du soir

Et je regardais ma vie du haut de mon désespoir...

 

Comme un bateau qui va sur l'eau.

Va, mon Rêve, sur mes sanglots...

Il se fait tard, la mer est noire.

 

A droite, encor un soleil mort,

A gauche, la lune est à bord ;

Au milieu, c'est mon blanc mouchoir! 

 

Il est trempé comme une voile

Sombrée dans la marée natale...

Où est ma mère, qu'elle pleure !

 

Je veux aller où l'on demeure —

La lune ronde est dans le ciel

Blonde comme un gâteau de miel.

 

Au galop fou des violons

Et des harpes tristes qui bêlent

Tout le long le long de ce pont,

Je tourne, en chœur, ma ritournelle

"Comme un pauvre petit bateau Qui va sur l'eau !"

 

Les Confidences - I

Les obscures chansons qui passent

Sous mon front, cet après-midi,

Comme les bouleaux des taillis.

Tremblent d'automne, résignées...

Et leurs sveltes corps nus s'effacent

Dans les brumes de mes pensées.

 

Elles s'en vont, inexprimées,

A travers l'àme toutes pures,

Et mon silence les rassure.

Ce sont de frêles épousées

Pour mon cœur banal et fidèle,

Et j'ignore presque tout d'elles,

Mais je les aime — c'est assez !...

 

C'est assez d'aimer et le dire

Par ce doux-pâle après-midi

A ce qui ne peut pas en rire,

Les rideaux clairs, les bouleaux gris.

Et ces chansons qui viennent, vont,

Mystérieuses, sous mon front... 

 

Les Confidences - V

Mes mains ont perdu l'habitude

De courber leurs doigts de tristesse

Pour de consolantes promesses.

Voici le jour des solitudes!...

Mon corps a perdu l'attitude

Des passionnantes tendresses.

 

Voici le jour des solitudes !...

Je ne verrai plus l'attitude

De vos amoureuses promesses...

Vous avez perdu l'habitude

De me parler avec tristesse.

 

Voici les pieuses tendresses

Désavouées, en l'attitude

D'une machinale caresse...

Fermez mes yeux de solitude

Avec vos doigts vains, sans tristesse

Je dormirai par habitude. 

 

Poèmes issus du recueil L'Ombre des roses (Ed. du Cyclamen, 1901). Plus de poèmes par ici.


Sur les traces de ces femmes invisibilisées dans l’histoire – Les Grenades, série d’été

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