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Quand les applis de rencontre affectent la santé mentale : "Chercher l’amour est devenu aussi intense que chercher un emploi"

Dating fatigue : quand les applis de rencontre affectent la santé mentale. Photo d’illustration.

© Getty Images

Tinder, Fruitz, Bumble, Grindr, Badoo… En quelques années, les applications de rencontre ont détrôné les sites et influencent notre recherche de l’âme sœur ou, à tout le moins, de notre futur partenaire. Mais ces applications sont-elles bonnes pour la santé mentale de ses utilisateurs ? Des études et des spécialistes analysent aujourd’hui les dangers de ces applications.

Après un bond impressionnant des inscriptions sur les applications de rencontre ces dernières années et singulièrement lors de la pandémie de Covid, un nouveau phénomène s’installe et touche les utilisateurs de ces outils de rencontre : "le Dating fatigue".

Ce terme exprime la sensation des utilisateurs de perdre son temps sur ces applications. Aux États-Unis, on parle même de "syndrome Starbucks" : "Ces applications donnent l’impression que le nombre de partenaires potentiels est incommensurable", explique Jacques Marquet, sociologue de la famille et du couple à l’UCLouvain. "Dans les rencontres plus traditionnelles, le nombre de partenaire potentiel est limité. Il s’agit des collègues, d’amis, des amis d’amis, bref le cercle est restreint. Mais sur ces applications, elles en font d’ailleurs la pub, il y a des milliers, voire des centaines de milliers de partenaires potentiels "

La dating fatigue

Cette profusion de profils a, selon le chercheur, une conséquence importante sur l’état d’esprit des utilisateurs : "Ils peuvent se dire qu’il y a tellement de choix, que les personnes qu’ils rencontrent ne sont peut-être pas les plus intéressantes et qu’ils pourraient trouver mieux. La recherche ne s’arrêtera donc jamais. Et la fatigue s’installe."

Cette fatigue serait amplifiée par les contraintes que l’on s’impose : "Pour sortir de la masse, il faut créer quelque chose : le profil doit être original, la photo doit être adéquate, il faut répondre suffisamment vite sans quoi la personne pense qu’on ne s’intéresse pas à elle", explique Jacques Marquet.

Lors de rencontres avec des sujets d’étude, Jacques Marquet s’est rendu compte qu’une partie d’entre eux voyaient cette recherche comme un travail : "Certaines personnes me disaient même qu’elles prenaient des notes dès la première discussion virtuelle pour éviter de se tromper dans le prénom d’un enfant par exemple, pour ne pas se faire évincer. Chercher l’amour est devenu aussi intense que de chercher un emploi. Tous ces éléments font que certains craquent, ne s’y retrouvent plus."

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"Ces applications peuvent provoquer une baisse de l’estime de soi"

Aux États-Unis, une étude publiée en 2016 par l’association américaine des psychologues, révélait que les utilisateurs de l’application Tinder avaient une moins bonne estime d’eux-mêmes, se déclaraient moins satisfaits de leur visage et de leur apparence et avaient davantage honte de leur corps. Ils étaient également plus susceptibles de se considérer comme des objets sexuels, d’intérioriser les idéaux de la société en matière de beauté, de comparer leur apparence à celle des autres et de surveiller constamment leur apparence. Ce constat s’appliquait aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

C’est d’ailleurs ce qu’a vécu Félix, 33 ans : "Cela fait deux ans que je répète les mêmes schémas. J’ai l’impression de tourner en rond. J’ai déjà été rejeté parce que je suis petit. Je fais 1m65 et, souvent, les femmes me rejettent lorsqu’elles l’apprennent. J’essaie de ne pas le prendre pour moi. J’essaie de prendre du recul. Mais il faut être solide pour tenir le coup. Selon moi, les applications de rencontres, c’est beaucoup de patience et de la chance."

Annick Grandry est psychologue, dans son cabinet liégeois, de plus en plus de patients lui parlent des applications de rencontre et des angoisses qu’elles provoquent : "Le phénomène est croissant. Les ascenseurs émotionnels liés à la multiplication des rencontres semblent difficiles à vivre pour certains. Je constate que ces applications peuvent notamment exacerber les angoisses de l’abandon et de rejet."

Pour la psychologue, ces applications ont des conséquences directes et visibles sur la santé mentale des utilisateurs : "Au début, je constate que mes patients ont un ego reboosté. C’est souvent après une rupture que l’on fait ses premiers pas sur les sites ou sur les applications. Quand on sort d’une relation longue, c’est agréable et important de se sentir validé et rassuré sur ses capacités à plaire et séduire. Mais avec le temps, les rencontres qui ne donnent rien et les déceptions, notre ego en prend un coup. Ces applications peuvent donc provoquer une baisse significative de l’estime de soi."

"Être ce que l’autre à l’air de chercher"

Pour Virginie, 35 ans et utilisatrice depuis 3 ans de ces applications, le problème vient également de l’image que l’autre nous renvoie : "Je me suis lancée pendant la période Covid. Le fait de faire des rencontres depuis chez moi était plus facile. Mais c’est très souvent décevant. Je me sens parfois effaçable si je ne dis pas les bonnes choses. Il faut se vendre, il faut se rendre intéressante et finalement ne plus être réellement soi-même. Être ce que l’autre à l’air de chercher."

Christelle a 41 ans. Cette enseignante a récemment décidé de ne plus utiliser ces applications : "Je me disais que j’étais nulle, qu’il y avait tellement de monde sur ces applications et que moi, je n’étais pas foutue de trouver quelqu’un. Que j’étais trop difficile ou pas assez désirable. Ça m’a beaucoup ébranlée. Tu reçois continuellement des notifications, des messages et tu te sens obligée de réagir. Ce que je constate avec le recul, c’est que dans une relation classique, le lien se construit petit à petit. Mais avec les applications, tout doit aller vite."

Je t’aime, moi non plus

Julien, 29 ans a quant à lui enfin rencontré quelqu’un, mais dans "la vraie vie": "J’utilisais les applis de rencontre quasiment depuis leur création. Après une relation toxique, j’ai tenté de me guérir en m’inscrivant. J’ai commencé avec Tinder et Grindr (application dédiée à la communauté LGBTQIA +, ndlr). Je les installais puis les désinstallais, puis les installais à nouveau. Soit parce que je ne ressentais plus le besoin de rencontrer de nouvelles personnes (sans pour autant être forcément en couple), soit parce que j’en avais marre. Mais je me suis rendu compte qu’elles étaient toxiques pour moi".

"Mon ex me disait que jamais personne ne serait capable de m’apprécier ou de me supporter, ces applications me donnaient la même image de moi. J’avais l’impression que je n’étais pas digne d’être aimé. J’ai donc tout arrêté. Aujourd’hui, j’ai rencontré un homme avec qui je me sens bien. Il a fallu du temps, mais je me suis fait confiance et à lui aussi", nous confie encore Julien.

© AFP

Des risques supplémentaires de violences

En novembre 2022, l’Institut australien de criminologie a publié un rapport portant sur 10.000 Australiens âgés de 18 à 54 ans qui utilisent des applications de rencontres. L’étude a examiné la violence sexuelle facilitée par la technologie. Ces violences vont des photos sexuellement explicites non désirées aux abus et aux menaces. Les résultats ont révélé que 72,3% des personnes interrogées ont été victimes de violence sexuelle, de harcèlement ou d’agression en ligne.

Annick Grandry constate des témoignages similaires au sein de ses patients : "Certains échanges, numériques ou réels, peuvent être très violents. Mes patients m’expliquent être confrontés à des discussions qui commencent directement par des propos à caractère sexuel ou encore à de l’agressivité si on ne répond pas assez vite."

Une violence qu’a rencontré Christelle : "Lors d’un premier rendez-vous, l’homme que je rencontre me dit qu’il fait des travaux dans sa maison et qu’il prévoit une chambre d’enfant. Je lui mentionne alors que je ne souhaite pas d’enfant. Il est alors rentré dans une colère noire et ses propos ont été très violents."

"J’ai dit à un homme que je ne voulais pas aller plus loin que ce premier rendez-vous", explique Virginie, "mais il a insisté, m’a retrouvé sur Facebook et m’a longtemps harcelé. Je me souviens d’avoir même eu une discussion avec quelqu’un qui me semblait intéressant et qui, tout d’un coup, m’a dit qu’il allait toucher un gros héritage et qu’il avait besoin de moi, de mon argent pour le débloquer… Je l’ai évidemment dénoncé à la police".

"Il y a aussi la violence du phénomène de ghosting ", ajoute Annick Grandry. Ce phénomène a notamment été décrit par la journaliste Agathe Renac lors d’une enquête menée en 2019. La journaliste explique que le " ghosting est le fait d’interrompre une relation du jour au lendemain sans explication. Plus de réponses, plus de messages, plus d’appels. Une déconnexion totale et brutale. " Annick Grandry constate, là aussi, de réelles conséquences sur ses patients : " Sur les applis, on a l’impression de ne rien devoir à personne, donc on peut disparaître comme on est apparu dans la vie de quelqu’un, sans la moindre explication. Être nié de la sorte dans son existence est d’une rare violence et laisse des marques. "

Pourquoi continuer à utiliser ces applications ?

En 2020, un sondage européen de YouGov révélait que huit utilisateurs européens sur dix n’étaient pas satisfaits de leur expérience des applis de rencontre. Pourtant, 67% d’entre eux y passaient jusqu’à quatre heures par semaine. Et ces applications sont encore utilisées par 300 millions de personnes dans le monde.

Comment expliquer ce succès encore aujourd’hui ? L’une des pistes évoquée est le caractère addictif : "On sait que swiper (déplacer son doigt sur un écran tactile pour choisir, ou non, un profil) est une activité addictive", explique Annick Grandry. "Plus vous swipez, plus vous sécrétez de dopamine et plus vous avez envie de swiper. Or le système dopaminergique ne connaît pas la sensation de satiété. Donc, même si les rendez-vous s’enchaînent et qu’ils sont décevants, ça ne changera pas cette sensation de dépendance. Je me souviens de cette patiente qui me disait faire un tour sur Tinder chaque soir avant de s’endormir en tentant de se limiter à 10 profils. Elle voulait s’occuper, tromper l’ennui ou juste voir s’il y avait du neuf. Bref, elle n’arrêtait pas."

Jacques Marquet apporte une autre analyse : "Les applications sont aussi étudiées pour être en adéquation avec les codes des utilisateurs potentiels. On peut donc s’attendre à ce qu’elles perdurent et évoluent. Si les envies et besoins des utilisateurs changent, les applications s’adapteront. Selon mes chiffres, les personnes qui abandonnent complètement sont relativement rares."

Une utilisation "éclairée"

À côté des constats négatifs et interpellants, Annick Grandry pointe tout de même des points positifs à l’utilisation de ces applications : "Elles nous donnent accès à des personnes que l’on n’aurait sans doute jamais croisées dans la vie. Elles nous permettent de mettre en avant des qualités, une personnalité via les conversations. Cela serait peut-être plus compliqué dans la vraie vie, notamment chez les timides. Je pense aussi à certaines mères célibataires, essentiellement coincées chez elles qui m’expliquent la possibilité que les applis de rencontre leur offrent pour rencontrer quelqu’un. "

Alors, pour éviter des conséquences négatives sur votre santé, Jaques Marquet, prône une utilisation éclairée : " Je pense qu’il y a une nécessité d’éducation à ces applications. Des mises en garde doivent être faites pour les personnes plus fragiles mais aussi pour les jeunes qui se construisent aujourd’hui avec ces applications."

"Je mise aussi sur l’esprit critique et l’information ", ajoute Annick Grandry. "Cela reste une formidable opportunité de rencontres mais comme pour tout, la question est d’y aller en connaissant l’envers du décor, les risques aussi. Il faut ne pas être naïf et mettre ses limites directement."

"Aujourd’hui, je me rends vite compte si une discussion va mener à une rencontre ou pas", nous confie Félix. "J’ai eu tellement de rencontres ou il ne se passait rien, que j’avais parfois l’impression que ça allait être pareil avec tout le monde. Pour éviter le burn-out amoureux, j’ai choisi de passer moins de temps sur les applications. J’essaie de sortir de ma zone de confort, d’aller dans des soirées, de rencontrer des personnes différemment."

Sur le même sujet : JP 13 heures La Première (29 mars 2023)

Dating fatigue : quand les applis de rencontre affectent la santé mentale (M. Warland - 29/03/2023)

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